Module 6 : Construire une problématique de recherche et l’utiliser
26 L’art de la démonstration en sciences sociales
Baptiste Godrie
Présentation du thème et de l’auteur du chapitre
Qu’est-ce qu’une démonstration convaincante en sciences sociales? De quelle nature sont les preuves apportées par les scientifiques? Ce chapitre propose une réflexion sur la valeur de preuve à accorder à des constructions scientifiques socialement situées. Il invite à dépasser le clivage binaire traditionnel entre les démonstrations qualitatives (qui seraient faibles) et les démonstration quantitatives (qui seraient plus fortes) au profit d’une conception non positiviste – située et collective – de la démonstration et de la preuve en sciences sociales.
Baptiste Godrie est professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Il est co-responsable de l’axe Savoirs et participation citoyenne du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS) et co-dirige le groupe de travail 21 Diversité des savoirs de l’Association internationale des sociologues de langue française.
Une conception non positiviste, située et collective de la démonstration
La démonstration et l’administration de la preuve sont au fondement des sciences sociales. Un des chapitres clés des Règles de la méthode sociologique, un des ouvrages fondateurs de la sociologie française moderne écrit en 1895 par Durkheim, et intitulé « Règles relatives à l’administration de la preuve », a fortement influencé la définition positiviste de la preuve. S’inspirant de la biologie, Durkheim transpose les méthodes des sciences de la nature au social. Adoptant le raisonnement causal, il avance que les méthodes comparatives et l’analyse des variations concomitantes d’un phénomène, réalisées grâce à des outils statistiques, permettent de créer une expérimentation indirecte et de produire des preuves valides d’un raisonnement scientifique.
Cette façon de penser la démonstration, inspirée du laboratoire dans lequel les scientifiques du social tentent d’identifier des variables dépendantes et indépendantes et de trouver des dispositifs d’enquête pour les vérifier, est profondément rassurante pour les personnes qui la mobilisent car elle fait appel à des techniques standardisées et permet de quantifier les résultats. Cela donne ainsi aux universitaires « le sentiment de se mouvoir sur un terrain solide et de progresser vers toujours plus de scientificité » (Coenen-Huther, 2003 : 64). Mais cela reste un sentiment et le recours au chiffre ne fait qu’« éluder la réalité inconfortable de la relation circulaire du sociologue à son objet » (ibid.). En effet, dans les sciences, qu’elles soient physiques ou sociales, les argumentations convaincantes se construisent : elles sont le produit d’une activité sociale par des sujets connaissants. En plus de son caractère situé, la démonstration revêt également un caractère collectif : d’autres chercheurs et chercheuses vont se saisir des résultats, les interpréter ou s’en servir pour élaborer d’autres enquêtes et d’autres démonstrations. Ce processus n’échappe pas – comme toute activité sociale – aux enjeux de reconnaissance sociale, de pouvoir et de domination, mais il assure néanmoins un contrôle collectif sur les connaissances provisoirement produites.
De plus, les dispositifs expérimentaux ou quasi expérimentaux du laboratoire ne sont qu’un des moyens dont disposent les scientifiques du social afin de convaincre autrui. On peut donner une explication convaincante du sens d’un discours ou des actions d’une personne par un raisonnement herméneutique ou actantiel même si ce sont des objets singuliers. Pour Jean-Michel Berthelot, la démarche scientifique repose sur une diversité de modes de démonstration qu’il nomme des schèmes d’intelligibilité. Il les définit comme des « matrice[s] d’opérations permettant d’inscrire un ensemble de faits dans un système d’intelligibilité, c’est-à-dire d’en rendre raison ou d’en fournir une explication […] » (Berthelot, 1998, en ligne). Il distingue les six schèmes d’intelligibilité suivants, soulignant ainsi la pluralité des raisonnements et des modes d’administration de la preuve en sciences sociales : 1) causal, que nous venons de présenter avec l’exemple de Durkheim, dont la logique de preuve est la mise en évidence de variations concomitantes des éléments analysés; 2) fonctionnel, dont la logique de preuve est la mise en évidence d’actions réciproques; 3) structural, dont la logique de preuve est la mise en évidence de signes qui sont autant d’éléments fonctionnant comme un code au sein d’un système; 4) herméneutique, dont la logique de preuve est la mise en évidence d’une structure duelle avec un signifiant et un signifié; 5) actanciel, dont la logique de preuve est la mise en évidence de l’intentionnalité de l’action de membres de la société, sans que celle-ci soit réductible à une détermination causale; et 6) dialectique, dont la logique de preuve est la mise en évidence qu’un phénomène est le produit d’une dialectique d’un système contradictoire, c’est-à-dire défini par l’existence de deux termes indissociables et opposés qui appellent une synthèse. Le développement de ces schèmes d’intelligibilité est lié à des contextes historiques et à certaines disciplines, et le recours à ces schèmes change dans le temps.
Mais il faut rappeler, comme le fait Coenen-Huther (2003), que toutes les activités ne sont pas, en sciences sociales, tournées vers la démonstration au sens de l’explication ou de la mise en œuvre d’une argumentation visant à convaincre les lectrices et lecteurs. Nombre de travaux de recherche visent à contextualiser un phénomène social donné, à le décrire dans un langage à la fois descriptif et conceptuel (c’est-à-dire mobilisant des catégories scientifiques) afin de mieux comprendre de quoi il est question. Dans ce cas, il ne s’agit pas tant de « démontrer » quelque chose que de le « montrer », c’est-à-dire de trouver les termes pour le nommer et le faire exister, ce qui est bien souvent une étape préalable à la démonstration.
La notion de preuve en sciences sociales
Au sens large, la démonstration est donc un raisonnement qui enchaîne rigoureusement des propositions visant à valider un résultat ou une conclusion. Elle peut aussi, selon Rosental (2009 : 247), se référer « à un cheminement écrit ou audio-visuel, dont la vocation affichée est prioritairement d’ordre probatoire et/ou argumentatif, voire pédagogique […] ». Le travail de démonstration est souvent appelé « administration de la preuve » en sciences sociales. Dans la perspective post-positiviste de la recherche, la démonstration repose sur des propositions convaincantes et non sur des preuves au sens de vérités logiques comme on peut les trouver dans les démonstrations mathématiques. Il semble alors plus approprié de parler de propositions ou de données « probantes » (traduction reconnue du terme anglais « scientific evidence ») plutôt que de « preuves » (qui correspond au terme anglais de « proof »). En résumé, « prouver », en sciences sociales, c’est mettre en œuvre un ensemble d’opérations visant à produire une argumentation rigoureuse et convaincante vis-à-vis de nos collègues ou d’autres publics.
À cet égard, les données qualitatives (témoignage oral ou écrit, notes issues d’observations participantes consignées dans un journal de bord, etc.) ne donnent pas des éléments moins probants que les données quantitatives. Les données qualitatives sont autonomes au sens où elles n’ont pas à être validées par des données quantitatives, même si données qualitatives et quantitatives peuvent aller de pair dans une démonstration. Les données qualitatives doivent, en revanche, posséder une force de conviction, c’est-à-dire nous apprendre quelque chose de pertinent sur les réalités considérées, par exemple, en éclairant la signification de certaines pratiques ou comportements.
La richesse des données est donc distincte de leur quantité. Leur richesse est appréciée par des caractéristiques telles que : la dimension systématique de la collecte des données (c’est-à-dire la capacité à prendre en compte une diversité de points de vue plutôt qu’une perspective unique), la pertinence par rapport aux réalités qu’on cherche à comprendre, le temps passé sur le terrain (la confiance nécessaire au recueil de certaines données peut prendre du temps), la pertinence du choix des cas pour étudier un ensemble plus grand (qualité de l’échantillonnage théorique), ou encore la connaissance du contexte et du terrain de la recherche. Le travail de démonstration repose ainsi sur la mise en œuvre d’un ensemble d’opérations allant de la sélection à la comparaison en passant par le croisement de données hétérogènes. En sciences sociales, Coenen-Huther (2003 : 69) avance que c’est la convergence de ces éléments et la combinaison « d’indices de plausibilité » qui forment le « critère de vérité le plus convaincant ».
Sophismes et rhétorique de la preuve
Validité des techniques ne signifie pas validité des résultats comme en témoigne l’existence de raisonnements scientifiques viciés. C’est le cas des sophismes qui sont des erreurs de raisonnement aux apparences de raisonnements valides souvent élaborés dans l’intention de forcer l’adhésion du public. Parmi les sophismes les plus communs, on retrouve les suivants : l’appel à l’autorité lorsqu’on tente de justifier qu’une proposition est vraie parce qu’une figure d’autorité la soutient, la fausse causalité qui consiste à voir des liens de causalité entre deux phénomènes simplement parce qu’ils se succèdent temporellement ou encore la généralisation hâtive qui consiste à attribuer à la totalité d’un phénomène les propriétés d’un (ou de quelques-uns de ses) sous-élément(s). Olivier de Sardan, pour sa part, met en garde contre ce qu’il nomme la « violence faite aux données » dans les cas de surinterprétation qui se manifestent lorsqu’apparaît une contradiction significative entre les références empiriques et les propositions interprétatives (1996).
D’autres travaux, notamment ceux issus de la sociologie des sciences de Latour ou de Knorr-Cetina et des personnes ayant collaboré avec eux, insistent sur la rhétorique de la preuve, c’est-à-dire le travail de conviction effectué par les scientifiques, en particulier par la mobilisation des références scientifiques et, de manière générale, des codes scientifiques qui donnent une impression de familiarité et de sérieux aux personnes qui lisent les articles. Dans certains cas, il se peut alors, comme le souligne Busino (2003), que la technique de la preuve, c’est-à-dire les techniques mobilisées pour convaincre, supplée la logique de la preuve ou de l’interprétation. C’est également le cas lorsque les démonstrations reposent sur des phrases ou des expressions savantes qui sont en réalité creuses et n’avancent pas la compréhension d’une réalité donnée.
Raisonnements hypothético-déductif et inductif
On distingue souvent le raisonnement hypothético-déductif, dans lequel les hypothèses peuvent être à l’origine de l’enquête, du raisonnement inductif, dans lequel elles sont le résultat de l’enquête. Une hypothèse est une anticipation sur les résultats : on parle d’hypothèses descriptives, explicatives ou interprétatives selon la nature de l’enquête. Les hypothèses peuvent provenir du sens commun, de la littérature, des échanges avec des partenaires de recherche ou encore des expériences de recherche antérieures. Le raisonnement hypothético-déductif relève souvent (mais pas uniquement) du schème causal. L’enquête vise alors à valider ou infirmer des hypothèses explicatives élaborées a priori. Pour cela, il faut définir des indicateurs objectifs (par exemple, le niveau de revenu et le type de diplôme) et subjectifs (appréciation de la qualité de vie d’une personne) pour tester les hypothèses.
Dans le raisonnement inductif, comme la théorie ancrée dans laquelle la conceptualisation émerge progressivement des données de terrain recueillies et dans laquelle chaque nouvelle donnée permet d’affiner les analyses précédentes (Glaser et Strauss, 1967), les hypothèses explicatives sont élaborées en cours d’enquête. Les hypothèses explicatives ne sont dès lors pas des propositions à valider ou infirmer, elles sont des propositions provisoires qui permettent de relancer l’enquête dans d’autres directions et de nourrir la logique de la découverte scientifique.
Dans les faits, si l’ancrage dans un de ces deux modes de raisonnement peut être plus marqué, la production des connaissances amène souvent à élaborer une succession de questions, hypothèses explicatives et des recadrages théoriques successifs durant le processus même de recherche. Les explications et les interprétations sont toujours provisoires et résultent de tentatives pour figer, à un instant t, une réalité en mouvement : « Les données scientifiques sont essentiellement provisoires par nature et contextuelles » (Dobrow et al., 2004, cité dans Busino, 2003 : 12). Ce qui est probant l’est toujours dans un contexte, dans un langage disciplinaire et selon des définitions qui sont particuliers. Il faut donc toujours garder à l’esprit la précaution évoquée par Becker (2020) que les théories sont loin d’épuiser le réel qu’elles tentent d’expliquer et qui est toujours plus compliqué que ce qu’une personne observatrice avisée peut en saisir. Loin d’amoindrir la valeur du travail, la reconnaissance de cet état de fait permet de stimuler le travail scientifique par l’élaboration de nouvelles hypothèses et travaux de recherche, appelant ainsi des pistes d’analyse originales élaborées à partir de nouvelles perspectives.
En conclusion
En guise de conclusion, rappelons plusieurs enjeux clés de ce chapitre. Tout d’abord, abandonner la conception positiviste de la preuve et de la démonstration associées à l’idée de vérité ne doit pas conduire à penser qu’il n’y a pas de rigueur dans le raisonnement en sciences sociales et que le raisonnement doit se passer de démonstration. Reconnaitre la dimension située et collective du travail d’argumentation n’affaiblit pas la qualité des démonstrations : au contraire, elle contribue au développement de nouvelles intuitions, hypothèses, idées de projets qui feront à leur tour l’objet d’analyses réalisées depuis des perspectives différentes et soumises à la discussion entre collègues. Ensuite, les travaux en sciences sociales n’ont pas tous pour finalité de convaincre ou ne sont pas tous régis par une logique de la preuve avec l’application de procédures standardisées. Les sciences sociales peuvent nous aider à proposer différentes pistes d’interprétation d’une réalité tout en mettant au jour son contexte social, la diversité des pratiques et les logiques d’action. Il s’agit ici d’une pratique scientifique artisanale qui se peaufine avec le temps et qui permet de rassembler des données hétérogènes et parfois uniques afin d’en proposer une interprétation originale.
Enfin, le travail de démonstration nous aide à développer un œil aiguisé sur la manière dont nos collègues construisent leurs propres argumentations, construisent leurs données et produisent des connaissances; travail qui à son tour enrichit nos propres pratiques de recherche en sciences sociales et notre art de la démonstration.
Bibliographie
Berthelot, J.-M. (1998). I – Intelligence de l’objet et schèmes d’intelligibilité. Dans J.-M. Berthelot (dir.), L’Intelligence du social. Le pluralisme explicatif en sociologie (p. 13-42). Presses Universitaires de France. https://www.cairn.info/l-intelligence-du-social–9782130431848-page-13.htm
Becker, H. (2020). Faire preuve. Des faits aux théories. La Découverte.
Rosental, C. (2009). Anthropologie de la démonstration. Revue d’anthropologie des connaissances, 3(2), 233-252. https://doi.org/10.3917/rac.007.0233
Busino, G. (2003). La preuve dans les sciences sociales. Revue européenne des sciences sociales, 11-61. https://doi.org/10.4000/ress.377
Glaser, B. et Strauss, A. (1967). The discovery of grounded theory: Strategies for qualitative research. Aldine.
Olivier de Sardan, J.-P. (1996). La violence faite aux données. Enquête, 3, 31-59. https://doi.org/10.4000/enquete.363
Références complémentaires
Rosental, C. (2003). La trame de l’évidence. Sociologie de la démonstration en logique. PUF.
Assogba, Y. (2004). La sociologie est-elle une science? Entretien avec Raymond Boudon et systématisation de la démarche d’explication en sociologie. Presses de l’Université Laval
Ela, J.-M. (2007). Recherche scientifique et crise de la rationalité. L’Harmattan.
Ela, J.-M. (2007). Les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique. L’Harmattan.
Ela, J.-M. (2007). La recherche africaine face au défi de l’excellence scientifique. L’Harmattan.
Kane, O. (2007). Épistémologie de la recherche qualitative en terrains africains : considérations liminaires. Recherches qualitatives, 31(1), 152-173. http://www.recherche-qualitative.qc.ca/documents/files/revue/edition_reguliere/numero31(1)/oumar-kane.pdf
Passeron, J.-C. (2001). La forme des preuves dans les sciences historiques. Revue européenne des sciences sociales, 39(120), 31-76. https://doi.org/10.4000/ress.655