Module 10 : Diffusion et restitution des savoirs créés

45 Diffusion et restitution des savoirs créés

Maryvonne Charmillot

Présentation du thème et de l’autrice du chapitre

L’objectif de ce chapitre[1] est de présenter les éléments centraux d’une thématique peu abordée dans les manuels en sciences sociales et humaines, et pourtant essentielle d’un point de vue déontologique : la restitution des savoirs. Cette thématique est bien souvent considérée comme non constitutive d’une étape de la recherche, autrement dit, elle est envisagée comme étant post-recherche. Elle est alors impensée. Ce chapitre invite au contraire à envisager la restitution des savoirs comme geste épistémique non seulement pensable mais qui nécessite d’être pensé en amont de la recherche et non pas comme étape finale de cette dernière.

Maryvonne Charmillot est docteure en sciences de l’éducation (orientation socio-anthropologique). Elle travaille comme maîtresse d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève (FAPSE). Ses domaines de spécialisation sont les suivants : épistémologie et méthodologie de l’éducation et de la formation; éducation à la santé; expérience de la maladie. Ses travaux soutiennent l’accès libre et universel aux productions scientifiques.

Introduction

Qu’est-ce que la restitution des savoirs? Pour introduire le propos, partons d’un exemple[2]. Celui-ci s’inscrit dans une recherche sur l’infécondité et le recours à l’AMP (assistance médicale à la procréation) dans le contexte de la mondialisation. Les trois chercheuses (voir note de bas de page) s’intéressent en particulier aux pays de l’Afrique subsaharienne, car le manque de visibilité de cette problématique dans les travaux en sciences sociales les interpelle fortement. Elles réalisent alors une recherche par entretiens centrée sur l’expérience de l’infécondité auprès de femmes, d’hommes, de couples. Selon elles, analyser cette expérience contribue non seulement à la reconnaissance d’individualités en souffrance mais également à la mise en lumière d’un système de santé défaillant auquel les femmes paient un lourd tribut dans leurs itinéraires thérapeutiques (retards de diagnostic, absence de traitements dans les cas d’interruption volontaire de grossesse, etc.). Les dimensions qui structurent ces expériences s’organisent à partir des questions suivantes : que représente, pour des hommes, des femmes, des couples, l’épreuve de l’infécondité, dans un contexte où la définition du statut social est tributaire de la procréation? Quelles sont les difficultés liées à cette expérience – relationnelles, identitaires, économiques, sociales, religieuses? Comment ces difficultés sont-elles vécues, individuellement, au sein du couple, au sein de la famille et quelles sont les ressources pour y faire face? Quelles sont les significations attribuées, à partir de cette expérience, à la parentalité, à la filiation, au désir d’enfant, à la famille? Quelles sont les normes en jeu? Comment sont-elles pensées, discutées, interrogées?

Les chercheuses réalisent des entretiens au Burkina Faso, au Cameroun ainsi que dans le service gynécologique d’un hôpital parisien qui prend en charge des femmes originaires de l’Afrique de l’Ouest pour des problèmes d’infécondité. Sur ce terrain parisien, une lettre de collaboration scientifique adressée au directeur de l’hôpital stipule : « l’équipe s’engage à proposer chaque semestre une rencontre avec les professionnel-le-s de la consultation afin de discuter de l’avancée de ses travaux ». À l’issue de la recherche, les chercheuses font le retour suivant :

Ce rythme semestriel n’a pas pu être respecté, mais une rencontre institutionnelle s’est déroulée lors de la réunion mensuelle du service AMP, quinze mois après le début de l’enquête ethnographique et des entretiens. Elle a été animée conjointement par la coordinatrice du projet et la chercheuse du site. Le titre de la présentation, Anthropologie et AMP, avait été longuement réfléchi, la question étant de savoir s’il n’allait pas d’emblée créer des résistances ou un certain désintérêt du côté du monde médical. Les échanges qui ont suivi la présentation ont permis aux anthropologues et aux acteurs présents (psychologues, gynécologues de la maternité, médecins de l’unité AMP) d’interagir librement et de partager leurs expériences respectives. Quelque temps après, au cours d’échanges informels, l’une des gynécologues du service AMP déclarait qu’elle ne s’adressait plus de la même manière aux patientes africaines. Un gynécologue affirmait quant à lui qu’il n’avait à aucun moment imaginé que la famille « pesait » tant sur les femmes et sur les couples. Pour le personnel de santé présent (médecins et psychologues), cette séance de dialogue avec des anthropologues a permis de répondre à l’attente principale exprimée : assurer une meilleure prise en charge des patientes et des patients provenant de pays africains. (Charmillot et al., 2014).

Définitions et choix terminologiques : restitution, diffusion, transmission?

Dans cet exemple, les chercheuses expliquent qu’au départ de leur recherche, la thématique de la restitution n’avait pas été spécifiquement réfléchie. Le canevas du financement n’invitait pas à d’autres modalités que la rédaction d’un rapport et la production de publications scientifiques. Ce constat n’a rien d’étonnant, car dans les manuels de méthodologie, la restitution des savoirs n’est pas une thématique abordée. Les questions sont plutôt celles liées à la communication des résultats de recherche. La publication, en particulier celle d’articles scientifiques, est l’entrée privilégiée, de même que les stratégies de présentations (soutenances de thèse, interventions orales dans des colloques et congrès ou rédaction de posters). Concernant le doctorat, l’exemple du concours désormais célèbre « Ma thèse en 180 secondes »[3] est une illustration de ces stratégies de communication des résultats de recherche.

Sous cet angle communicationnel, la restitution est envisagée comme une étape finale, ultérieure à l’activité de recherche. Elle est certes fondamentale, dans la mesure où elle permet aux chercheurs et aux chercheuses de discuter la démarche de recherche qui a généré les résultats, de mettre en concurrence différents systèmes d’interprétation et, de ce fait, différents fondements théoriques. Elle permet donc, au sein de la « cité savante », d’opérer un contrôle de la validité et de la fiabilité des résultats, et de procéder tant à la cumulativité des connaissances scientifiques qu’à la transformation potentielle des paradigmes qui les sous-tendent. Ses fonctions sous-jacentes sont connues elles aussi : publications et interventions dans des colloques permettent aux chercheuses et aux chercheurs d’acquérir légitimité ou visibilité, dans l’univers (impitoyable?) des académies pour lesquelles l’adage publish or perish n’est pas un slogan vide.

On se rend compte alors qu’il y a débat sur ce que signifie « restituer des savoirs ou des résultats de recherche ». Autrement dit, est-ce que restituer, c’est uniquement communiquer à travers des publications et des interventions dans des colloques, et donc s’adresser principalement à d’autres chercheurs et chercheuses? Ou est-ce qu’il s’agit d’une activité plus large, qui prend place dès le début de la recherche et qui associe les participantes et les participants à la recherche et les personnes qu’ils et elles représentent dans l’arène sociale? L’exemple proposé en introduction se situe entre les deux. Les actes de restitution ont été élaborés en cours de route par les chercheuses, notamment à partir des témoignages des femmes qu’elles interviewaient. Celles-ci leur disaient : « Parlez-en! ». Les chercheuses se sont emparées de cette demande du terrain pour finir par s’engager dans cette quête de reconnaissance en intitulant leur article «“Parlons-en!”. Enjeux de restitution à propos de l’infertilité et de l’assistance médicale à la procréation ».

Un arrêt sur les choix terminologiques aident à saisir les enjeux qui sous-tendent la restitution des savoirs. Dans la première moitié du XIXe siècle, Auguste Comte parlait de la diffusion comme d’un « devoir positiviste ». Le terme « restitution » est assez récent dans la littérature scientifique. Il a été amené par les travaux des ethnologues. Il apporte, en matière de construction des connaissances scientifiques, un faisceau de questions nouvelles, relatives à l’idée de rendre ou de donner en retour. Il introduit une réflexion accrue portant sur l’éthique de la recherche et touche à la hiérarchisation des savoirs, à l’origine des démarches de recherche, aux propriétaires ou auteurs et autrices des connaissances produites et à l’usage de celles-ci, tout autant qu’aux modalités d’échange ou de partage entre savoirs.

Le texte pionnier en la matière est l’article de Françoise Zonabend (1994), publié dans la revue Gradhiva, sous le titre « De l’objet et de sa restitution en anthropologie ». Pour que soit réalisé un numéro spécial d’une revue sur la thématique, il faudra attendre 2012. Il s’agit de la revue Interrogations et le dossier est ciblé sur « Le retour aux enquêtés ». Onze articles y sont publiés, principalement en sociologie et en anthropologie, qui sont exclusivement centrés sur la relation entre le chercheur ou la chercheuse et ses informateurs et informatrices. Dans l’entre-deux seront publiés quelques articles ponctuels, notamment en anthropologie de la santé[4].

Le détour historique permet trois constats :

  1. Le nombre très réduit de publications consacrées explicitement à la problématique de la restitution dans les recherches en sciences sociales;
  2. L’inscription quasi exclusive des réflexions dans le champ ethnologique/anthropologique (notamment dans le domaine de la santé);
  3. L’absence de considérations épistémologiques transversales sur les fondements de la restitution au sein des différents paradigmes de recherche constitutifs du paysage des sciences sociales et humaines.

La restitution des savoirs : d’un ancrage positiviste…

Comme relevé au démarrage de ce chapitre, la recension des travaux et des réflexions dans la littérature indique la rareté des investigations autour de cette notion, mais sa présence progressive dans les publications. Ce constat met en évidence le fait que la restitution s’est inscrite avant tout dans une tradition positiviste pour laquelle l’activité scientifique vise la connaissance théorique. Mais cette inscription offre aussi une deuxième fonction à la restitution. La connaissance a pour mission de s’ouvrir à l’agir technique : la restitution fait donc signe à un registre de communication différent, visant les retombées pratiques d’une recherche. Cependant, cet agir technique, notamment pour Auguste Comte, présente un caractère clairement a-théorique. La notion de recherche-action, de recherche participative ou collaborative, celle de recherche-intervention, n’est pas envisageable dans cette perspective. On peut ainsi affirmer que dans la tradition positiviste, les deux fonctions attribuées à la restitution (quand et à qui restituer) se cantonnent aux pairs et aux ingénieurs et ingénieures, et s’inscrivent dans une temporalité ultérieure à la recherche sans être l’objet d’une réflexion critique occasionnant ajustements et amendements au cours du processus de recherche.

…à une ouverture du questionnement à partir de l’épistémologie compréhensive

Dans l’histoire des sciences sociales, l’ouverture d’une perspective compréhensive à partir des travaux de Max Weber, Wilhelm Dilthey ou Alfred Schütz, a inauguré de nouvelles questions. Celles-ci portent au premier chef sur la « cible » qui n’est plus seulement les pairs ou les ingénieurs et les ingénieures. Une fonction de dévoilement se profile, qui concerne l’ensemble du contexte sociétal.

Cette fonction de dévoilement a notamment été développée de façon emblématique par la sociologie critique. La sociologie du dévoilement, que préconise Pierre Bourdieu (1980) par exemple, est tout le contraire d’un savoir d’expert ou d’experte réservé aux experts et aux expertes : son utilité scientifique se double d’une utilité sociale bien plus vaste, et la responsabilité scientifique des sociologues se lie à leur responsabilité sociologique, qui consiste à contribuer au dévoilement des rapports de force et des rapports de sens qui structurent et déterminent le monde social. Par ces notions de responsabilité et d’engagement, Pierre Bourdieu politise le questionnement sur la restitution. Les chercheurs et les chercheuses sont amené-e-s à se préoccuper des retombées de leurs travaux, et en amont, de leur finalité : « Dans quel sens va mon travail de recherche, d’une réduction des inégalités et des injustices sociales? D’une habileté à piloter l’action? D’un accroissement de l’actorialité par le dévoilement des déterminismes? » (Schurmans, 2011 : 82-83).

Quelles sont les implications d’une telle approche de la restitution? La politisation de la restitution met chaque chercheur et chaque chercheuse devant sa propre responsabilité politique dans l’ensemble de ses tâches professionnelles, et ce tant dans les domaines de la recherche que de l’enseignement. Se présente dès lors une nouvelle ouverture à la question du quoi restituer. Cela signifie que les auteurs et les autrices que nous sollicitons dans nos recherches et les références dont nous faisons usage ne peuvent plus être perçu-e-s sous l’angle d’une neutralité axiologique. Autrices, auteurs et références sont elles-mêmes et eux-mêmes situé-e-s à l’intérieur de rapports de pouvoir ou rapports hiérarchiques.

À propos des ancrages épistémologiques, du côté des épistémologies qui critiquent la perspective positiviste à propos de la restitution, on peut aussi identifier le pragmatisme. Jean-Louis Genard et Marta Roca i Escoda (2013), dans leur article « Le rôle de la surprise dans l’activité de recherche et son statut épistémologique », rappellent qu’à la suite de Charles Sander Peirce, William James ou John Dewey, la vérité peut être définie par ses conséquences. Autrement dit, la validité externe des produits de l’enquête, ou leur pertinence, est relative à leurs répercussions sur la vie ou à la façon dont ils servent le Bien commun. La question à qui restituer s’élargit donc : elle pointe les acteurs et les actrices concerné-e-s par une question de recherche et porte sur leur identification, sur leur participation à la définition d’un problème de recherche, sur les moyens d’échanger et de partager des connaissances différentes, sur les façons de « mettre en jeu » les produits d’une recherche dans l’espace collectif.

Du positivisme au pragmatisme, on passe d’un questionnement dans lequel la restitution est impensée à un questionnement renouvelé et élargi. L’engagement des chercheurs et des chercheuses, leur inscription dans le monde social, quelles que soient les options qu’ils et elles adoptent, se traduit par la façon dont ils et elles s’engagent sur ces questions, dans le fait d’en reconnaître la pertinence ou non, et dans les façons de prendre position.

L’exemple exposé en introduction sur la restitution des savoirs anthropologiques aux acteurs et actrices du milieu médical exprime cet élargissement. Pas vraiment problématisée au départ de la recherche, la restitution s’impose au fur et à mesure de la réalisation des entretiens qui mettent en avant l’invisibilité de la souffrance et des difficultés rencontrées par les femmes, les hommes et les couples concerné-e-s par l’infécondité.

Problématiser la restitution : sept axes de réflexion

Partant de ces constats, nous avons proposé en 2015, Marie-Noëlle Schurmans, Caroline Dayer, Héloïse Rougemont et moi-même, de problématiser la restitution et de rassembler des chercheuses et des chercheurs dans un colloque pour travailler les questions de façon interdisciplinaire.

Une telle problématisation implique de quitter une perspective linéaire faisant de la restitution une étape ultérieure à celle de l’exploitation des données d’enquête et de penser la restitution dès la construction de l’objet. Nous considérons en effet que l’inscription du chercheur ou de la chercheuse dans le monde social se traduit par la façon dont il ou elle s’engage dans une problématisation de la restitution, c’est-à-dire dans le fait d’en reconnaître ou non la nécessité et dans ses façons de prendre position quant aux modalités de la réaliser.

Sept axes se sont dégagés des travaux, qui mettent en évidence la nécessité de penser la restitution et à partir desquels chacune et chacun peut questionner ses travaux de recherche, quel que soit leur statut (mémoire de master, thèse, enquête courte, recherche élargie, etc.).

Axe 1 – Utilité et usages des savoirs produits (pourquoi et pour quoi)

La question du pourquoi renvoie à l’insertion des chercheurs et chercheuses dans la cité savante et à la nécessité de la transmission des connaissances scientifiques. Les questions du pourquoi et du pour quoi concerne l’utilité et les usages des savoirs produits. Elle interroge la responsabilité des chercheurs et chercheuses sous l’angle de leur engagement dans le monde. Quelles sont les conséquences des connaissances ou des œuvres que nous produisons? Est-il possible d’en orienter les usages?

Axe 2 – Objet de la restitution (quoi)

Cet axe s’intéresse à ce qui est restitué. S’agit-il des produits de la connaissance, du processus de construction d’une recherche, des questionnements ou obstacles survenus en cours de route, des découvertes imprévues? La restitution des savoirs ne dépasse-t-elle pas, en outre, la question des résultats et des démarches pour inclure également celle des fondements théoriques sollicités au moment de la genèse d’une recherche et à celui de l’interprétation? En ce sens, une attention portée à l’objet de la restitution mène à s’interroger sur la lecture, la sélection, l’utilisation et l’enseignement des systèmes de pensées, au sein desquels coexistent références théoriques, représentations et interprétations.

Axe 3- Temporalité de la restitution (quand)

Cet axe porte sur l’inscription temporelle de la restitution dans l’ensemble du processus de recherche. À quel(s) moment(s) a-t-elle lieu? Ne traverse-t-elle pas toutes les étapes d’une recherche? Comment penser les étapes de la co-construction de l’information et celle de la co-validation des interprétations progressives?

Axe 4 – Formes de la restitution (comment)

Ce sont les modalités de la restitution qui se trouvent ici questionnées. Si l’article scientifique constitue le référent principal en la matière, quelles modalités d’écriture peuvent-elles être sollicitées, et avec quels effets? Quels sont les autres supports qui peuvent être envisagés pour repenser la restitution?

Axe 5 – Restitution et destinataires (à qui)

Cet axe aborde les publics auxquels est adressée la restitution. S’agit-il des pairs, de la Cité, des personnes à la source des enquêtes? S’agit-il d’identifier les groupes-cibles dans une perspective d’action? Les destinataires ne constituent-ils et elles pas, plus largement, la source – effective ou symbolique – de la recherche?

Axe 6 – Restituteurs et restitutrices  (qui)

Quelle est la personne ou quelles sont les personnes qui prend ou prennent en charge le travail de restitution, à qui incombe l’investissement? De quelle façon cela se décide-t-il, d’autant plus dans les cas de partenariats de recherche ou de projets collaboratifs?

Bilan : la nécessité éthique de penser la restitution des savoirs

Ces axes de recherche mettent en évidence qu’à la linéarité des protocoles de recherches, le renouvellement de la réflexion sur la restitution oppose l’idée de circularité; à la neutralité et l’extériorité, celle d’engagement politique et social; à la distinction entre finalités théorique et pratique, une solidarité entre praxis et analyse.

L’objectif de repenser la restitution s’engage donc sur une dimension critique et cherche à s’exprimer dans une sémantique de l’échange, de la réciprocité, de la coopération.

Les outils méthodologiques sont également l’objet d’une pensée novatrice « en cours ». Et ils sont solidaires d’une conception de la co-construction. Ainsi, la restitution n’est plus limitée à la publication de résultats adressée à des pairs et des paires. Ainsi que le suggèrent plusieurs auteurs et autrices, ses formes gagnent à être variées et complémentaires, et à concerner des publics différents, à des moments distincts du processus de recherche.

La finalité de la restitution n’est plus limitée à l’approbation collégiale et à l’accumulation des connaissances savantes. Praxis réflexive collective, la recherche est œuvre commune et œuvre ouverte. Elle s’inscrit dans le changement et le mouvement, de par le potentiel d’altération réciproque et permanent qu’elle occasionne et qui l’occasionne. Cette perspective élargit clairement les modalités de réponse à la question à qui restituer.

S’initier à et s’autoriser une conception subversive de la restitution avec Florence Piron

La restitution des savoirs, entre courtoisie, transfert de connaissances et geste politique

Florence Piron résume ainsi son texte sur la restitution des savoirs :

Résumé de son article (2014) « La restitution des savoirs, entre courtoisie, transfert de connaissances et geste politique»

La restitution des savoirs est une notion riche qui permet de réfléchir aux pratiques de la science contemporaine et à ses enjeux éthiques, économiques et politiques. Cet essai explore les différentes formes de restitution à l’œuvre dans l’institution scientifique et y découvre les ramifications de la science dans l’économique, le social et le politique. En subvertissant la notion charitable de restitution comme geste de courtoisie ou modalité de transfert de connaissances pour en faire une exigence propre à la justice cognitive, je propose d’en faire un pilier de la revendication d’une autre science, d’une science égalitaire, plurielle et non marchande.

Commentaires

En partant de trois exemples de restitution, Florence Piron explore ses champs sémantiques. Elle met en évidence le constat suivant :

Le choix du mot « restitution » dans le domaine scientifique n’est vraiment pas anodin. Il porte en lui l’intuition d’un vol, d’une dégradation, d’un déséquilibre qu’il faut rétablir, compenser, réparer. Le champ de l’éthique est évidemment sous-jacent : la restitution renvoie à l’idée d’une obligation envers autrui de réparer un préjudice, une lésion, dans une optique de justice réparatrice. C’est probablement pour cette raison que l’idée de restitution est apparue en éthique de la recherche. Mais qu’est-ce qui aurait ainsi été volé ou lésé au cœur du travail scientifique?

Florence Piron analyse les sciences médicales et met en évidence la bio-piraterie : « […] l’industrie prospère grâce à des connaissances locales, des savoirs locaux, sans partager avec les titulaires de ces savoirs les bienfaits financiers qui découlent de leur transformation en produits industriels. Le vol concerne la partie des gains qui échappe aux communautés autochtones. »

À l’intérieur des sciences sociales, elle identifie la violence interprétative ou épistémique :

Le degré premier de cette violence est celle que les chercheurs et les chercheuses font subir aux savoirs et modes de pensée expérientiels lorsqu’ils et elles les interprètent selon leurs catégories de pensée, leurs catégories discursives; l’analyse scientifique consiste à les transformer en « données » scientifiques ». […] Cette violence épistémique a des effets d’autant plus profonds que le rapport social entre les chercheurs et les chercheuses et les informateurs et les informatrices est inégal. Pensons aux paroles des personnes exclues, marginalisées, trop souvent réduites dans l’interprétation à des symptômes, des problèmes sociaux qui intéressent la recherche et les instances de régulation sociale, au lieu d’être écoutées comme des paroles politiques nées de l’appartenance à une cité commune. Pensons aussi, bien sûr, aux différences culturelles qui peuvent être absentes de toute description de la culture de l’Autre si elles ne sont pas comprises comme telles par les chercheurs et les chercheuses.

Face à ces risques avérés de vol ou de déséquilibre, Florence Piron propose ce qu’elle nomme une conception subversive de la restitution, autrement dit une conception qui « s’attaque de plein fouet à l’inégalité structurelle à la source de l’injustice et du déséquilibre ». Partant de l’œuvre de Joseph Jacotot (1770-1840), revisitée par Jacques Rancière (1987), elle écrit :

J’en retiens que la seule façon honnête et réaliste de transformer le rapport inégalitaire chercheurs et chercheuses-société est de subvertir le pouvoir de véridiction des chercheurs et des chercheuses, de plonger dans cet abîme et de s’ouvrir à la pluralité de savoirs égaux en valeur, du moins pour ce qui est de leur capacité à faire penser, à faire réfléchir. Les chercheurs et les chercheuses mu-e-s par l’intuition du rapport inégal ne doivent surtout pas chercher à restituer des savoirs déjà faits, déjà pensés, déjà institués, mais plutôt inviter les participants et les participantes à penser leurs savoirs avec eux, sous une forme dialogique et réciproque.

Avec Florence Piron, pensons la restitution des savoirs dès le démarrage de nos recherches, à travers les six axes de sa problématisation.

Bibliographie

Tous les travaux que nous avons recensés sur la restitution sont référencés dans le Dossier spécial La restitution des savoirs publié dans la revue SociologieS (https://journals.openedition.org/sociologies/4713). Parallèlement à ce dossier, un ouvrage intitulé La restitution des savoirs : un impensé des sciences sociales? aux Éditions L’Harmattan (2014) permet de découvrir différents exemples de pratiques de restitution, dont celui du Laboratoire Lasdel au Niger (Laboratoire d’Etudes et de Recherche sur les Dynamiques Sociales et le Développement Local), coordonné par Jean-Pierre Olivier de Sardan.

Bonnet, D. et Duchesne, V. (dir.). (2016). Procréation médicale et mondialisation. Expériences africaines. L’Harmattan.

Cet ouvrage, fort bien construit et riche en études de terrain diversifiées, intéressera non seulement les spécialistes et les curieux et curieuses des transformations sociales en Afrique sub-saharienne, mais aussi tous les chercheurs et toutes les chercheuses travaillant sur des pratiques médicales dorénavant mondialisées. Vous pourrez accéder à l’extrait du compte-rendu de Virginie Vinel à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/revss/294

Charmillot, M., Bonnet, D. et Duchesne, V. (2014). « Parlons-en! ». Enjeux de restitution à propos de l’infertilité et de l’assistance médicale à la procréation. SociologieS, 1-16. https://doi.org/10.4000/sociologies.4753

Dayer, C., Schurmans, M.-N. et Charmillot, M. (2014). La restitution des savoirs. Un impensé des sciences sociales ? L’Harmattan.

Genard, J.-L. et Roca i Escoda, M. (2013). Le rôle de la surprise dans l’activité de recherche et son statut épistémologique. SociologieS. http://sociologies.revues.org/4532

Schurmans, M.-N., Charmillot, M.  et Dayer, C. (2014). Introduction du Dossier « La restitution des savoirs ». SociologieS. http://journals.openedition.org/sociologies/4713

Schurmans, M.-N. (2011). Expliquer, interpréter, comprendre : le paysage épistémologique des sciences sociales. Université de Genève. https://archive-ouverte.unige.ch/unige:21879


  1. L’élaboration de ce chapitre se base sur les travaux de l’équipe de recherche ACRA (Approche compréhensive des représentations et de l’action) dirigée par la professeure honoraire Marie-Noëlle Schurmans et active à l’Université de Genève jusqu’en 2015. Voir les références dans la bibliographie.
  2. Charmillot, M., Bonnet, D.  et Duchesne, V. (2014). « Parlons-en! ». Enjeux de restitution à propos de l’infertilité et de l’assistance médicale à la procréation. SociologieS [Online]. http://journals.openedition.org/sociologies/4753
  3. Voir par exemple la finale 2021 : https://www.mt180.ch/finale-internationale-2021/
  4. Pour les détails, voir l’introduction au Dossier La restitution des savoirs dans la revue Sociologies (https://journals.openedition.org/sociologies/4713).

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