Module 1 : Pour quoi et pour qui faire de la recherche?

1 Science, colonialisme et extraversion (histoire décoloniale de la science)

Jacques Michel Gourgues

Présentation du thème et de l’auteur du chapitre

Le message principal de ce chapitre est de montrer que la science, une invention européenne moderne, a fait partie du projet colonial. Il s’agira, tout d’abord, de faire ressortir les liens existants entre le projet colonial (de l’Europe, le Centre impérial) et le développement des sciences – ou mieux de la science tout court -, à partir des savoirs locaux (de la Périphérie, ou des centres périphériques). En outre, après les indépendances, ce projet colonial s’est donc mué en un projet néocolonial qui maintient toujours en place la prééminence occidentale sur la périphérie dans les dispositifs de recherche.

Jacques-Michel Gourgues est détenteur du grade de Philosophiae Doctor en sciences de l’Éducation, option administration de l’Éducation de l’Université de Montréal. Il a enseigné dans des institutions d’enseignement supérieur en Haïti (Institut national de gestion et des hautes études internationales de l’Université d’État d’Haïti; Université Quisqueya – Faculté des sciences de l’Éducation). Il enseigne actuellement à l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti dans le programme de Sciences de l’Éducation. Ses recherches portent actuellement sur l’influence de l’épistémologie occidentale dans le système éducatif haïtien pour faire des sortants des gens à « Peau noire, masques blancs » (Fanon, 1952), qui sont les nouveaux esclaves de la modernité.

« Élaborer une théorie », « utiliser des méthodologies et des méthodes de recherche y relatives » sont à la base de la science et de toutes les disciplines. Cependant, les fins et les buts exacts de celles-ci ont-ils été et sont-ils connus et clairement identifiés dans l’espace-temps par tous les peuples de la planète?

Pour bien appréhender cette question, il est important de se référer au modèle en trois phases de George Basalla (1967), un historien diffusionniste anglo-américain, qui a permis de comprendre la propagation de la science moderne de l’Occident vers les cultures non-occidentales (Bhaumik, 2017), mais surtout comment des chercheurs occidentaux et chercheuses occidentales ont été impliqué-e-s dans l’entreprise de colonisation (Bassala, 1967). Bhaumik (2017) fait remarquer que Basalla fournit un cadre intéressant pour mieux interpréter les processus globaux de transfert des connaissances. En effet, ces mécanismes sont présentés dans une seule direction, c’est-à-dire de la « métropole impériale » vers le reste du monde colonial périphérisé, dit « non civilisé », mais aussi vers d’anciennes civilisations ayant des traditions scientifiques endogènes comme l’Inde, la Chine et le Japon.

Les trois phases du modèle de Basalla (1967) se présentent comme suit :

Dans la première phase, il explique que la « périphérie coloniale », constituée de sociétés/nations qualifiées de non scientifiques a uniquement servi de sources de données passives pour le développement de la science moderne dans les pays européens. Durant celle-ci, des scientifiques qualifiés, des amateurs européens comme les explorateurs, les voyageurs, les missionnaires et autres, visitaient les nouveaux territoires, étudiaient et rassemblaient leur faune et leur flore, étudiaient leurs caractéristiques physiques, puis rapportaient les résultats de leurs travaux en Europe (et aux États-Unis) pour le bénéfice de la communauté scientifique. Basalla précise que l’épithète de non scientifique attribué à ces sociétés est dû à l’absence de la science moderne occidentale contrairement à l’Inde ou à la Chine.

La phase deux est marquée par une ère de « science coloniale » qui se caractérise par l’implication d’un plus grand nombre de scientifiques dans l’entreprise où l’éventail des activités s’est considérablement élargi. À l’ère de la « science dépendante », les travaux scientifiques étaient effectués par des « scientifiques coloniaux », c’est-à-dire des natifs ou des colons européens établis sur le territoire, ou bien des indigènes acculturés « dépendants » des institutions scientifiques et des traditions de la métropole. Il faut signaler que ces indigènes sont formés dans la plus pure tradition scientifique occidentale dans une institution européenne et manifestent un intérêt pour les domaines scientifiques et les problèmes définis par les scientifiques européens.

La troisième phase a achevé le processus de transfert en luttant pour créer une tradition (ou une culture) scientifique nationale indépendante basée sur les normes professionnelles occidentales. Le scientifique colonial, formé durant la phase deux, doit devenir indépendant et ignorer ou contourner les résistances à la science – basées sur les croyances philosophiques ou religieuses – dans son pays. Celles-ci seront éradiquées par une large diffusion de cette dernière (en référence aux États-Unis, au Canada, à l’Australie et au Japon).

Cette position de Basalla est étayée par Paulin (1990 : 149) concernant les deux premières phases, mais il apporte un éclairage différent permettant aux doctorant-e-s de questionner le sens des pratiques de recherche, leur place dans l’« économie d’ensemble du savoir », y compris sa contribution dans le « procès de production des connaissances à l’échelle mondiale ».

Pour ce faire, il faut, tout d’abord, avoir en tête la perpétuation du caractère unidirectionnel de la production scientifique dans les anciennes colonies ou les pays dominés, que Paulin appelle « extraversion ». Pour l’expliciter, il propose sept caractéristiques de cette extraversion allant de pair avec la marginalisation des savoirs locaux, « traditionnels » (1990 : 153-156). Petitjean (2006 : 3) souligne que non seulement la « science coloniale » s’est construite au détriment des savoirs locaux mais sur ces derniers, prônant ainsi la « mission civilisatrice » de la colonisation.

Avec ces « sciences coloniales », qui seront instituées en France (Singaravélou, 2011), vont se construire des pratiques discursives mettant l’emphase sur « la connaissance occidentale » et la « logique coloniale », qui devient la référence unique et la mesure du degré d’évolution des autres peuples qualifiés « d’arriérés, de superstitieux ». Dans cet ordre d’idées, intervient la question « des langues occidentales comme seules langues scientifiques », signale Paulin (1990 : 157), et ce, au préjudice des langues nationales, étiquetées de « patois », de « vernaculaires », de « dialectes » et ravalées ainsi au rang de « sous-langues ».

Cette « science coloniale » a ses méthodologies de recherche et ses points de vue positivistes. Aussi, Huber (2019) et Tuhiwai Smith (2012[1999]) appellent-elles à un changement de perspective dans les recherches : passer de la perspective occidentale à la perspective autochtone, indigéniste, bref à un renversement de paradigme! Huber propose aux chercheurs et chercheuses de prêter attention aux préalables suivants :

  1. Une sélection délicate des termes établissant un récit plus conforme à la perspective autochtone. Par exemple, Colomb est un envahisseur, pas un découvreur. Du point de vue des peuples autochtones d’Amérique du Nord, les premiers Anglo-européens n’ont pas peuplé la terre, ils l’ont occupée.
  2. Écrire une histoire à succès dans le sens de « Nous sommes toujours là ». Tuhiwai Smith voit dans l’accent scientifique traditionnel mis sur la décimation des sociétés autochtones une dévaluation et une seconde classification de l’histoire autochtone : « Même dans les cercles féministes, la logique coloniale prévaut selon laquelle les femmes de couleur, les femmes autochtones sont victimes d’oppression plutôt que des organisatrices à part entière » (2012[1999] : 25).
  3. La question de la compatibilité des connaissances traditionnelles et de la science. « Pouvons-nous étendre les méthodes de savoir autochtones traditionnelles aux efforts de recherche? » (Newhouse, 2016).
  4. L’histoire orale représente le cœur de la production de connaissances.
  5. Étant donné que bon nombre de sociétés autochtones ont encore le sentiment d’être dans un État colonial, la catégorie de recherche « Études postcoloniales » devrait être réexaminée. Ici, la question d’une autre approche (théorique, conceptuelle, etc.) doit être soulevée.
  6. Focalisation sur l’histoire numérique. Ce domaine de recherche relativement nouveau peut rendre visible l’histoire supprimée et invisible des sociétés subalternes et des sociétés autrefois colonisées.

Somme toute, il y a lieu de rappeler ici ces commentaires de Graham Smith (cité dans Smith, 2012[1999] : 187) sur la nécessité pour toute recherche, en particulier celle sur le peuple Maori en Nouvelle-Zélande, de mettre l’emphase, entre autres, sur ses principes, sa philosophie, sa langue et sa culture. Bref, tout ce qui valorise et légitime un peuple!

Bibliographie commentée

Basalla, G. (1967). The Spread of Western Science. Science, 156(3775), 611-622. http://www.jstor.org/stable/1721413 

Bhaumik, R. (2017). The History of Colonial Science and Medicine in British India: Centre-Periphery Perspective. Indian Journal of History of Science, 52(2), 174-183. https://www.semanticscholar.org/paper/The-History-of-Colonial-Science-and-Medicine-in-Bhaumik/7bec5b7c71abff06bda3c1220f00129f5c83075d

Le document se concentre sur les différents problèmes et modèles relatifs à la nature de la diffusion des idées et des pratiques scientifiques pendant la période coloniale.

Huber, R. (2019).The Problem of Postcolonial Historical Research within Colonial Epistemologies and Methodologies. Convivial Thinking. https://www.convivialthinking.org/index.php/2019/03/29/how-do-we-know-the-world-series-part-xiii-the-problem-of-postcolonial-historical-research-within-colonial-epistemologies-and-methodologies/#more-775

Paulin, H. (1990). Recherche et extraversion : éléments pour une sociologie de la science dans les pays de la périphérie. Africa Development/Afrique et Développement, 15(3/4), 149-158. http://www.jstor.org/stable/24486820

Il s’interroge sur les relations et le rôle des chercheurs et chercheuses des pays périphérisés avec le Centre.

Petitjean, P. (2006). La science doit achever sa décolonisation. Sciences et Avenir – La Recherche, 61-66. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00114991/document 

Newhouse, D. (2016). Indigenous Peoples, Canada and the Possibility of Reconciliation. IRPP Insight, (11). https://irpp.org/wp-content/uploads/2016/11/insight-no11.pdf

Singaravélou, P. (2011). Professer l’empire : Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République. Publications de la Sorbonne.

Cet ouvrage montre la participation active du monde savant dans la construction d’un « discours colonial » pour justifier le projet impérial.

Smith, L. T. (2012[1999]). Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples (2e éd.). Zed Books Ltd.

Propose une réflexion décoloniale approfondie sur les façons d’aborder les questions méthodologiques pour et avec les peuples colonisés et dominés.

Références complémentaires

Bonneuil, C. (1991). Des savants pour l’empire : la structuration des recherches scientifiques coloniales au temps de « la mise en valeur des colonies françaises » 1917-1945. ORSTOM.

Blaut, J. M. (1993). The Colonizer’s Model of the World: Geographical Diffusionism and Eurocentric History. Routledge

Ferro, M. (1994). Histoire de la colonisation : des conquêtes aux indépendances (XIIIe-XXe siècle). Seuil.

MacLeod, R. (1996). Reading the Discourse of Colonial Science. Dans P. Petitjean (dir.), Les Sciences Coloniales : Figures et Institutions (p. 87-96). ORSTOM.

Paty, M. (1997). Science et colonialisme. Entrée consultée. Dans M. Ambrière (dir.), Dictionnaire du XIXe siècle européen (1087-1088). Presses Universitaires de France.

Partagez ce livre