Module 7 : Approches méthodologiques et stratégies d’enquête

33 Les approches inspirées des épistémologies autochtones et relationnelles et leurs principales stratégies d’enquête

Noémie Gonzalez

Présentation du thème et de l’autrice du chapitre

Le développement d’approches et de méthodologies ancrées dans les épistémologies relationnelles permettent aux chercheurs et chercheuses autochtones de faire de la recherche universitaire en respectant leur épistémologie et aux universitaires allochtones travaillant avec des communautés autochtones de le faire dans le respect de l’épistémologie des participant-e-s.

Noémie (iel) est actuellement candidat-e au doctorat en anthropologie à l’Université Laval (Québec, Canada). Iel a commencé ses études et sa carrière par un master en sciences de l’environnement obtenu en France, pays où iel a grandi dans la classe ouvrière. Dans ses recherches, iel a à cœur l’interdisciplinarité et une transmission large des connaissances. Dans ses recherches actuelles, iel s’intéresse aux contextes de catastrophe et d’urgence et travaille depuis plusieurs années avec les communautés des Premières nations du Québec. Autant dans sa vie personnelle que professionnelle iel s’attache à déconstruire ses privilèges et à orienter ses activités vers des objectifs de justice sociale.

Contexte

Les approches inspirées des épistémologies autochtones sont des approches relationnelles et complexes, et les résumer en 1000 mots nécessite de les décortiquer et de les simplifier. Comment faire cela sans les trahir? De plus, dans le contexte de telles approches, il est particulièrement important de prendre en compte son positionnement de chercheur ou de chercheuse. En ce qui me concerne, je suis Français-e immigré-e dans ce qu’on connaît comme le Canada en 2012. C’est à partir de ces éléments que je rédige ce chapitre : n’étant pas autochtone moi-même, je vais présenter ces approches inspirées des épistémologies autochtones d’une manière qui fait sens selon mon positionnement et les enseignements et expériences auxquelles j’ai eu accès en travaillant avec des personnes et communautés autochtones et en lisant les publications d’auteurs et d’autrices autochtones sur le sujet. Si je vous partage ces réflexions c’est parce qu’elles me paraissent importantes et sont en cohérence avec ces approches : ça vous permet de mieux connaître ma situation en tant qu’autrice de ce chapitre, et de pouvoir situer mes propos.

Les approches abordées ici sont souvent regroupées sous le terme de « méthodologies autochtones », formulation que je vais également utiliser. Pour comprendre le terme « autochtones », il me semble important de noter que les écrits qui portent sur ces approches ont tendance à parler des autochtones en général parce que les auteurs et autrices ont observé une cohérence épistémologique dans les différentes régions du monde mais aussi en raison de l’expérience commune d’une colonisation historique devenue structurelle (Smith et al., 2016 : 144–145) qui unifie ces peuples (Chilisa, 2012; Stelmach et al., 2017 : 4; Wilson, 2008). Cependant, cette généralisation a tendance à se limiter plus aux régions des Amériques et de l’Océanie dans les écrits sur le sujet. Il est donc particulièrement intéressant de se pencher sur le travail de Chilisa (2012) qui, tout en se plaçant dans ce mouvement collectif, apporte des éléments spécifiques aux autochtones du continent africain. D’autres auteurs et autrices ne généralisent pas et préfèrent parler au niveau de leur expérience individuelle, à l’échelle de leur nation (Absolon et Willett, 2004 : 5).

Ce chapitre est une invitation à aller lire les brillant-e-s chercheurs et chercheuses autochtones qui ont développé ces approches (voir la bibliographie). Leur objectif était de permettre aux autres chercheurs et chercheuses autochtones d’avoir des méthodologies acceptées par le milieu universitaire tout en restant cohérentes avec leur épistémologie; mais aussi de permettre aux chercheurs et chercheuses non-autochtones de faire de la recherche avec les peuples autochtones respectueusement, en ayant des outils de compréhension adaptés (Absolon et Willett, 2004; Smith et al., 2016; Wilson, 2008). Personnellement, c’est cette deuxième raison qui m’a amené à intégrer ces approches à mes recherches.

Pour beaucoup des auteurs et autrices cité-e-s, une telle démarche a également une portée politique et devient un moyen explicite de soutenir les visées de décolonisation des peuples autochtones (Absolon et Willett, 2004 : 9, 11; Smith et al., 2016 : 141–142; Stelmach et al. 2017 : 5).

Notons qu’il s’agit de méthodologies indissociables de la réflexion théorique. Dans un travail de recherche, il vaut donc mieux les intégrer dès la conception du projet, y compris dans le choix du cadre théorique plutôt que seulement au moment du terrain pour s’assurer de vraiment pouvoir les appliquer à la recherche (Kovach, 2010 : 41; Smith et al., 2016 : 140; Wilson, 2001). L’ensemble du processus de recherche est en effet aussi important que les objectifs et les résultats.

Nous allons voir les principes qui sous-tendent ces approches et qui permettront de développer des stratégies d’enquête et méthodes cohérentes.

Approches relationnelles et épistémologies autochtones

L’élément central des épistémologies autochtones est l’idée que la construction de relations par le chercheur ou la chercheuse et la responsabilité relationnelle (relational accountability) qui en découle sont au centre de la recherche (Absolon, 2010 : 74; Absolon et Willett, 2004 : 7, 10, 12; Chilisa, 2012; Wilson, 2001 : 176–177). Cette responsabilité relationnelle commence dès le choix du sujet et des objectifs qui doivent être pertinents pour les communautés autochtones concernées – en complément de la satisfaction des attentes universitaires (Smith et al., 2016 : 143). Plus tard, cette responsabilité nous évite de disparaître sans donner de nouvelles une fois le terrain terminé. Les liens créés durant la recherche sont durables et il est important d’honorer cet aspect au-delà de la recherche, entre autres, par un retour des résultats de la recherche à la communauté.

La structure de l’université, par exemple à travers ses obligations de format de documents, ses limites de temps pour la recherche ou ses obligations de faire valider un projet avant de contacter les potentiel-le-s participant-e-s, peut présenter des obstacles à la mise en pratique de ces approches (Absolon et Dion, 2017; Absolon et Willett, 2004 : 14; Smith et al., 2016 : 133, 135). Comme certain-e-s auteurs et autrices le mettent en avant, il faut rester vigilant-e à ce que ces démarches, lorsqu’elles se placent dans une visée décoloniale, ne restent pas un discours simpliste mais prennent en compte la complexité d’une réelle décolonisation (Absolon et Absolon-Winchester, 2016).

Importance de se situer

Dans une approche relationnelle, le chercheur ou la chercheuse est une personne à part entière au-delà de son titre et de son rôle dans la recherche, avec sa complexité et son positionnement particulier; il est donc important de renoncer à l’illusion de l’objectivité (Absolon et Willett, 2004 : 12) et d’identifier ce qui nous caractérise – nos « biais » – et de le rendre explicite pour les autres que ce soit dans nos interactions ou dans nos écrits (d’où la forme de mon introduction à ce chapitre!). C’est une façon de se situer personnellement et dans le réseau relationnel (Absolon et Willett, 2004 : 5, 12; Stelmach et al., 2017 : 5). Un des objectifs de cet exercice est de donner les indications nécessaires au lectorat pour décoder celui ou celle qui écrit en leur fournissant une sorte de grille de compréhension des propos tenus (Absolon et Absolon-Winchester, 2016 : 2–3).

Se situer n’est pas uniquement lié à une position intellectuelle. En effet, lorsque nous nous engageons dans une telle recherche, nous nous retrouvons dans un réseau de relations avec des humains mais aussi avec un territoire et d’autres non-humains qui le peuplent et qui peuvent être impliqués dans notre recherche : il s’agit également d’assumer l’importance et la responsabilité de ces relations-là (Absolon, 2010 : 74; Smith et al., 2016 : 138–139; Wilson, 2001 : 177).

Comme on peut le voir, une telle démarche exige un équilibre entre une attention appuyée sur soi-même et son positionnement dans le réseau relationnel humain et non-humain ainsi qu’une attention et une ouverture aux autres participant-e-s à la recherche et à leurs réalités spécifiques.

Stratégies d’enquête et méthodes

Pour reprendre une analogie de Shawn Wilson, dans son ouvrage Research is ceremony (2008), qui aide à comprendre les différents éléments développés dans une recherche et leurs articulations : la méthodologie donne la destination finale de notre « voyage de recherche », les stratégies d’enquête sont les cartes géographiques qui nous aident à y arriver et les méthodes sont les moyens de transport utilisés pour faire le voyage. Il n’y a pas forcément de méthodes créées spécifiquement pour ces méthodologies (Stelmach et al., 2017 : 6; Wilson, 2001 : 178). Il s’agit plutôt d’adapter les méthodes existantes à notre « destination » particulière. L’idéal pour cela est de travailler en co-construction du savoir avec les participant-e-s à la recherche qui seront le mieux à même de donner aux stratégies d’enquête (les cartes) et aux méthodes (les moyens de transport) une forme adaptée à leur épistémologie. Voici quelques éléments clés permettant d’adapter ses méthodes aux épistémologies autochtones :

  • Suivre les trois « R » des méthodologies autochtones : respect, réciprocité et responsabilité (Wilson, 2008 : 77, 99).
  • Respecter le partage de connaissances et de méthodes qui peut se faire à travers le récit (storytelling) (Absolon et Willett, 2004 : 13; Kovach, 2010; Smith et al., 2016 : 137).
  • Accepter et intégrer l’aspect spirituel (Wilson, 2008) et émotionnel du savoir (Absolon, 2016 : 47–48; Wilson, 2001 : 178).
  • Accepter la construction du savoir qui vient du collectif et assurer une réciprocité de la recherche pour la communauté (Wilson, 2008 : 74).
  • Sortir des modes de communication académique classiques pour le partage des résultats de la recherche en offrant une variété de modes de diffusion rendant les savoirs accessibles à plus de monde. Notons que parfois les recherches universitaires peuvent prendre un temps assez long, ce partage peut donc se faire avant la finalisation du diplôme, à une échelle de temps plus appréciable pour les participant-e-s à la recherche.

Chilisa dans son ouvrage Indigenous Reasearch Methodologies (2012) explique plus en détails certaines méthodes notamment dans ses chapitres 7 et 8 où elle parle de décoloniser les méthodes d’entrevues et décrit des méthodes de recherche participante.

Comme exemple de méthode d’entrevue décolonisée, Chilisa parle d’organiser un cercle de parole plutôt qu’une entrevue semi-dirigée individuelle (2012 : 212-214). Ce format peut être plus en accord avec les pratiques locales. Il permet un meilleur accès des participant-e-s à la discussion, notamment en limitant l’impression de hiérarchie dans le groupe ou l’attention trop forte sur le chercheur ou la chercheuse. Chilisa suggère également l’utilisation d’un objet ayant du sens localement pour désigner la personne qui le porte comme celle ayant la parole et ainsi permettre un respect total du récit exprimé. Ce format a aussi l’intérêt de mettre en avant les connexions entre les personnes et avec le lieu, et permet un échange entre les participant-e-s qui est enrichissant pour tout le monde.

Bibliographie commentée 

Absolon, K. (2010). Indigenous Wholistic Theory: A knowledge Set for Practice. First Peoples Child & Family Review, 5(2), 74–87. http://journals.sfu.ca/fpcfr/index.php/FPCFR/article/view/95

Ce texte met en évidence l’importance de la responsabilité relationnelle et celle des relations avec les non-humains.

Absolon, K. et Dion, S. (2017). Doing Indigenous Community-University Research Partnerships : A Cautionary Tale. Engaged Scholar Journal, 3(2), 81–98. https://esj.usask.ca/index.php/esj/article/view/61609

On y présente comment la structure universitaire peut présenter un obstacle à ces approches.

Absolon, K. E. (2016). Wholistic and Ethical: Social Inclusion with Indigenous Peoples. Social Inclusion, 4(1), 44-56. https://doi.org/10.17645/si.v4i1.444

Le texte montre comment intégrer les aspects émotionnels et spirituels dans la recherche.

Absolon, K. E. et Absolon-Winchester, A. E. (2016). Exploring Pathways to Reconciliation. Consensus, 37(1), 1–18. https://scholars.wlu.ca/consensus/vol37/iss1/2/

En statuant sur la complexité de la décolonisation, ce texte invite à se situer pour fournir une grille de compréhension de nos propos.

Absolon, K. et Willett, C. (2004). Aboriginal research: Berry Picking and Hunting in the 21st Century. First Peoples Child & Family Review, 1(1), 5–17. http://journals.sfu.ca/fpcfr/index.php/FPCFR/article/view/5

Ce texte présente les objectifs des méthodologies relationnelles et les méthodologies inspirées des épistémologies autochtones comme outil pour la décolonisation, et réitère l’importance de la responsabilité relationnelle, de renoncer à l’objectivité et de se situer. Il invite en plus à respecter le storytelling.

Chilisa, B. (2012). Indigenous Research Methodologies. Sage.

L’ouvrage présente les méthodologies inspirées des épistémologies autochtones adaptées aux contextes africains.

Kovach, M. (2010). Conversational Method in Indigenous Research. First Peoples Child & Family Review, 5(1), 40–48. http://journals.sfu.ca/fpcfr/index.php/FPCFR/article/view/172

Le texte montre comment respecter le storytelling en intégrant des aspects au niveau pratique et théorique.

Smith, L. T., Maxwell, T. K., Puke, H. et Temara, P. (2016). Indigenous Knowledge, Methodology and Mayhem: What is the Role of Methodology in Producing Indigenous Insights? A Discussion from Mātauranga Māori. Knowledge Cultures, 4(3), 131–156. https://researchcommons.waikato.ac.nz/handle/10289/11493

Cet article fait état des objectifs des méthodologies relationnelles et celles inspirées des épistémologies autochtones comme outil pour la décolonisation. L’importance des relations avec les non-humains et celle du respect du storytelling est présentée en parallèle des aspects à intégrer au niveau pratique et théorique.

Stelmach, B., Kovach, M. et Steeves, L. (2017). Casting a new light on a long shadow: Saskatchewan aboriginal high school students talk about what helps and hinders their learning. Alberta Journal of Educational Research, 63(1), 1–20. https://journalhosting.ucalgary.ca/index.php/ajer/article/view/56085

Wilson, S. (2001). What is indigenous research methodology ? Canadian Journal of Native Education, 25(2), 175–179.

Wilson, S. (2008). Research is Ceremony. Indigenous Research Methods. Fernwood Publishing.

L’ouvrage présente le développement complet des différents aspects des méthodologies inspirées des épistémologies autochtones et relationnelles.

Références complémentaires

Ouvrages de référence sur les méthodologies autochtones

Absolon, K.E. (2011). Kaandossiwin. How We Come to Know. Fernwood Publishing.

Kovach M. (2009). Indigenous Methodologies. Characteristics, Conversations, and Contexts. University of Toronto Press.

Smith, L. T. (2012). Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous Peoples (2e éd.). Zed Books.

Liens entre méthodologies autochtones et décolonisation

Kincheloe, J. L. et Steinberg, S. R. (2008). Indigenous Knowledges in Education. Complexities, Dangers, and Profound Benefits. Dans N. K. Denzin, Y. S. Lincoln, et L. T. Smith (dir.), Handbook of critical and indigenous methodologies (p. 135‑156). Sage.

Denzin N. K., Lincoln, Y. S. et Smith, L. T. (dir). (2008). Handbook of critical and indigenous methodologies. Sage.

Pinkoski, M. (2011). Anthropology, Tsilhqot’in Nation, and Decolonization. Native Studies Review, 20(2), 51‑89.

Importance du positionnement et place au sein d’un réseau relationnel

Potts K. et Brown, L. (2005) Becoming an anti-opressive researcher. Dans L. Brown (dir.), Research as Resistance: Critical, Indigenous, and Anti-Oppressive Approaches (p. 255‑286). Canadian Scholars’ Press and Women’s Press.

Simpkins, M. A. (2010). Listening between the lines: reflections on listening, interpreting and collaborating with aboriginal communities in Canada. The Canadian Journal of Native Studies, 30(2), 315‑334.

Simpson, L. (2001). Aboriginal peoples and knowledge : decolonizing our processes. The Canadian Journal of Native Studies, 21(1), 137‑148.

Steinhauer, E. (2002). Thoughts on an indigenous research methodology. Canadian Journal of Native Education, 26(2), 69‑81.

Expliciter ses biais pour donner grille de compréhension au lectorat

Kimpson, S. A. (2005). Stepping off the road: A Narrative (of) Inquiry. Dans L. Brown et S. Strega (dir.), Research as Resistance: Critical, Indigenous, and Anti-Oppressive Approaches (p. 73‑97). Canadian Scholars’ Press and Women’s Press.

Madison, S. (2008). Narrative poetics and performative interventions. Dans N. K. Denzin, Y. S. Lincoln et L. T. Smith (dir.), Handbook of critical and indigenous methodologies (p. 604). Sage.

L’importance du récit (storytelling)

Iwasaki, Y., Bartlett, J. G., Gottlieb, B. et Hall, D. (2009). Leisure-Like Pursuits as an Expression of Aboriginal Cultural Strengths and Living Actions. Leisure Sciences, 31, 158‑173.

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