Module 1 : Pour quoi et pour qui faire de la recherche?

3 L’analyse des politiques publiques de l’enseignement supérieur

Jean Bernatchez

Présentation du thème et de l’auteur du chapitre

L’analyse des politiques publiques de l’enseignement supérieur permet de rendre compte des idées et des actions qui caractérisent ces programmes d’action. Différents cadres normatifs conditionnent ces politiques, mais celui des sociétés du savoir promu par l’UNESCO est un modèle de mobilisation des connaissances inclusif qui mise sur la socialisation du savoir afin de favoriser la paix et le développement durable grâce au partage et à la collaboration.

Jean Bernatchez est professeur-chercheur à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Il est politologue et détient un doctorat en administration et politique scolaires. Il enseigne au sein du DESS en administration scolaire et de la maîtrise en sciences de l’éducation. Il est directeur des programmes de cycles supérieurs en éducation et directeur local du programme de doctorat du réseau en éducation de l’Université du Québec. Il est membre du comité de direction du réseau PÉRISCOPE sur la réussite scolaire et de l’Équipe de recherche sur les administrations universitaires (ERAU). Il est aussi membre du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est du Québec (GRIDEQ), chercheur associé au Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ) et membre de l’Équipe de recherche interrégionale sur l’organisation du travail des directions d’établissement d’enseignement. Il est membre du Conseil supérieur de l’Éducation et président de sa Commission de l’enseignement secondaire. Il publie les résultats de ses travaux au Québec et à l’étranger. Il est père de quatre jeunes adultes, grand-père et citoyen engagé bénévolement dans diverses causes de promotion et de défense de la justice sociale et de la solidarité entre les peuples.

La science politique puise à plusieurs disciplines pour étudier le pouvoir. Son objet est traditionnellement apprécié sous trois aspects (Leca, 2012) : 1) la politique désigne le lieu où s’affrontent les acteurs et actrices pour la conquête du pouvoir; 2) le politique fait référence à ceux et à celles qui exercent ce pouvoir; 3) les politiques renvoient aux programmes d’action mis en œuvre pour créer de l’ordre dans la société (de Maillard et Kübler, 2015). C’est ce troisième aspect qui nous intéresse ici.

Dans cette perspective, les politiques sont des programmes d’action (Lemieux, 2009) qui reposent sur des valeurs (les principes qui orientent l’action) et sur des normes (qui correspondent à ce qui doit être, considérant les valeurs privilégiées) (Muller, 2018). Les politiques se déploient dans les différents secteurs de la société : on parlera ainsi des politiques de la santé, de l’éducation, de la science, etc. Les politiques publiques sont proposées par les gouvernements de différentes instances (internationales, nationales, régionales et locales), mais aussi par d’autres institutions publiques, les universités par exemple. Dans ce cas, on parlera de politiques institutionnelles plutôt que de politiques gouvernementales ou ministérielles.

C’est le secteur de l’enseignement supérieur qui nous intéresse ici. Les politiques afférentes sont généralement associées à l’éducation de troisième niveau (éducation tertiaire), à la recherche (considérée ici comme « la science en train de se faire ») (Latour, 2001), voire à l’économie et au développement humain puisque l’enseignement supérieur, considéré comme un « système », s’inscrit à la fois dans toutes ces dimensions.

La théorie des systèmes[1] permet en effet de conceptualiser les différentes institutions et organisations sociales et les liens qui les unissent. Elle postule de penser ces institutions et ces organisations comme des systèmes : des intrants (inputs) alimentent un processus (ou une dynamique, lorsque la démarche n’est pas séquentielle) afin de produire des extrants (outputs). Par exemple, dans la systémique sociale (Lugan, 2009), on s’intéresse généralement aux activités, aux acteurs et actrices, aux environnements, aux finalités et à l’évolution dans le temps d’un « système ».

Les systèmes sont conceptualisés en considérant deux dimensions. La dimension des frontières implique que le système soit circonscrit par un territoire. On retrouve dans les écrits des références aux systèmes nationaux (les pays), aux systèmes régionaux (les regroupements ou portions de pays) ou aux systèmes locaux (comme les régions administratives). La seconde dimension impose de préciser les éléments qui font système (par exemple, le système scolaire, le système de santé, etc.). Il est fréquent en outre que ces deux dimensions soient considérées simultanément (le système scolaire haïtien, par exemple).

L’analyse des politiques des pays industrialisés démontre que depuis le milieu des années 1990, l’innovation[2] est la finalité déterminante. L’innovation est un concept polysémique qui fait référence à plusieurs choses qui ont cependant en commun d’être nouvelles, améliorées, de meilleure qualité, plus pertinentes (eu égard à certains buts) ou plus efficientes (efficaces, mais en commandant moins de ressources). Les écrits scientifiques distinguent les innovations de procédés (technologiques et organisationnels), des innovations de produits (biens et services) qui sont respectivement des innovations matérielles et des innovations intangibles.

Sur le plan symbolique, l’innovation représente au XXIe siècle ce que le progrès représentait au XXe siècle : un mouvement qui s’inscrit dans une visée d’amélioration continue, mais pensé dans un contexte de croissance économique sans limite (Godin, 2017). L’innovation suppose la destruction de l’actuel au profit du potentiel, l’obsolescence (souvent programmée) des produits[3], des savoirs et des expériences afin d’en produire de nouveaux. L’innovation est destructrice, mais elle permet de stimuler l’économie à court terme. L’innovation est concentrée dans les lieux qui lui sont déjà propices (là où le savoir et la richesse sont grands) et qui profitent des conditions d’un échange inégal (qui provoque des inégalités de répartition des bénéfices résultant du commerce international entre les pays du centre et ceux de la périphérie).

Des modèles normatifs sont élaborés et proposés pour inspirer et légitimer l’action dans le contexte des politiques publiques des différents pays, pour créer de l’ordre dans un secteur en particulier. Ces modèles sont généralement proposés par des organismes internationaux (l’OCDE, la Banque mondiale, etc.) et ils sont repris dans le cadre des politiques nationales, dans une forme d’ajustement structurel afin que les pratiques nationales soient conformes aux valeurs et aux normes du système mondial. Cela favorise la mobilité des personnes, des capitaux et des produits qui alimentent un marché devenu mondial.

Le marché traditionnel, sur le plan symbolique, est un lieu d’échange, de convivialité, de socialisation et de partage quand sont respectées certaines valeurs et normes marquées par l’équité (qui respecte ce qui est dû à chacun), la viabilité (qui peut vivre par lui-même) et la durabilité (qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins). Le marché mondial actuel, considéré dans sa globalité, ne respecte pas ces valeurs et ces normes d’équité, de viabilité et de durabilité.

Les deux modèles que nous mettons en opposition ci-après sont en lien avec les politiques de l’innovation et ils permettent de les caractériser sur le plan de leurs valeurs et de leurs normes. Ces modèles sont des idéaux-types[4] au sens où l’entend Max Weber : des productions idéalisées utiles à la compréhension des phénomènes. On ne les retrouve pas intégralement dans l’univers social, mais ils permettent de rendre compréhensibles les phénomènes à l’étude.

L’analyse des politiques de l’innovation des pays industrialisés démontre que leur source d’inspiration est le modèle de l’économie du savoir. Une économie du savoir repose sur la production, la diffusion et l’utilisation du savoir dans une perspective de croissance économique. L’importance du savoir comme capital humain est reconnue. Le capital humain s’acquiert par l’éducation, se préserve par la formation continue et rapporte des dividendes qui se mesurent par une augmentation de la productivité. Le capital savoir est une dimension du capital humain. La gestion de la connaissance vise à organiser le capital savoir de manière à produire de la valeur ajoutée. Le savoir est essentiel à la performance économique. L’OCDE (1996) propose une typologie des savoirs importants en contexte d’économie du savoir : le savoir-quoi renvoie à la connaissance factuelle; le savoir-pourquoi est lié à la connaissance des principes régissant les phénomènes; le savoir-faire renvoie à des compétences; le savoir-qui permet de repérer les expert-e-s et d’utiliser efficacement leurs connaissances. Ce modèle repose sur la privatisation des connaissances et sur la concurrence entre les différents systèmes afin de s’approprier une part toujours plus importante du marché mondial.

Alors que le modèle dominant postule l’existence d’une économie du savoir, un modèle alternatif suppose le développement de sociétés du savoir, sociétés au pluriel, ce qui engage à la diversité culturelle. L’UNESCO (2005) en fait la promotion. Au cœur de ces sociétés existe la capacité de produire, de diffuser et d’utiliser l’information en vue d’appliquer les savoirs au développement humain. La liberté d’expression et la coopération en sont les fondements. L’accès universel à la connaissance est un préalable, ce qui suppose des stratégies de lutte contre la pauvreté puisque le savoir est un principe d’exclusion conférant le pouvoir aux pays qui le détiennent. La commercialisation des résultats de la recherche restreint l’accès à la connaissance, aussi il importe d’adopter une voie intermédiaire conciliant le droit au savoir et la protection de la propriété intellectuelle. Il faut considérer de manière équilibrée les différents savoirs : descriptif (les faits), de procédure (le comment), explicatif (le pourquoi) et comportemental (le vivre ensemble). Ce modèle repose sur le partage universel du savoir et sur la coopération entre les différents systèmes afin de mieux répondre aux défis mondiaux.

Le modèle des sociétés du savoir représente un idéal inspirant. Il est réalisable hic et nunc (ici et maintenant), à condition d’une forte volonté politique locale, nationale et internationale.

Concrètement, sur le plan humain, ce modèle peut se traduire dans un système où les professeur-e-s sont compétent-e-s (considérant leur discipline ou leur domaine), qualifié-e-s (considérant les titres de reconnaissance de leurs parcours savants) et motivé-e-s à partager leurs connaissances et leurs compétences. Ces professeur-e-s jouissent de la liberté académique[5] et ils et elles agissent au sein d’établissements d’enseignement supérieur autonomes et responsables.[6] Ces établissements appartiennent à un système d’enseignement supérieur équitable et accessible qui évolue dans un contexte où la sécurité des personnes est préservée, où les normes scientifiques et éthiques sont respectées, où les normes du travail garantissent des conditions d’embauche, de promotion et de retraite décentes. Les étudiant-e-s y sont traité-e-s avec considération et respect, peu importe leur genre, leur origine, leur culture ou leur religion.

Concrètement, sur le plan technique, ce modèle peut se traduire dans un système où les équipements informatiques sont accessibles à tous et à toutes. Ces équipements répondent aux normes techniques actuelles. Ils sont équipés de logiciels libres et ils sont reliés à des connections Internet accessibles et rapides, qui permettent un accès universel et gratuit aux ressources (documents textuels, données, fichiers audio et vidéo, contenu de bibliothèques numériques, etc.). Des locaux adaptés permettent les rencontres avec les professeur-e-s et avec les collègues, et ils sont équipés selon les besoins de la discipline ou du domaine d’études.

Considérant les différents éléments proposées dans cette fiche, quelles sont les valeurs et les normes qui caractérisent le système d’enseignement supérieur de votre pays? Est-ce qu’un modèle comme celui des sociétés du savoir peut inspirer les politiques de l’enseignement supérieur de votre pays? Si oui, quels sont les obstacles qu’il faudrait contourner pour réaliser cet idéal? Quelles sont les occasions dont il faudrait profiter? Quelles ressources (humaines, matérielles, financières, politiques, etc.) sont nécessaires à cet accomplissement?

Bibliographie commentée

de Maillard, J. et Kübler, D. (2015). Analyser les politiques publiques (2e éd.). Presses universitaires de Grenoble.

Excellent ouvrage d’introduction à l’analyse des politiques, il dresse un bilan des différentes entrées permettant d’analyser l’action publique (mise à l’agenda, décision, mise en œuvre) et présente les principaux cadres théoriques mobilisés (intérêts, institutions, idées).

Godin, B. (2017). L’innovation sous tension. Histoire d’un concept. Presses de l’Université Laval.

Avant de devenir un concept à la mode (voire, un buzzword), l’innovation était un concept contesté, perçu de manière péjorative. Cet ouvrage documente les usages du concept au fil du temps.

Latour, B. (2001). Le métier de chercheur. Regard d’un anthropologue. INRA.

L’auteur, un de plus réputés anthropologues de la science, remet en cause plusieurs idées reçues sur l’activité scientifique. Cet ouvrage très accessible par sa forme et par son contenu, constitue une introduction à son œuvre.

Leca, J. (2012). L’État entre politics, policies et polity ou peut-on sortir du triangle des Bermudes ? Gouvernement et action publique, 2(1), 59-82. https://doi.org/10.3917/gap.121.0059

Cet article signé par un des plus grands analystes des politiques contemporains met en évidence la distinction entre politics, policies et polity, les trois grands aspects traités habituellement par les sciences politiques.

Lemieux, V. (2009). L’étude des politiques publiques. Les acteurs et leur pouvoir. Presses de l’Université Laval.

L’auteur est sans doute le plus réputé analyste des politiques du Québec. Cet ouvrage, très accessible, propose une méthode d’analyse des politiques qui s’inspire de la tradition nord-américaine et qui insiste sur la joute politique et sur les intérêts des différents acteurs.

Lugan, J.-C. (2009). La systémique sociale. Presses universitaires de France.

 La systémique est une méthode universellement utilisée. Dans le contexte de cet ouvrage de synthèse, l’auteur s’attarde à son utilisation dans une perspective sociale.

Muller, P. (2018). Les politiques publiques. Presses universitaires de France.

L’analyse des politiques est un outil qui permet comprendre les enjeux des sociétés contemporaines. Cette introduction à l’outil d’analyse insiste sur l’approche cognitive et normative développée par l’auteur au cours des dernières décennies.

OCDE. (1996).  L’économie fondé sur le savoir. OCDE.

 Les arguments de ce document normatif de l’OCDE ont été repris dans la plupart des politiques publiques de l’innovation des pays industrialisés au cours des 20 dernières années. Il mise sur la privatisation des connaissances comme moyen pour s’approprier une plus grande part du marché mondial.

UNESCO. (2005). Vers les sociétés du savoir. http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001419/141907f.pdf

Ce rapport mondial de l’UNESCO est un document normatif qui présente les sociétés du savoir, un modèle de mobilisation des connaissances inclusif qui mise sur la socialisation du savoir afin de permettre la paix et le développement durable grâce au partage et à la collaboration.


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