Module 4 : Choisir une posture éthique et une approche théorique
16 De la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité : une méthodologie ancrée
Fernand Bationo
Présentation du thème et de l’auteur du chapitre
Ce chapitre montre l’intérêt de mener des réflexions sur la promotion de la pluridisciplinarité dans les universités et centres de recherche afin d’appréhender au mieux l’analyse des réalités sociales. Il s’agit dans ce chapitre d’apporter quelques éclairages théoriques à partir d’une revue documentaire et des expériences personnelles d’études réalisées pour marquer les enjeux de l’interdisciplinarité au regard du cloisonnement disciplinaire.
Fernand Bouma Bationo est enseignant-chercheur et membre du laboratoire de recherche interdisciplinaire en sciences sociales et santé à l’Université Joseph KI-ZERBO de Ouagadougou. Ses recherches portent sur la socio-écologie de la santé, la protection sociale et plus précisément sur les environnements de la santé de la mère et de l’enfant, les modèles de punitions et d’incarcération endogènes et contemporains des adolescent-e-s et des jeunes et les questions d’éthique liées aux organisations sociales endogènes et contemporaines.
« Si loin d’être des territoires séparés, les objets de savoir sont des regards construits sur les mêmes réalités; il serait étrange que l’on puisse les maintenir complètement distincts. »
(Perrenoud 1998)
La question de la pluridisciplinarité ou de l’interdisciplinarité (une méthodologie ancrée pour emprunter le concept de la théorisation ancrée (Allié, 1994) est de plus en plus présente dans les travaux de recherche, les appels à des projets de recherche, les colloques ou à la rédaction d’articles en sciences humaines et sociales. On observe qu’une littérature sur le thème de l’interdisciplinarité est très abondante et diversifiée (Taché et al., 2011 : 524), ce qui montre l’intérêt de mener des réflexions sur la pluridisciplinarité dans les problématiques de la recherche et de l’analyse des réalités sociales.
L’interdisciplinarité désigne une démarche intégrant différentes disciplines pour atteindre un objectif de formation ou de recherche. Elle est un modèle de coopération ou de collaboration plus significative que la simple addition de disciplines sans un lien fort pour analyser des problématiques sociales.
Interdisciplinarité, un outil méthodologique à travers deux expériences
« Tout l’effort d’une approche interdisciplinaire de ces réalités est de se placer aux interfaces, pour essayer de penser la relation entre ces différentes dimensions »
(Durrive & Noack, 2017 : 3).
L’interdisciplinarité, un outil méthodologique? Insaisissable, confuse, mais au contraire ordinaire, accessible à tout-e observateur ou observatrice, elle constitue un outil méthodologique pertinent en sciences sociales pour croiser les regards entre savoirs ancrés et savoirs dits rationnels ou scientifiques. L’interdisciplinarité demeure une méthode de travail en équipe pluridisciplinaire pour co-construire et résoudre un problème social complexe, un problème digne d’intérêt pour aboutir à des résultats communs.
Dans les paragraphes qui suivent, je présente deux expériences de coopération interdisciplinaire. La première expérience que j’ai vécue est la réalisation d’une étude avec des sociologues, des anthropologues et des géographes sur la problématique de l’allaitement maternel sécurisé dans un contexte de sida au Burkina Faso et dont le titre s’intitule « Inégalités spatiales, mobilités et expérience de l’allaitement sécurisé au Burkina Faso. Une approche socio-anthropologique et géographique pour mieux comprendre les contraintes à la pratique de l’allaitement sécurisé ». La rédaction du projet a fait l’objet d’une co-construction par les différent-e-s spécialistes incluant non seulement la revue documentaire mais aussi les aspects méthodologiques. Cette démarche interdisciplinaire a été d’un grand intérêt pour l’acceptation de la réalisation de la recherche. Nous avons organisé des réunions pour s’imprégner et s’approprier les différentes approches méthodologiques disciplinaires dans la collecte des données de terrain. Notre défi à relever était de faire du terrain ensemble.
Nous avons réalisé des entretiens individuels semi-structurés avec les participant-e-s, avons construit des cartes, délimité des espaces, utilisé un GPS pour la géolocalisation des quartiers. L’équipe comptait en son sein quatre étudiantes en master dont deux en géographie et deux autres en sociologie. Les différent-e-s spécialistes disciplinaires ont visité ensemble les sites d’études, appris aux étudiantes à mettre en relation l’utilisation des espaces de maisons pour la conservation des produits (antirétroviraux) et les motifs de justifications que fournissent les femmes. Pourquoi tel espace est-il utilisé dans la maisonnée et non tel autre? L’interprétation et l’analyse des données ont été faites en tenant compte des comportements sociaux stratégiques et l’exploration des espaces pour comprendre les inégalités sociales et spatiales dans les pratiques de l’allaitement maternel sécurisé. Par moment, les étudiantes en géographie ne comprenaient pas bien pourquoi les socio-anthropologues avaient recours à des verbatim pour marquer des points de réflexion dans les discours des personnes interrogées.
La deuxième expérience provient d’une étude réalisée sur la méningite cérébro-spinale dans les localités de Kombissiri (site moagha) et de Réo (site gurunsi) au Burkina Faso (2009). Cette recherche était effectuée par des socio-anthropologues, des économistes de la santé et des médecins de santé publique. Il s’agissait de fournir des données sur les représentations sociales des communautés en lien avec la méningite, la prise en charge médicale et les dépenses de santé tant au niveau endogène/traditionnel que des structures de santé. Les guides d’entretiens conçus par les socio-anthropologues ont servi de base pour comprendre les parcours thérapeutiques et les dépenses des ménages. Les logiques sociales produites par les communautés ont permis aux médecins de s’approprier davantage les manifestations symptomatiques décrites et d’établir le lien avec les décisions prises pour recourir aux structures de santé. Un article coproduit par les différent-e-s spécialistes fut publié en 2009. À travers ces expériences citées, j’ai voulu souligner l’intérêt et le potentiel de la recherche interdisciplinaire pour l’amélioration des paradigmes dans les sciences sociales.
Ce n’est pas seulement l’idée d’inter- et de transdisciplinarité qui est importante. Nous devons « écologiser » les disciplines, c’est-à-dire tenir compte de tout ce qui est contextuel y compris les conditions culturelles et sociales, voir dans quel milieu elles naissent, posent des problèmes, se sclérosent, se métamorphosent (Morin, 1990 : 125).
Comment contribuer à la promotion de l’interdisciplinarité dans l’enseignement et la recherche? Il faut alors relever le défi face aux enjeux de la formation interdisciplinaire (Jolivet, 2007).
Promouvoir l’interdisciplinarité
Dans cette partie, il s’agit de montrer d’une manière concrète comment se construit le processus d’une approche interdisciplinaire dans l’institution d’enseignement et de recherche. Par exemple, dans le domaine de la santé, un laboratoire de recherche interdisciplinaire en sciences sociales et santé (LARISS) a été créé à l’Université Joseph KI-ZERBO, lequel regroupe des sociologues, des anthropologues, des géographes, des historien-ne-s, des statisticien-ne-s et des médecins. Des démarches méthodologiques croisées sont présentées lors des séminaires doctoraux et permettent aux jeunes chercheurs et chercheuses de saisir l’opportunité d’une analyse interdisciplinaire des objets traitant de la santé. C’est dans cette perspective, et pour marquer les esprits de jeunes chercheurs et chercheuses ou des étudiant-e-s de l’intérêt de cette approche pluridisciplinaire et interdisciplinaire, que nous avons suscité la création de deux masters, l’un en santé communautaire et l’autre en sciences sociales appliquées. Cette démarche contribue à apporter des éclairages et des croisements théoriques disciplinaires pour analyser la complexité des phénomènes sociaux. C’est dans ce contexte que des réflexions pluridisciplinaires et multisectorielles (universités, instituts et centres de recherche, ONG) ont été initiées en 2009 à l’Université Joseph KI-ZERBO pour la mise en commun d’approches et de savoirs scientifiques et endogènes afin d’impulser de nouvelles dynamiques dans le développement du monde rural en Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest. En 2011, les réflexions ont abouti à la mise en place d’un « Master international et pluridisciplinaire en innovation et développement rural ». Il est ouvert à toutes les disciplines avec des enseignements méthodologiques diversifiés et fonctionne depuis une dizaine d’années. Ce master international et pluridisciplinaire montre bien les liens entre les diverses disciplines pour construire les ponts d’un développement durable.
L’interdisciplinarité est devenue un thème de recherche en soi dans les activités des équipes, intégrées à leurs projets scientifiques respectifs. L’interdisciplinarité suppose d’ouvrir l’échange, d’abattre certaines cloisons et de s’appuyer sur ce qui forme le socle commun des sciences (Morin, 1990 : 125).
Conclusion
L’interdisciplinarité n’oppose pas une résistance particulière à la réflexion, et il est aisé d’en discuter quand bien même elle ne découpe pas un champ spécifique du savoir ou des connaissances. Elle s’installe par une démarche de réflexivité disciplinaire et selon les conditions d’une rencontre effective entre plusieurs acteurs soucieux et actrices soucieuses de questionner leurs postures scientifiques et méthodologiques, en vue de produire des dynamiques inter- et transdisciplinaires pour la recherche et la formation dans les universités.
Bibliographie commentée
Durrive, B. et Noack, J. (2017). L’interdisciplinarité : doit-elle choisir entre produire un savoir et cultiver une pratique ? Espacestemps.net, 1-16. https://www.espacestemps.net/articles/linterdisciplinarite-choisir-entre-produire-savoir-cultiver-pratique/?output=pdf
Cet article donne quelques orientations sur l’interdisciplinarité entre positionnement théorique et pratique et sur comment allier les approches théoriques et pratiques des disciplines en interconnexion.
Jolivet, M. (2007). Les universités face aux enjeux de la formation interdisciplinaire. Nature et Société, 15(3), 231-232. https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2007-3-page-231.htm
Jolivet interroge l’interdisciplinarité à travers les missions des universités qui sont entre autres la formation et l’enseignement. L’approche interdisciplinaire doit faire partie des enjeux de la formation dans les universités pour susciter sa pratique par les apprenant-e-s.
Morin, E. (1990). L’ancienne et la nouvelle transdisciplinarité. Dans E. Morin (dir.), Science avec conscience (p. 124-129). Fayard.
Le philosophe et sociologue démontre plus d’une fois la nécessité d’une coopération disciplinaire dans l’analyse des phénomènes sociaux.
Taché, P., Zimmermann, H. et Brisson, G. (2011). Pratiquer l’interdisciplinarité en droit : l’exemple d’une étude empirique sur les services de placement. Les Cahiers de droit, 52(3-4), 519–550. https://doi.org/10.7202/1006696ar
« Pratiquer l’interdisciplinarité en droit est de plus en plus pertinent pour aborder des problématiques juridiques complexes et novatrices ». Les auteurs montrent toute l’importance d’une discipline comme le droit à pratiquer l’interdisciplinarité en prenant des exemples sur les services de placements.
Références complémentaires
Bühlera, È. A., Cavaillé, F. et Gambino M. (2006). Le jeune chercheur et l’interdisciplinarité en sciences sociales: Des pratiques remises en question. Natures Sciences Sociétés, 14(4), 392-398. https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2006-4-page-392.htm
Charaudeau P. (2015). Pour une interdisciplinarité « focalisée » dans les sciences humaines et sociales. Questions de communication, (17), 195-222. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.385.
Ela, J.-M. (2007). Les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique. L’Harmattan.
Garelli, P., Durand, J.-M., Gonnet, A. et Breniquet, C. (1997). Le Proche-Orient Asiatique. Des origines aux invasions des peuples de la mer (vol. 1). PUF.
Morin, E. (1994). Sur l’interdisciplinarité. Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires. http://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b2c2.php.
Perrenoud, P. (1998). Dix défis pour les formateurs d’enseignants. http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1998/1998_30.html
Origgi, G. et Darbellay, F. (2010). Repenser l’interdisciplinarité. Éditions Slatkine.