Module 6 : Construire une problématique de recherche et l’utiliser
28 Pourquoi et comment faire du terrain?
Lara Gautier et Oumar Mallé Samb
Présentation du thème, de l’autrice et de l’auteur du chapitre
Dans ce chapitre, vous trouverez des réponses aux questions suivantes : Pour quelles raisons serait-il pertinent de se rendre sur le terrain? Comment créer les conditions de « confort » vis-à-vis de son terrain de recherche? La première question évoque le rapport de la chercheuse ou du chercheur aux sciences sociales, tandis que la seconde se rapporte au degré de légitimité et d’implication de la chercheuse ou du chercheur vis-à-vis de son objet d’étude.
Lara Gautier est titulaire d’un doctorat en santé publique, option santé mondiale, de l’École de Santé Publique de l’Université de Montréal. Actuellement chercheuse post-doctorale en sociologie à l’Université McGill, elle étudie la manière dont les conditions d’accueil des jeunes migrant-e-s à Paris et à Montréal affectent leurs besoins de santé. Elle s’intéresse aussi aux enjeux de gouvernance et de pouvoir dans les interventions de santé mondiale en Afrique subsaharienne. Elle enseigne la santé publique et les méthodes de recherche qualitatives et mixtes au Mali, en Europe et au Québec.
Oumar Mallé Samb est professeur de santé mondiale à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Il est sociologue de formation et docteur en santé publique de la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les thèmes suivants : accès aux soins des groupes vulnérables, évaluation des programmes de santé et recherches qualitatives en santé.
Pour quelles raisons serait-il pertinent de se rendre sur le terrain?
Pourquoi partir?
Pour les sociologues qualitatifs comme pour les anthropologues, la question du terrain se pose rarement. En effet, la collecte de données qualitatives requiert, a minima, de l’observation ou des entrevues.
Même dans le cas de données (textuelles, spatiales ou numériques) préalablement disponibles, car provenant de sources secondaires, les chercheurs et chercheuses en sciences sociales auront tout à gagner à s’immiscer dans leur objet d’étude par un séjour sur le terrain. Tout à gagner parce qu’une plus grande richesse empirique en ressortira, en particulier des détails contextuels concernant directement ou indirectement le phénomène à l’étude (par exemple, des formes de patriarcat, hiérarchies en présence, non-dits culturellement enracinés, etc.) qu’aucune donnée provenant de sources secondaires ne pourrait apporter. C’est pourquoi l’enquête de terrain est considérée comme le cœur même de la légitimité anthropologique en ce sens qu’elle permet de garantir une adéquation entre les données produites et leurs interprétations (Olivier de Sardan, 2004). C’est aussi sur le terrain que les raisons non visibles de l’échec d’un programme ou d’une intervention, comme ses conséquences inattendues, peuvent être appréhendées. Ainsi, en se déplaçant sur le terrain, la chercheuse ou le chercheur pourra contextualiser son objet d’étude et en développer une plus fine connaissance. On parle ainsi de « validité écologique » quand le chercheur ou la chercheuse prend soin de décrire les caractéristiques du milieu qu’il ou elle étudie (Huberman et Miles, 1991). C’est cette contextualisation d’ailleurs qui rendra in fine ses résultats pertinents : ils seront plus susceptibles d’avoir un écho auprès des personnes concernées par l’objet (par exemple, les décideurs et décideuses politiques), et de se traduire par des actions concrètes.
Partir pour combien de temps?
Mais attention! Dans le cas d’une recherche qualitative, terrain ne signifie pas courte immersion de 15 jours par exemple dans une communauté rurale. Un déplacement sur le terrain ne peut en aucun se révéler être une « recherche hélicoptère » ou un « safari empirique » tant le passage du chercheur ou de la chercheuse sur son terrain de recherche est furtif. Tout terrain en sciences sociales implique un engagement de moyenne ou longue durée de la part de la chercheuse ou du chercheur principal-e pour un temps suffisamment long afin de lui permettre de réussir son « entrée sur le terrain », autrement dit l’établissement du contact avec les acteurs et actrices présent-e-s et l’assimilation des éléments contextuels qui entourent son objet d’étude. Il n’existe pas de durée « universellement recommandée » : celle-ci est notamment dépendante du devis d’étude choisi (ethnographie, étude de cas, etc.). Pour une étude de cas multiples, entre autres, un séjour de deux à trois mois dans chaque site-cas (par exemple, un hôpital ou une école) pourra être suffisant. Un-e anthropologue pourra passer plus d’un an dans un même site, pour faire émerger un niveau de détails suffisant pour ses analyses des interactions sociales au sein du site. En outre, un terrain de six mois ou plus permettrait de réduire l’effet du chercheur étranger ou de la chercheuse étrangère sur le terrain, qui est susceptible de modifier les comportements des sujets étudiés et d’influer sur le contenu des entrevues (Olivier de Sardan, 2008; Samb, 2015).
D’un point de vue pratico-pratique, la durée sur le terrain est également tributaire des ressources disponibles : si on s’inscrit dans un programme plus large, qui inclut une équipe d’assistants et d’assistantes de recherche que l’on peut mobiliser pour son projet, et d’un budget conséquent, on pourra réaliser un terrain plus long et sur plusieurs sites (y compris à l’étranger), et faire ainsi ressortir des contrastes et niveaux de granularité plus élevés dans les résultats.
Où aller?
Bien sûr, pour que le terrain prenne tout son sens, le choix du site (ou des sites) est également déterminant. Évidemment ce choix est tributaire de la question de recherche.
Comment créer les conditions de « confort » vis-à-vis du terrain de recherche?
Comment négocier sa relation d’enquête avec les personnes répondantes? Cette question « invite à expliciter le degré d’implication du chercheur vis-à-vis de l’objet – et des sujets – de la recherche, autant que sa légitimité à rendre compte de ce qu’il observe » (Chabrol et Girard, 2010 : XI).
Premièrement, créer les conditions de confort dépend des capacités de socialisation dans le milieu dans lequel la jeune chercheuse ou le jeune chercheur évolue pour sa recherche, et en particulier sur le terrain. Deuxièmement tout-e chercheur ou chercheuse qui se rend sur le terrain pour sa recherche doit tenir compte des éventuels préjugés qu’il ou elle peut avoir développé vis-à-vis 1) de son objet de recherche et 2) des participantes et participants à sa recherche, parfois sous l’influence de ses collègues ou de son équipe de supervision de recherche.
Comment peut-il tenir compte de ces présupposés sous-jacents? Utiliser un journal de bord est une technique classique utilisée par les ethnographes, mais pas nécessairement par tout-e chercheur ou chercheuse utilisant les méthodes qualitatives. Il convient également de savoir exploiter cet outil : pas seulement rapporter ses états d’âmes pendant la collecte de données (face par exemple à des répondant-e-s peu loquaces, servant leur propos sous couvert de langue de bois), mais essayer de développer une réflexion constructive sur ses propres réactions, pour parvenir à une évolution de son raisonnement ou tout au moins, à une prise de recul. Il s’agit aussi de s’armer de patience : c’est en pratiquant l’entretien qu’on affine ses formulations et ses techniques de stimulation des personnes répondantes (Gautier, 2018). Ceci permettra éventuellement de se sentir à l’aise pour collecter des données à la fois riches et diversifiées.
Pourquoi cette démarche réflexive est-elle essentielle? Ces situations d’« inconfort » pour un chercheur ou une chercheuse – a fortiori lorsque celui-ci ou celle-ci démarre une carrière académique – soulèvent des enjeux méthodologiques, éthiques et politiques importants. Premièrement, l’un des enjeux méthodologiques concerne la crédibilité des résultats (Whittemore et al., 2001) : il s’agit de porter une attention toute particulière à la manière dont on formule les questions posées à ses interlocutrices et interlocuteurs. Sans cet effort, on risque (parfois malgré soi) de poser des questions orientées, menant à des réponses qui viennent simplement confirmer les présupposés sous-jacents de la chercheuse ou du chercheur. Le biais de confirmation, même si rarement reconnu en recherche qualitative, constitue un écueil regrettable pour tout travail de recherche.
Deuxièmement, cette situation revêt un enjeu éthique concernant les personnes répondantes elles-mêmes, qui peuvent développer une forte méfiance vis-à-vis de la recherche – et souvent avec raison. La manière d’approcher les participant-e-s, de poser des questions (parfois en manquant de tact ou de sensibilité), et nos interactions suite à la collecte peuvent mettre les participant-e-s à la recherche dans une situation de malaise. Le recrutement des répondant-e-s en lui-même nécessite parfois une panoplie de stratégies pour gagner leur confiance. À cet égard, la technique d’échantillonnage par « boule de neige », passant par l’entrevue avec des personnes centrales dans la recherche (dès le départ), est particulièrement efficace. Mais il est aussi important de maintenir le lien après la collecte. L’ensemble de ces éléments doivent être évalués dans le processus d’approbation éthique du projet de recherche, en tenant compte des normes locales.
Pourquoi disséminer ses résultats?
Au Québec, les comités d’éthique en santé publique encouragent fortement la dissémination des résultats auprès des répondant-e-s avant la publication de ces résultats. Leurs commentaires peuvent alors faire partie des données à analyser. Ainsi, en plus de respecter les devoirs du chercheur ou de la chercheuse en termes d’éthique de sa recherche, la restitution des résultats d’une recherche représente aussi une stratégie de validation des résultats issues de la recherche (Saldana, 2011).
Cette démarche, que l’on pourrait qualifier de participative, est susceptible de réduire le risque de mécontentement exprimé par certain-e-s répondant-e-s, du type : « J’ai donné de mon temps à ce chercheur qui est venu me poser des questions, je me rends compte que cette personne a utilisé les données collectées à des fins de critiquer mes travaux actuels : c’est frustrant! J’ai autre chose à faire! ». Au-delà du respect des répondant-e-s, il s’agit aussi de « conserver/préserver » l’ouverture de ce type de terrain à de futures recherches.
Bibliographie commentée
Chabrol, F. et Girard, G. (2010). Réflexivité et postures de recherche : de l’individuel au collectif. Dans F. Chabrol et G. Girard (dir.), VIH/Sida Se confronter aux terrains. Agence Nationale de Recherche sur le Sida et les hépatites virales.
Cette introduction présente les contours d’un ouvrage réflexif (disponible en accès libre) très riche sur les multiples facettes du terrain dans le domaine de la recherche sur le sida. Les perspectives qui y sont présentées sont applicables dans la plupart des domaines de recherche.
Huberman, M. et Miles, M. B. (1991). Analyse des données qualitatives: recueil de nouvelles méthodes. De Boeck.
Cet ouvrage de référence, disponible en français, pose les jalons de l’analyse qualitative. Il en couvre les dimensions et concepts principaux.
Olivier de Sardan, J. P. (2004). La rigueur du qualitatif. L’anthropologie comme science empirique. Espace Temps, 84(1), 38-50. https://doi.org/10.3406/espat.2004.4237
Ce texte d’un anthropologue chevronné représente une référence pour tout chercheur-se qui souhaite s’aventurer dans l’approche de recherche qualitative, et présente les types d’engagement que cette démarche implique.
Saldana, J. (2011). Fundamentals of qualitative research. OUP USA.
Cet ouvrage de référence récent offre les bases essentielles à la recherche qualitative.
Références complémentaires
Gautier, L. (2018). Se positionner dans l’entrevue avec les élites: leçons apprises d’une doctorante en santé mondiale. Dans L. François, L. Gautier, S. Lagrange, E. Mc Sween-Cadieux et M. Seppey (dir.), La pratique réflexive en santé mondiale : expériences et leçons apprises de jeunes chercheur.e.s et intervenant.e.s. Cahiers REALISME.
Olivier de Sardan, J.-P. (2008). La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. Academia Bruylant
Samb, O. M. (2015). La gratuité des soins et ses effets sociaux: entre renforcement des capabilités et du pouvoir d’agir (empowerment) au Burkina Faso. Université de Montréal.
Whittemore, R., Chase, S. K. et Mandle, C. L. (2001). Validity in qualitative research. Qualitative Health Research, 11(4), 522-537. https://doi.org/10.1177/104973201129119299