Module 5 : Écrire en sciences sociales et humaines

18 Quelle place dois-je occuper dans ma thèse?

Priscilla Boyer, Tessa Boies, Catherine Mercure et Stéphane Martineau

Présentation du thème et des autrices et auteur du chapitre

Ce chapitre aborde un aspect à la fois périphérique et central à la rédaction scientifique : l’usage des pronoms personnels. Derrière cet usage se cache l’effacement énonciatif, une caractéristique forte de ce type d’écrit, qui consiste en une utilisation très restreinte des marques linguistiques révélant l’auteur ou l’autrice du texte. Nous verrons que cet usage est inégalement répandu selon les disciplines et les pays et qu’il entraine parfois une difficulté chez le chercheur ou la chercheuse à incarner la dimension argumentée sur laquelle repose tout texte de nature scientifique.

Priscilla Boyer est professeure agrégée du département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et spécialiste de la didactique du français. Membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) et codirectrice du Laboratoire université sur la didactique du français de l’UQTR (LUDIF), elle s’intéresse depuis quelques années au champ de la littératie universitaire, et en particulier de la didactique de l’écriture aux 2e et 3e cycles en éducation.

Tessa Boies est doctorante à l’Université du Québec en Outaouais (UQO).

Catherine Mercure est candidate au doctorat en éducation à l’UQTR. Représentante-étudiante du CRIFPE à l’UQTR et membre-étudiante régulière du Laboratoire sur la recherche-développement au service de la diversité (Lab-RD2), elle est également chargée de cours au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de l’Université Laval ainsi qu’au Département des sciences de l’éducation de l’UQTR. Ses intérêts de recherche portent sur la didactique du français, plus précisément, sur la conception de dispositifs favorisant le développement de compétences de lecture multimodale par le jeu vidéo au secondaire.

Stéphane Martineau est professeur titulaire au département des sciences de l’éducation de l’UQTR et chercheur régulier au Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Ses champs d’intérêt vont des fondements de l’éducation aux questions de méthodologie de recherche en passant par le développement professionnel des enseignantes et enseignants.

Écrire est un acte complexe car il engage la personne tant sur le plan cognitif qu’affectif (Hayes, 1996). C’est donc un acte identitaire qui convoque tout ce que je suis : mes valeurs, mes pensées, mon expérience personnelle, la représentation que j’ai de mon travail, ce qui me définit et l’image que j’ai de moi. Cet engagement me force à réfléchir : qui suis-je pour écrire tel ou tel propos; quelle autorité ai-je en la matière; quelle place est-ce que je choisis d’occuper dans le texte? Le geste n’est jamais neutre dans la mesure où même ce qui peut sembler une évidence, l’orthographe des mots par exemple, relève d’une décision qui induit une réaction chez le lectorat. Ainsi, ce texte est rédigé en orthographe rectifiée, car ses autrices et auteur sont engagé-es dans la modernisation de l’orthographe du français. C’est aussi un texte qui s’appuie sur certains principes de l’écriture inclusive, qui consiste essentiellement à rendre plus visible la présence du féminin dans le texte[1]. Mais ce qui vous a assurément pris par surprise, c’est que j’ai commencé cette introduction en utilisant la première personne du singulier. Pourtant, ce je est multiple, puisque nous sommes plusieurs écrivain-es. Ce choix est délibéré et trouve sa justification dans la réaction qu’il suscite. Que j’écrive à la première personne du singulier, que nous écrivions à la première personne du pluriel[2] ou que ce texte soit dépourvu de pronoms personnels, le propos demeure sensiblement le même, mais l’effet sur le lecteur et la lectrice, lui, diffère.

Pronoms et effacement énonciatif

Si nous interrogeons des étudiant-e-s au hasard sur un campus universitaire et que nous leur demandons de nous expliquer ce qui caractérise un texte de nature scientifique, il y a fort à parier que nous aurons un fort pourcentage de répondant-e-s évoquant l’absence de pronoms personnels. C’est en effet une représentation très forte à propos des écrits scientifiques, et avérée dans plusieurs milieux, qu’un texte de cette nature est dépourvu du moindre je et que l’emploi du nous est à limiter au maximum, s’il n’est pas, lui aussi, proscrit (Reutner, 2010). Cette représentation n’est pas exclusive au contexte francophone, elle est également très répandue dans les communautés scientifiques internationales. Dans certains milieux, elle a force de vérité et les auteurs et autrices qui transgressent cette règle peuvent être sanctionné-e-s.

Cette faible présence de pronoms personnels relève de l’effacement énonciatif, c’est-à-dire du retrait de toute référence à la situation de communication, et en particulier des marqueurs d’identité qui trahissent la personne qui écrit (Boyer & Martineau, 2020). Ce n’est pas seulement une question de pronoms (nous, on) ou de déterminants (notre recherche), c’est tout un ensemble de phénomènes linguistiques comme des adverbes (assurément, toutefois), des adjectifs (une piètre recherche) et des indications aux lecteurs et lectrices (voir l’annexe 7; notez que) qui donnent des indices sur l’auteur ou l’autrice, ses idées et sa façon de s’engager auprès du lectorat. Un texte de recherche dont l’effacement énonciatif serait à son maximum donnerait l’impression d’exister hors de toute situation d’énonciation, une sorte de propos intemporel et vrai, énoncé par une communauté discursive et non par une personne. Cet effacement a un effet sur le lectorat. Ce dernier peut avoir l’impression que le texte est plus sérieux et que les propos ont valeur de vérité. Mais en contrepartie, le lecteur ou la lectrice peut avoir le sentiment d’un texte désincarné, écrit par un auteur ou une autrice peu engagé-e ou inexpérimenté-e; il ou elle peut aussi se sentir modérément interpellé-e par le propos et en trouver la lecture plus ardue.

Discipline, culture et expertise

L’effacement énonciatif n’est pas également réparti dans les différentes cultures de recherche. On pourrait penser que les recherches effectuées en sciences pures et appliquées et en sciences de la santé présentent un effacement plus important qu’en sciences sociales, en raison notamment de la place importante accordée aux discours positivistes, mais ce n’est pas toujours le cas. Il est plus juste de comparer entre elles les disciplines, car elles sont traversées par des traditions scripturales qui leur sont propres (Fløttum, Dahl & Kinn, 2006). Non seulement observons-nous des différences entre les disciplines selon le nombre et la catégorie de marqueurs d’identité, mais nous observons aussi des différences quant aux fonctions jouées par ces marqueurs. Par exemple, si Cheung et Lau (2020) relèvent davantage de pronoms personnels en informatique qu’en littérature, ils notent surtout que les littéraires usent davantage des pronoms dans les passages où ils et elles exposent leur point de vue et avancent de nouvelles idées, par exemple lors de la discussion des résultats, alors que les informaticiens et les informaticiennes usent plus souvent des pronoms personnels pour guider leur lectorat à travers leurs raisonnements explicatifs et procéduraux, par exemple lors de la description de la méthodologie ou de l’exposé des résultats.

Les linguistes relèvent par ailleurs des différences selon les pays de provenance des chercheurs et chercheuses. Par exemple, dans les pays traversés par des valeurs comme le respect dû aux ainé-e-s ou un sens aigu de la communauté, la place qu’occupe le chercheur ou la chercheuse dans ses écrits diffère. Ainsi, les auteurs et autrices en Asie hésitent à se doter d’une voix propre dans leur travaux (Hyland, 2002) et les chercheurs et chercheuses en Thaïlande critiquent peu les travaux des collègues (Yotimart & Aziz, 2017). Shukri (2014) observe que, traditionnellement, les auteurs et autrices en Arabie Saoudite tendent à moins investir les espaces de discussion et hésitent à se positionner comme critiques et producteurs et productrices de savoir. Quant à leurs collègues espagnol-e-s, si ils et elles ont recours à de nombreux marqueurs d’identité, ils et elles demeurent en retrait lorsque vient le temps d’établir en quoi leurs travaux contribuent à leur champ de recherche (Chávez Muñoz, 2013). De façon générale, ces pratiques sont influencées par le degré de maîtrise de la langue de communication (souvent l’anglais) ou par l’expertise du chercheur ou de la chercheuse – les étudiant-e-s se sentant moins autorisé-e-s à prendre position dans leur texte.

La thèse : un écrit argumentatif

Or, les écrits de recherche, et la thèse en particulier, sont des textes traversés par une intention argumentative (Boyer et Martineau, 2018). Ce n’est d’ailleurs pas innocent si la sanction des études doctorales s’acquiert lors de la soutenance, alors que l’étudiant-e défend sa thèse. À cette occasion, il ou elle doit argumenter afin de soutenir la pertinence et la qualité de chacune des parties de sa thèse. Il est attendu de lui ou d’elle une posture critique et la capacité d’avoir des idées novatrices. Atteindre ces objectifs tout en restant en retrait dans le texte est, sinon impossible, à tout le moins fort difficile; sans compter que cela est de toute manière fort peu souhaitable. Le recours aux pronoms personnels, même avec parcimonie, facilite grandement les choses. Mais si ces derniers sont bannis, l’étudiant-e doit apprendre à utiliser d’autres marqueurs d’identité afin de lever tous les doutes sur son expertise.

Le problème acquiert un caractère cornélien lorsque l’étudiant-e adopte une posture épistémologique interprétative ou constructiviste, en profonde contradiction avec l’effacement énonciatif (Boyer et Martineau, 2020). Dans ces paradigmes de recherche, la connaissance n’est pas découverte, mais construite et le chercheur ou la chercheuse joue un rôle clé dans cette construction. La distance qu’impose l’effacement énonciatif apparait comme une bizarrerie qui ne sert pas le texte. D’ailleurs, les disciplines fortement traversées par ces postures épistémologiques sont généralement plus ouvertes à la présence du je. L’étudiant-e qui s’inscrit dans ces paradigmes de recherche a ainsi tout en main pour défendre la place qu’il ou elle entend occuper dans sa thèse.

Pour conclure

Au départ de ce texte, nous avons affirmé que le propos ne varie pas selon que j’écrive à la première personne du singulier, que nous écrivions à la première personne du pluriel ou que ce paragraphe soit dépourvu de pronoms personnels. C’est à la fois véridique et mensonger. Il est vrai que le message demeure le même, mais tant la lecture que l’écriture demeure influencée par la présence ou l’absence de l’énonciateur ou l’énonciatrice dans le texte. Si l’appréciation du texte par le lectorat peut, selon sa représentation de l’écrit scientifique, être influencée par la présence ou l’absence de marques énonciatives, il en est de même du  scripteur ou de la scriptrice. Spontanément, celui-ci et celle-ci se comporte différemment, ne dit plus tout à fait les choses de la même façon, il ou elle n’établit pas la même relation avec le lecteur ou la lectrice. Cela peut s’avérer problématique si, comme la recherche en témoigne, cette posture mène le chercheur ou la chercheuse à renoncer à sa voix. C’est pourtant une tendance souvent observée chez les chercheurs et chercheuses novices (Boch et Grossman, 2002), en particulier ceux et celles issu-e-s de pays n’ayant pas une longue tradition de recherche.

Bibliographie commentée

Boch, F. et Grossmann, F. (2002). Se référer au discours d’autrui : quelques éléments de comparaison entre experts et néophytes, Enjeux, 54, 41-51.

Article intéressant, qui compare les différences entre les expert-e-s et les étudiant-e-s dans la rédaction scientifique, ces derniers et dernières étant plus prudent-e-s lorsque vient le temps de prendre position et de respecter davantage le dogme de l’effacement énonciatif.

Boyer, P., Martineau, S. (2018). La problématique. Dans T. Karsenti et L. Savoie-Zajc (dir.) La recherche en éducation. Étapes et approches (p. 85-108). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal. 4e édition revue et mise à jour.

Chapitre de livre (partagé sur demande au boyer@uqtr.ca) concernant la dimension argumentative de l’écriture d’une problématique et donnant des pistes concrètes pour rédiger une bonne problématique. L’ouvrage est ancré en sciences de l’éducation, mais le propos de ce chapitre peut facilement être transposé à une autre discipline, en particulier en sciences humaines.

Boyer, P., Martineau, S. (2021). Rédiger une problématique en recherche qualitative ou l’enjeu de l’affirmation du chercheur à travers l’écriture. Dans M.-H. Forget et A. Malo (Dir.) (Se) Former par et à l’écriture du qualitatif (p. 55-83). Québec : PUL.

Chapitre de livre (partagé sur demande au boyer@uqtr.ca) concernant la rédaction en recherche qualitative et le positionnement de l’auteur ou de l’autrice dans ce contexte particulier. Il y est question d’effacement énonciatif, mais aussi des moyens linguistiques permettant de prendre position dans ses écrits scientifiques.

Chávez Muñoz, M. (2013). The “I” in interaction: authorial presence in academic writing. Revista de Lingüística y Lenguas Aplicadas, 8, 49-58.

Article explorant les questions relatives au positionnement de l’auteur ou de l’autrice selon le pays de provenance (pays anglo-saxons versus pays espagnols).

Cheung, Y. L. et Lau, L. (2020). Authorial voice in academic writing: A comparative study of journal articles in English Literature and Computer Science. Ibérica: Revista de La Asociación Europea de Lenguas Para Fines Específicos (AELFE)(39), 215-242.

Article explorant les questions relatives au positionnement de l’auteur ou de l’autrice selon deux disciplines, la littérature anglaise et l’informatique.

Fløttum, K., Dahl, T. & Kinn, T. (2006). Academic Voices across languages and disciplines. Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins.

Ouvrage phare concernant le positionnement de l’auteur ou de l’autrice et l’influence du pays d’origine et des disciplines.

Hyland, K. (2002). Authority and invisibility: Authorial identity in academic writing. Journal of pragmatics, 34(8), 1091-1112.

Article explorant les questions relatives au positionnement de l’auteur ou de l’autrice selon le pays de provenance (pays anglo-saxons et pays asiatiques).

Reutner, U. (2010). De nobis ipsis silemus ? Les marques de personne dans l’article scientifique. LIDIL revue de linguistique et de didactique des langues, 41, 79-102.

Article portant sur l’usage des marques de personne dans les écrits scientifiques.

Shukri, N. A. (2014). Second Language Writing and Culture: Issues and Challenges from the Saudi Learners’ Perspective. Arab World English Journal, 5(3).

Article explorant les questions relatives au positionnement de l’auteur ou de l’autrice selon le pays de provenance (pays anglo-saxons versus pays arabes).

Yotimart, D. et Aziz, N. H. A. (2017). Linguistic disadvantage and authorial identity in research articles written by native English and Thai writers in international publication. International Journal of Applied Linguistics and English Literature, 6(5), 206-213.

Article explorant les questions relatives au positionnement de l’auteur ou de l’autrice selon le pays de provenance (pays anglo-saxons versus la Thaïlande).


  1. Des mouvements plus militants proposent même de nouveaux pronoms à l’écrit permettant de tenir compte des personnes non genrées ou fluides, ce qui, en français, est une proposition intéressante considérant l’absence de genre neutre.
  2. Ce que nous ferons à partir d’ici.

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