Module 4 : Choisir une posture éthique et une approche théorique
14 Production des connaissances et critique décoloniale
Raewyn Connell
Présentation du thème et de l’autrice du chapitre
Ce chapitre[1] traite de la production de connaissances dans un monde inégalitaire. La formation du savoir fondée sur la recherche n’est pas simplement un savoir « occidental », son matériau est également tiré du monde colonisé. Pourtant, l’hégémonie des institutions d’élite dans le Nord global marginalise d’autres formations de connaissances, y compris les connaissances indigènes et locales, et les connaissances produites en réponse au colonialisme lui-même. Une réponse démocratique est possible.
Raewyn Connell est une sociologue australienne, surtout connue pour ses recherches sur les relations entre les sexes, les masculinités, l’éducation et l’économie mondiale de la connaissance. Ses travaux sont traduits en 23 langues. Elle a notamment publié Gender & Power, Masculinities et Southern Theory et, plus récemment, The Good University. Site web : www.raewynconnell.net.
Comment la connaissance est organisée – à l’échelle mondiale
Les projets de recherche ne tombent pas du ciel. Ils sont façonnés par les connaissances existantes, par les problèmes du monde pratique et par le fonctionnement quotidien des institutions de la connaissance.
Les départements universitaires ont généralement une méthode approuvée pour effectuer des recherches. Cette méthode peut être décrite dans des manuels de méthodes, comme des livres de cuisine. Ou la méthode peut simplement être la façon dont les chercheurs et chercheuses plus âgé-e-s travaillent, et les conseils qu’ils et elles donnent.
Si vous regardez de près les manuels ou les conseils, vous trouverez des hypothèses sur ce que sont les connaissances légitimes, sur les connaissances antérieures que vous devez consulter, sur qui est habilité à créer ou à développer des connaissances, sur quelles sont les meilleures façons de recueillir des informations ou d’interpréter des textes, et sur comment vous devez faire circuler les connaissances que vous produisez. C’est ce que j’appelle une « formation de connaissances » – une épistémè ou un système de connaissances dans son monde réel, son existence pratique (Connell 2019).
Le monde universitaire d’aujourd’hui a une formation dominante de la connaissance. Il part du principe que les connaissances légitimes sont contenues dans des disciplines telles que la biochimie ou la philosophie. Il part du principe que les seules connaissances de base dont vous avez besoin sont les publications scientifiques antérieures de votre discipline. Il considère que seules les personnes professionnelles et qualifiées sur le plan académique devraient faire de la recherche. Il recommande une approche froide et abstraite de l’information – aujourd’hui généralement appelée « données ». Il part du principe que les résultats de la recherche doivent être universellement valables et qu’ils doivent être publiés dans les meilleures revues internationales.
Il s’agit, à mon avis, d’une formation de connaissances intéressante, importante et puissante. Mais elle présente quelques caractéristiques curieuses. Les meilleures revues se révèlent être celles publiées aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Les articles publiés dans ces revues sont comptabilisés dans les classements qui définissent les meilleures universités et les meilleurs instituts de recherche. Les meilleures institutions, ainsi définies, se trouvent en Amérique du Nord ou en Europe occidentale : Harvard, le MIT, le CERN, les NIH, la Sorbonne…
S’agit-il de la « science occidentale »? De nombreuses personnes utilisent ce nom, mais pas moi. Laissez-moi vous donner un exemple pour vous expliquer pourquoi. Nous savons tous et toutes que Charles Darwin a fondé la biologie moderne de l’évolution. Mais nous ne savons pas toujours d’où viennent ses informations. Jeune homme, Darwin a navigué pendant des années sur un navire d’exploration de la marine britannique vers l’Amérique du Sud, les îles du Pacifique, l’Australie et l’océan Indien, recueillant des informations géologiques et biologiques. Il a écrit un livre de voyage à succès et a longuement réfléchi à ce qu’il avait vu pendant son voyage, ainsi qu’à ce qu’il avait vu chez lui. Entre-temps, le chercheur anglais Alfred Wallace a également théorisé l’évolution, sur la base des informations qu’il a recueillies dans les colonies néerlandaises et britanniques d’Asie du Sud-Est. Le rapport de Wallace a forcé Darwin à écrire son livre extrêmement influent L’origine des espèces (1859).
La biologie de l’évolution a donc été fondée en grande partie sur la base d’informations provenant du monde colonisé et postcolonial – ce que nous appelons aujourd’hui le Sud. C’était également vrai pour d’autres disciplines. La formation des connaissances n’était pas tant occidentale qu’impériale et mondiale. C’est encore vrai au XXIe siècle. De nombreuses disciplines ont désormais leurs centres institutionnels dans le Nord global, où les méthodes et les théories sont produites, mais dépendent massivement des données du Sud global. C’est le cas par exemple de la recherche sur le VIH/sida, de la science du climat, de la géophysique, de la linguistique, de l’économie du développement, de la radioastronomie, etc. Les chercheurs et chercheuses universitaires du Sud suivent normalement les méthodes et utilisent les théories développées dans le Nord. Paulin Hountondji (1994) appelle cette attitude « extraversion », et elle est caractéristique des chercheurs et chercheuses dans la plupart des disciplines et des régions du monde.
Lorsque les chercheurs et chercheuses européen-ne-s et nord-américain-e-s se sont rendu-e-s dans le monde colonisé, ils et elles n’ont pas pénétré dans un vide de connaissances. Souvent, ils et elles ont découvert des choses simplement en posant aux populations locales des questions sur les rivières, les plantes, les minéraux, les volcans, la pensée religieuse, les lois, ou tout autre sujet. Une grande partie de la science mondiale, autrement dit, s’est construite sur les connaissances indigènes existantes.
Les formations de connaissances indigènes, bien que marginalisées, n’ont pas disparu. Elles ont même pris de nouvelles formes. En Amérique centrale, il existe tout un réseau d’universités autochtones et interculturelles (incluant des communautés afro-descendantes) appelé RUIICAY. En Aotearoa Nouvelle-Zélande, dans le Pacifique Sud, le projet Kaupapa Maori s’appuie sur les connaissances indigènes pour l’enseignement supérieur et la recherche. Ces projets produisent activement de nouvelles connaissances, en utilisant des méthodes indigènes et en étant responsables vis-à-vis des communautés autochtones.
Ces projets s’accompagnent de connaissances produites en réponse à la colonisation : des connaissances précieuses pour la survie, les luttes pour l’indépendance et le changement social postcolonial. Un classique est le livre de Solomon Tshekisho Plaatje, Native Life in South Africa (1916), qui traite des conséquences sociales de l’expulsion des populations autochtones de leurs terres par le régime colonial. Un classique plus récent est l’analyse révolutionnaire du capitalisme et de l’impérialisme par Samir Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale (1970), basée sur des études en Afrique et dans l’Orient arabe. J’appelle ce type de travail la théorie du Sud pour souligner qu’il comprend des concepts, des méthodes et des logiques d’explication. Le travail théorique n’est pas le monopole du Nord global!
Il existe encore d’autres formations du savoir. Dans la jurisprudence islamique et la science islamique, nous voyons des formations de connaissances qui sont universalisantes, mais pas eurocentriques. Lorsque nous additionnons tout cela, il est clair que nous vivons dans un univers pluriel de formations du savoir. Nous pouvons décrire la réalité, développer des connaissances et transmettre des connaissances de multiples façons.
Cela signifie-t-il que nous devons considérer la science mondiale comme un ensemble de systèmes de connaissance nettement distincts? Je ne le pense pas. Bibi Bakare-Yusuf (2003), dans une critique d’un texte décolonial bien connu, souligne que les cultures indigènes de l’Afrique précoloniale n’étaient pas hermétiques les unes aux autres, ni aux influences venant de l’extérieur du continent. La sociologue australienne Chilla Bulbeck (1998), écrivant sur la pensée féministe récente dans différentes régions du monde, reconnaît de grandes différences. Mais elle parle aussi de « tressage aux frontières », où différentes communautés apprennent les unes des autres. Il peut y avoir une interaction et une coopération animées entre les formations du savoir.
Cette tâche est rendue plus difficile par les hiérarchies linguistiques. Les langues utilisées pour la science impériale et pour les universités coloniales étaient l’espagnol, l’anglais, le français, le néerlandais, le russe – les langues de l’empire. Cela reste vrai dans le monde postcolonial, l’anglais dominant de plus en plus les autres langues. La sociologue palestinienne Sari Hanafi (2012) aborde âprement la question. Les chercheurs et chercheuses du monde arabophone peuvent publier localement (en arabe) et périr mondialement, ou ils et elles peuvent publier mondialement (en anglais ou en français) et périr localement. Dans le cadre de la formation dominante du savoir, il est difficile de servir la communauté locale et la communauté scientifique en même temps.
Mais nous avons besoin de moyens pour y parvenir, et il en existe. Il existe des corpus de connaissances pratiques détenus dans des professions telles que l’agriculture, la pêche et l’exploitation minière. Une étude récente sur les travailleurs et travailleuses du savoir au Brésil, en Afrique du Sud et en Australie a montré l’importance des savoirs locaux dans des domaines comme le VIH/sida et la recherche sur le climat, qui associent le savoir-faire communautaire à la recherche professionnelle (Collyer et al., 2019). Il existe des domaines actifs de science citoyenne, tels que les observations de la faune (par exemple, les oiseaux), construits sur la participation de la communauté. Il existe de nombreuses façons de relier la formation des connaissances fondée sur la recherche avec les besoins sociaux et la participation de la communauté (voir les modules 1 et 11 de ce Guide).
Les chercheurs et chercheuses ont des responsabilités envers la société qui rend leur travail possible. Les institutions universitaires traditionnelles sont privilégiées et hiérarchisées. Mais nous pouvons les démocratiser, les ouvrir à une participation plus large et rendre leur culture plus inclusive. Cela rendra également leur monde intellectuel plus riche.
Bibliographie
Amin, S. (1970). L’accumulation à l’échelle mondiale. Anthropos.
Bakare-Yusuf, B. (2003). « YORUBAS DON’T DO GENDER » : A CRITICAL REVIEW OF OYERONKE OYEWUMI’s – The Invention of Women: Making an African Sense of Western Gender Discourses. African Identities, 121-143. https://codesria.org/IMG/pdf/BAKERE_YUSUF.pdf
Bulbeck, C. (1998). Re-Orienting Western Feminisms : Women’s Diversity in a Postcolonial World. Cambridge University Press.
Collyer, F., Connell, R., Maia, J. et Morrell, R. (2019). Knowledge and Global Power. Making New Sciences in the South. Monash University Press.
Connell, R. (2019). La bonne université. Zed Books.
Darwin, C. (1859). De l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. John Murray.
Hanafi, S. (2012). Les systèmes universitaires au Moyen-Orient arabe. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, (131), 23-44. https://doi.org/10.4000/remmm.7579
Hountondji, P. (1994). Les savoirs endogènes : pistes pour une recherche. CODESRIA.
Plaatje, S. T. (1916). Native Life in South Africa. King
- Ce chapitre a été traduit par Élisabeth Arsenault. ↵