Module 2 : Du mémoire au projet de recherche, en passant par la thèse : les métiers de la recherche

11 De l’idée de la thèse à la soutenance : les étapes et les formats, suivi d’une chronique d’une expérience personnelle à l’Université de Yaoundé 1

Abdoulaye Anne et Alassa Fouapon

Présentation de la première section du chapitre et de son auteur

Cette première section du chapitre est un essai d’explicitation de ce qu’un travail de thèse peut représenter et comment le mener à terme à partir d’ouvrages de référence et d’articles traitant du sujet. Elle se divise en quatre sections. La première est consacrée à la définition du terme. Elle est suivie d’une définition qui en donne les principales étapes, puis d’une autre qui explique les deux formats classiques de thèse. La section termine par une synthèse qui ouvre sur la richesse et la diversité des formes que peut prendre une thèse.

Abdoulaye Anne est professeur agrégé à la Faculté des sciences de l’Éducation de l’Université Laval où il est le directeur du Département des fondements et pratiques en éducation. Spécialiste des politiques éducatives, il est chercheur au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES), au Centre interdisciplinaire de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient (CIRAM) et au Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP) de l’Université Laval.

La thèse de doctorat

Rappelons qu’étymologiquement le mot « thèse » vient du nom grec thesis qui signifie « action de poser ». La thèse est donc une affirmation ou une prise de position d’un locuteur ou d’une locutrice à l’égard d’un sujet donné (Beaud, 2005).

En milieu académique, une thèse est un mémoire résumant un travail de recherche universitaire, soutenu devant un jury par un-e étudiant-e afin d’obtenir un diplôme ou un grade universitaire. C’est donc un exposé écrit d’envergure, fruit d’un processus de réflexion et de découverte. Elle prend la forme d’une œuvre originale produite par un-e étudiant-e inscrit-e à un programme universitaire de cycles supérieurs (maîtrise ou doctorat) et destinée à faire avancer l’état des connaissances dans un domaine de savoir.

Une thèse de doctorat doit apporter une contribution significative à l’avancement des connaissances dans un domaine d’études. Cette thèse, qui donne droit au titre de docteur-e, est probablement la plus connue des thèses.

La thèse de doctorat ici et ailleurs

Dans l’espace francophone, la thèse de doctorat reprend le modèle français de l’exercice. Elle représente, en termes de volume, un travail de recherche de plus grande ampleur que le mémoire de maîtrise.

Dans les pays anglophones, le terme thesis est utilisé pour les travaux de doctorat et de master recherche; les masters professionnels et les bachelors étant obtenus à la suite de la rédaction d’une dissertation. Aux États-Unis, le terme de dissertation est employé plus largement que celui de thesis. Ce dernier est même limité aux travaux du niveau du master dans certaines universités nord-américaines (Thomas, 2009).

Dans tous les cas, la thèse s’appuie sur une recherche, propose une réflexion approfondie et une analyse critique rigoureuse, présente en détail la méthode utilisée (Agbobli, 2014), fournit des résultats exacts et comprend une vérification de toutes les affirmations de faits. Elle doit présenter les résultats d’une recherche et d’une analyse originales dont la qualité lui vaut d’être publiée (Boutillier et al., 2014).

Objectif de la thèse de doctorat

L’objectif général de la thèse de doctorat est de mener une recherche scientifique, sous la supervision d’un-e membre du corps professoral (Frenay et Romainville, 2013), sur une question de recherche qui s’inscrit dans un programme doctoral, dans le but de faire avancer les connaissances sur un sujet donné.

Les étapes de la thèse

Les principales étapes de la thèse sont :

  1. La définition du sujet : c’est à cette étape que l’auteur ou l’autrice de la thèse présente et explique l’objet du projet de recherche;
  2. L’examen de la littérature pertinente en lien avec le sujet retenu permet de faire un état des lieux sur le sujet à partir des écrits de façon plus ou moins exhaustive;
  3. La détermination et la formulation des questions ou des hypothèses de recherche;
  4. Le choix et la justification de la méthodologie et d’un plan de recherche;
  5. La sélection et l’utilisation de méthodes et outils appropriés pour étudier le sujet de la thèse;
  6. La collecte, l’analyse et l’interprétation des données de recherche;
  7. L’écriture du rapport de recherche reprenant la revue de la littérature pertinente, les questions de recherche, l’explication et la justification de la recherche menée ainsi que l’analyse des résultats en lien avec une littérature pertinente;
  8. La soutenance ou défense de la thèse clôture le cheminement et ouvre la voie au nouveau docteur ou à la nouvelle docteure. La soutenance complète le processus de réalisation d’une thèse. Généralement publique, elle vient fournir une évaluation finale sur cette dernière (après en avoir confirmé l’authenticité) et apprécier les aptitudes en communication orale du candidat ou de la candidate. Sa préparation se fait sur la base des rapports d’évaluation du travail préalablement soumis par les membres du comité de thèse.
  9. Le dépôt et la valorisation de la thèse à travers la publication des résultats et le transfert des connaissances générées par l’exercice (Université Laval, 2016).

Les formats d’une thèse

Les principaux formats d’une thèse sont les deux suivants :

  1. Le format classique ou traditionnel : il prend la forme d’une monographie, c’est-à-dire un ouvrage complet présentant une étude exhaustive sur un sujet donné. De longueur variable, dépendant de la problématique, de la méthodologie ou de l’analyse retenues, il peut compter de 250 à 400 pages avec les références bibliographiques et les annexes;
  2. Le format par articles ou avec insertion d’articles : il compte généralement 2 ou 3 articles pour lesquels l’étudiant-e a un statut de premier auteur ou de première autrice. Dans le premier cas, chacun des chapitres centraux est constitué d’un article que l’étudiant-e a rédigé à titre premier auteur. La thèse par articles comprend aussi une introduction, une discussion générale et une conclusion qui font ressortir la cohérence de la démarche de l’étudiant-e. Dans le second cas, la thèse est de forme hybride et comporte à la fois des chapitres de facture traditionnelle et un ou des chapitres sous la forme d’article que l’étudiant-e a rédigé(s) à titre de premier auteur ou première autrice (Université Laval, 2016).

Éléments de synthèse

À l’évidence, la thèse est un travail complexe qui demande une bonne organisation et de la cohérence pour pouvoir structurer ses idées et son texte de manière à ce que ce soit compréhensible par des lectorats non forcément spécialistes de la question traitée (Eco et Cantagrel, 2016). Ses étapes et ses formats sont divers et varient selon les disciplines, les objets, les épistémologies et les postures privilégiés.

De manière générale, du point de vue du positionnement épistémologique des étudiant-e-s, les thèses se situent sur un continuum allant d’une approche positiviste (qui peut être dogmatique) à des approches de recherches et interventions à visées transformatives et émancipatrices (réputées moins positivistes et plus critiques).

Le caractère exigeant de l’exercice commande également de le faire sous la supervision d’un encadreur ou d’une encadreuse rompu-e à la tâche dont on attend bienveillance et soutien dans ce cheminement initiatique (Thomas, 2009).

Pour terminer cette section, j’aimerais attirer l’attention du lectorat sur l’importance de l’ancrage contextuel de la thèse (Éla, 2004) qui en garantit le sens, la pertinence et toute la richesse attendue. Je fais ici, notamment, référence au positionnement épistémologique de l’auteur ou l’autrice de la thèse et au caractère situé de l’objet de la thèse qui peuvent faire qu’une thèse sur un même sujet puisse prendre des avenues différentes toutes aussi légitimes et génératrices de connaissances les unes que les autres (Kember et Corbett, 2018; Noguera et Plane, 2020).

Bibliographie commentée

Agbobli, E. K. M. (2014). Méthodologie de la recherche et initiation à la préparation des mémoires et des thèses. l’Harmattan.

Un manuel de méthodologie destiné aux étudiant-e-s de cycles supérieurs universitaires.

Beaud, M. (2005). L’art de la thèse : comment préparer et rédiger un mémoire de master, une thèse de doctorat ou tout autre travail universitaire à l’ère du Net. La Découverte.

Une référence indispensable sur la thèse devenue un classique qui a été entièrement refondue et mise à jour.

Boutillier, S., Gonguel d’Allondans, A., Uzunidis, D. et Labère, N. (2014). Méthodologie de la thèse et du mémoire. Studyrama, Levallois-Perret.

Un guide de l’apprenti-e chercheur ou chercheuse en lettres et sciences humaines tout au long de son travail répondant aux questions sur les exigences d’un mémoire et d’une thèse, le choix de son sujet et la construction d’hypothèses. Les auteurs et autrices y donnent des exemples illustrant les conseils méthodologiques qui y sont fournis.

Eco, U. et Cantagrel, L. (2016). Comment écrire sa thèse. Flammarion.

Un ouvrage écrit dans un style agréable et accessible pour faire découvrir la recherche. Plutôt destiné aux étudiant-e-s en initiation à la recherche et aux débutant-e-s, il donne le goût d’y plonger sans appréhension.

Éla, J.-M. (2004). Refaire ou ajuster l’université africaine? Dans Centre Tricontinental (dir.), L’offensive des marchés sur l’université : Points de vue du Sud (p. 95-100). L’Harmattan.

Un texte majeur qui pose une réflexion endogène sur le type d’université à promouvoir en Afrique noire.

Frenay, M. et Romainville, M. (dir.). (2013). L’accompagnement des mémoires et des thèses. Presses universitaires de Louvain.

Un ouvrage qui explore les critères de production de ces savoirs, les raisons des échecs et abandons, les facteurs de la réussite, ainsi que les spécificités de la relation unissant un-e enseignant-e et un-e étudiant-e qu’il accompagne dans le cadre d’un mémoire ou d’une thèse dans l’espace universitaire francophone.

Kember, D. et Corbett, M. (2018). Structuring the Thesis: Matching Method, Paradigm, Theories and Findings. Springer Singapore.

Un ouvrage collectif sur la structuration d’une thèse en éducation, en sciences sociales et dans d’autres disciplines qui ne se prêtent pas toujours aux procédures standardisées des sciences dites dures. Il donne des clés pour concevoir une structure propre conçue en fonction du sujet, de la méthodologie et du paradigme retenu. Il fournit également un large éventail d’exemples à exploiter, qui conviennent à un large spectre de théories, d’approches méthodologiques, de méthodes de recherche et de paradigmes.

Noguera, F. et Plane, J.-M. (2020). Chapitre 4. La recherche-intervention : éléments d’épistémologie, de méthode et principes d’action. Dans S. Frimousse (dir.), Produire du savoir et de l’action: Le vade-mecum du dirigeant-chercheur (p. 53-61). EMS Editions. https://doi.org/10.3917/ems.peret.2020.01.0053″

Le texte interroge les méthodes de la recherche-intervention, ici appliquées à la gestion, dans ses dimensions éthique, épistémologique et méthodologique. Les auteurs montrent comment l’objectivation des données de recherche est un processus fondé sur une interaction productrice de connaissances à travers une stimulation des capacités de divers-es acteurs et actrices.

Thomas, G. (2009). Your Research Project. Sage.

Un ouvrage incontournable sur la recherche en sciences sociales qui couvre toutes les parties importantes de la réalisation d’un projet de recherche, dans un langage accessible et un style décontracté. L’auteur arrive à faire saisir l’interaction permanente entre la structure et le processus dans un projet de recherche. Il comprend une liste de textes commentés.

Université Laval. (2016). Mémoires et thèses. https://www.fesp.ulaval.ca/memoires-et-theses

La section du site de la faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval consacrée à la thèse.

Présentation de la seconde section du chapitre et de son auteur

L’histoire, qui est ma discipline de formation, de métier et donc de prédilection, a ceci de particulier qu’elle nécessite beaucoup d’investissements de la part du chercheur ou de la chercheuse, en termes d’investigations pour comprendre des processus complexes. Au Cameroun, les conditions d’accession du pays à l’indépendance ont conduit les pouvoirs publics à être méfiants envers l’historien-ne et les jeunes chercheurs et chercheuses. Cette situation a d’ailleurs influencé des générations d’historien-ne-s dans la pratique de leur métier. Ainsi, loin de vouloir se dresser sous la forme d’une construction schématique des mécanismes de la recherche en sciences historiques, je propose de partir de mon expérience personnelle pour souligner les problèmes auxquels peuvent faire face les jeunes chercheurs et chercheuses africain-e-s dans le processus de préparation et de soutenance de leur mémoire de Master ou de leur thèse de Doctorat.

Professeur-assistant au Département d’Histoire de l’Université de Yaoundé 1, Fouapon Alassa est titulaire d’un Doctorat/PhD en Histoire des Civilisations et des Religions, soutenu en 2019. Dans sa démarche historienne, il s’intéresse à l’histoire de l’islam et des sociétés musulmanes en Afrique au sud du Sahara (notamment centrale) et leurs relations avec le monde arabo-musulman aux XIXe et XXIe siècles, l’histoire des mutations religieuses, le militantisme islamique et la construction identitaire dans une perspective intergénérationnelle et de genre. À ce jour, il a participé à plusieurs rencontres scientifiques tant au niveau national qu’international et est auteur d’une quinzaine d’articles dans son champ de recherche. Il est par ailleurs membre de la Société Camerounaise d’Histoire (SCH), de l’Association pour la Science Ouverte en Haïti et en Afrique (APSOHA) et point focal pour la promotion de la science ouverte et la Justice Cognitive à l’Université de Yaoundé I.

 Dans le cadre de mon ancien parcours de doctorant en Histoire des Civilisations et des Religions au Département d’Histoire de l’Université de Yaoundé 1, j’aimerais revenir sur trois étapes : 1) la période de réflexions autour du choix du sujet, de l’équipe d’encadrement et mes difficultés d’accès aux sources et à la documentatio ensuite, 2) les dédales d’ordre administratif auxquels j’ai été confronté afin de pouvoir soutenir ma thèse, et 3) l’acceptation d’une codirection qui a comblé le déficit d’expertise pédagogique et méthodologique auquel j’étais confronté dans ce domaine de recherche, situation qui s’est dévoilée lors de la soutenance.

Réflexions autour du choix du thème et de l’équipe d’encadrement et difficultés d’accès à la ressource documentaire

À ma sélection au cycle du Doctorat en 2012 par le Recteur de l’Université de Yaoundé I, je m’étais engagé à travailler sur « les institutions financières arabo-musulmanes dans le processus de développement au Cameroun » sous la direction du professeur Daniel Abwa. C’était un champ de recherche qui venait dans la continuité du questionnement formulé en Master autour de la coopération internationale sous le prisme de l’islam : « L’islam et la coopération arabo-africaine : le cas du Cameroun et le Royaume d’Arabie Saoudite ». Inscrit au Doctorat, je tenais à quitter la sphère de la coopération entre États pour questionner les rapports entre des États africains musulmans (me focalisant sur le Cameroun) et les institutions financières islamiques. Malheureusement ou heureusement, j’ai buté, très vite, sur la rareté de la documentation et la difficulté à faire un terrain fiable auprès de ces institutions très bureaucratiques dont les sièges se trouvaient hors du Cameroun. Je ne pouvais me permettre de mener des missions à l’extérieur du pays, compte tenu de l’absence de financement de la recherche, qui est un problème ancien et criant au Cameroun. Par ailleurs, j’ai été confronté à un manque crucial de documentations, dès l’élaboration de mon projet de recherche, comme la plupart de mes congénères. Lors de notre inscription en 4e année d’histoire, le professeur en charge des enseignements de méthode de la documentation, nous conseilla de visiter de plus en plus la bibliothèque centrale de l’université. Elle est d’ailleurs la plus ancienne et la plus grande bibliothèque du Cameroun et est logée dans l’enceinte de l’Université de Yaoundé 1, la mère des universités du pays[1]. Elle est à cet effet visitée par tous les étudiants et toutes les étudiantes venu-e-s des quatre coins du territoire national et même des pays voisins pour leurs recherches. Cependant, les documents y sont vétustes et obsolètes, certains ont même été dérobés par des usagers et usagères malveillant-e-s compte tenu du manque d’entretien et de suivi ou de contrôle par les bibliothécaires. Travaillant sur l’islam, je n’y avais pas personnellement trouvé mon compte.

C’est face à cette difficulté que, par l’entregent de la regrettée professeure Florence Piron (cette amazone du champ scientifique et défenseuse du monde d’en bas pour emprunter à Jean-Marc Ela, en mémoire de qui j’en profite pour dire toute ma gratitude et ma reconnaissance éternelle), lors de son séjour de recherche au Cameroun, je suis mis en contact avec la professeure Muriel Gomez-Perez. Cette dernière, après des échanges par courriels et examen de mon projet, accepte de codiriger ma thèse. Ses premiers conseils ont marqué un nouveau départ pour ce long chemin vers la thèse tels que : « je vous conseille d’éviter les institutions financières et de travailler sur les organisations qui sont proches des populations, ce qui permettra de faire un bon terrain et répondre clairement à votre problème de recherche sur le développement local ». Très vite, j’ai perçu la pertinence de cette orientation de recherche-action ou de recherche pour le développement, en me penchant sur les organisations de proximité – les ONG et associations islamiques locales – afin de pouvoir mener une sérieuse enquête de terrain et d’évaluer le développement dans les sociétés musulmanes du Cameroun. Je me suis, à cet effet, rapproché de mon unique Directeur d’antan, en la personne du professeur Daniel Abwa, pour lui en parler. Spécialiste d’histoire politique du Cameroun contemporain, il n’a pas trouvé d’objections à une codirection et s’est montré plutôt ravi de ma rencontre avec sa collègue Muriel Gomez-Perez, me rappelant qu’autrefois, elle lui était venue en aide pour l’encadrement de la thèse d’un devancier sur le thème de l’Islam et les sociétés dans la ville de Douala. Malheureusement et à son plus grand regret, cette collaboration n’avait finalement pas été formalisée dans le cadre de la coopération universitaire internationale.

C’est ainsi que je me suis résolu à refaire le projet de thèse et à modifier mon dossier et l’équipe de mon encadrement pour intégrer, dorénavant, une codirectrice de l’Université Laval, sur le sujet suivant : « Les associations islamiques locales et ONG transnationales dans le processus de développement du Cameroun : une analyse sociohistorique des jeux et enjeux d’un partenariat public-religieux (1963-2018) ».

Après ces premières étapes qui ont pratiquement duré 3 ans, de 2012 à 2015, le temps pour les différentes instances administratives de l’Université de Yaoundé I de parachever la convention de cotutelle avec l’Université Laval, je demeurais confronté à un manque de sources primaires comme secondaires. Ma codirectrice de thèse m’avait partagé sa Dropbox afin d’avoir accès à des écrits spécialisés sur mon domaine de recherche que je ne pouvais trouver au Cameroun. Par ailleurs, concernant les archives institutionnelles, je me suis rendu dans plusieurs administrations, muni de mon attestation de recherche, sans que les responsables des différents fonds ne réussissent à les mettre ma disposition. Lorsque je parvenais à identifier certains documents, j’étais parfois appelé à me substituer aux responsables de la documentation et des archives qui y étaient nommés par l’administration mais qui n’avaient souvent pas une formation de documentaliste ou d’archiviste. À plusieurs reprises, il m’a été demandé de fouiller et de classer moi-même les documents dont j’avais besoin dans le fonds documentaire d’un ministère. Pour la jeune génération d’historien-ne-s que nous sommes, la question des archives officielles demeure un sérieux problème; certains documents d’archives, pour des raisons politiques, restent tabous dans l’administration publique postcoloniale. C’est ainsi que j’ai été guidé vers les archives des organisations, des archives privées et familiales qui demandent aussi au chercheur ou à la chercheuse de disposer d’un carnet d’adresse fourni et d’un réseau d’amitiés dans les milieux associatifs. Au lieu d’une observation participante, difficile à réaliser pour l’historien-ne, j’ai à ce moment plutôt joui d’une objectivation participante au sens du sociologue Pierre Bourdieu. À travers des entretiens semi-dirigés effectués sur la base d’un échantillonnage bien défini, j’ai finalement réussi à bâtir le corpus de ma thèse.

Rigueur scientifique et sentiment perpétuel d’abandon

Après la rédaction de la première mouture de ma thèse en 2017, plusieurs proches ont estimé que j’avais atteint le bout du tunnel et que le travail était prêt pour la soutenance. Cependant, ma codirectrice n’avait pas encore lu tout le travail pour donner son accord de principe pour le dépôt légal de la thèse. Il n’était pas question de la déposer pour soutenance sans son accord puisqu’elle avait finalement joué le rôle d’encadreuse principale. Je lui ai donc transmis la première mouture qui, de mon point de vue, était déjà une réussite totale. Deux semaines plus tard, elle m’a envoyé ses premières corrections de l’introduction au premier chapitre dans lesquels près de 80% des pages avaient des coupes et des traits rouges. C’était un choc. J’ai eu le sentiment d’être en train de tout recommencer. J’ai compris que j’étais en face d’une dame d’une rigueur scientifique avérée et qui avait le souci de me conduire vers une thèse de qualité. C’est à ce moment que j’ai compris que les cimes de la science se situaient encore très loin de moi. J’ai retrouvé l’énergie, après plusieurs jours de réflexion, et me suis engagé à intégrer toutes ces corrections. Les échanges (réception des commentaires, lectures de nouveaux écrits partagés par ma codirectrice via sa Dropbox et mes propres corrections) ont duré pratiquement 1 an et demi. Le dépôt légal est finalement intervenu en mars 2019, après avoir travaillé sur six versions de ma thèse.

Suivi administratif du dossier de soutenance : un parcours du combattant

L’histoire de ma soutenance est restée dans les mémoires et archivée dans les annales de l’Université de Yaoundé 1. Au Cameroun, c’est après avoir effectué le dépôt légal de sa thèse de Doctorat, que le chercheur ou la chercheuse se rend compte que l’université est à l’image de la société elle-même. Le dépôt de ma thèse a suscité d’énormes enjeux de positionnement au sein de mon Département au point où des personnalités avaient pesé de tout leur poids pour empêcher la programmation de ma soutenance, avançant l’argument des lenteurs administratives. Plusieurs démarches ont été entreprises par chaque camp pour justifier sa position. D’un côté, le Doyen de l’époque estimait que toutes les conditions d’ordre administratif n’étaient pas encore réunies pour une soutenance afin de l’ajourner et, de l’autre côté, mes deux encadrants qui exigeaient, avec arguments scientifiques et administratifs à l’appui, que la soutenance devait être programmée. Dans les chaumières, il se disait que certaines personnes ne voulaient pas que je soutienne ma thèse afin de m’interdire de poser ma candidature lors de la campagne de recrutement qui était imminente. Nonobstant tous ces soubresauts qui ont duré plusieurs semaines, au moment du séjour de recherche de ma codirectrice au Cameroun, j’ai finalement pu soutenir ma thèse, grâce à l’intervention du Recteur de l’Université de Yaoundé 1 qui avait été au préalable alerté de ces multiples blocages par ma codirectrice.

L’exercice de soutenance

 À l’annonce de la programmation de la soutenance, mes proches craignaient que je sois affecté par les tracasseries administratives précédentes, au point de ne pas pouvoir défendre convenablement mes travaux de recherche devant un jury constitué d’éminent-e-s universitaires, désigné-e-s pour la circonstance, du fait de leur maîtrise du champ de recherche. Consciente de cette situation, mon équipe d’encadrement est fortement intervenue dans le processus de ma préparation à la soutenance. Il fallait élaborer le document de présentation pour le présenter en une vingtaine de minutes. Sous la supervision de ma codirectrice, Muriel Gomez-Perez, j’avais réussi, après plusieurs séances de debriefing, à rédiger mon texte de présentation. La préparation psychologique n’était pas en reste, car elle ne cessait de me rappeler que « la soutenance est un exercice qui permet au jury de juger à quel point vous maîtrisez votre travail. Sur ce, vous avez fait une très bonne thèse et vous pouvez la défendre devant n’importe qui, il faut juste rester focalisé et serein, puis vous y arriverez avec brio ». Je ne me séparais plus de ces mots que je considérais telle une sourate, jusqu’au jour de la soutenance.

Comme le prévoit la tradition universitaire, j’ai soutenu devant un jury de 5 membres, composé d’un président (Pr Philipe Blaise Essomba), de deux rapporteurs (Pr Daniel Abwa et Pr Muriel Gomez-Perez) et de deux examinateurs (Pr Gilbert Taguem Fah et Pr Souley Mane). La soutenance a débuté par la présentation du jury au public et, par la suite, le président du jury m’a invité à prendre la parole pour présenter la quintessence de ma recherche en 25 minutes. Conformément à la tradition, le Pr Abwa s’est d’abord exprimé brièvement. Considérant qu’il revenait davantage à la codirectrice, spécialiste du sujet, de s’exprimer, celle-ci n’a pas manqué de souligner toutes les tracasseries administratives que j’ai subies, puis est revenue sur la façon dont nous avons travaillé, sur certains choix méthodologiques et sur l’originalité des résultats de ma recherche. Après avoir reçu la mention Très Honorable avec une note de 18/20, ma co-directrice m’a lancé, avec un sourire de soulagement : « Enfin vous êtes Dr Alassa après un long et tumultueux parcours ».

Pendant ce parcours, deux personnes ont su me donner de l’énergie et m’encourager à me relever à chaque fois que les difficultés me faisaient tomber : Muriel Gomez-Perez et Florence Piron, ces femmes au grand cœur qu’Allah a fortuitement mis sur mon chemin et qui sont devenues pour moi des modèles et des icônes de la science ouverte et de la justice cognitive. Les jeunes des Suds ont besoin d’un encadrement pareil pour faire face aux multiples difficultés rencontrées dans la marche vers une thèse de doctorat de qualité.


  1. Elle était l’unique université depuis les années 60, jusqu’à ce que l’État procède à la réforme du système universitaire en 1993, en transformant les deux autres centres universitaires d’antan (Dschang et Ngaoundéré) en des universités en bonne et due forme et en créant l’Université de Yaoundé 2 (Soa) pour décongestionner la première.

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