Introduction

Florence Piron

En ce début du 21e siècle, les débats autour de l’immigration sont intenses, passionnants et déchirants. Les populations sont divisées. D’un côté, de nombreux citoyens et citoyennes d’Amérique du Nord se souviennent que leur pays actuel a été fondé par des immigrants et des immigrantes, célèbres ou inconnus. Ils veulent perpétuer la tradition d’ouverture et d’hospitalité qui a permis à leurs ancêtres, générations après générations, de construire leur pays. Ils se réjouissent de la diversité culturelle croissante de leur ville ou de leur pays et voient en chaque personne qui vient s’y installer ce qu’elle apporte avec elle comme nouvelles idées, compétences et potentialités. Ils se souviennent aussi, parfois, que l’installation de leurs ancêtres s’est faite aux dépens des Premières Nations qui vivaient sur ces territoires.

De l’autre côté, des citoyens et citoyennes estiment que les siècles passés leur ont donné un statut d’« autochtone » ou de « propriétaire » de leur pays et de ses institutions. Cette ancienneté leur donnerait le droit légitime de se méfier des « nouveaux » qui, fuyant la guerre ou la misère ou affamés d’aventures et de nouvelles idées, continuent d’arriver du monde entier. Ces nouveaux arrivants ne pourraient-ils pas vouloir transformer le pays où ils s’installent? En fait, ils le transforment par leur simple présence. Pour ceux et celles qui craignent le changement, cette présence devient inquiétante, menaçante. Des idées qu’on croyait révolues, qui parlent à mots couverts de « pureté » d’un peuple menacé par des étrangers, refont surface dans l’espace public, dans les discours des élus, dans les politiques publiques. Ces idées nourrissent un désir de fermeture des frontières et de rejet des personnes immigrantes ou réfugiées.

Les guerres du 20e siècle et du début du 21e siècle nous ont fait connaître la triste et profonde dangerosité de ces idées. Comment leur répondre? Avec quelles armes? Le Québec et la ville de Québec, bâtis par de nombreuses générations d’immigrants et d’immigrantes, sont-ils vulnérables à ces idées qui incitent à la méfiance et au rejet de ceux et celles qui viennent d’ailleurs? De nombreuses analyses et reportages montrent l’importance des préjugés, des idées reçues et des fantasmes dans la représentation mentale que se font certains Québécois et Québécoises, notamment franco-descendants, des « étrangers », ces nouveaux arrivants qu’ils ne connaissent pas et ne rencontrent pas. La méfiance envers l’autre qui est différent de soi se nourrit de l’ignorance. Les stéréotypes remplissent le vide créé par le manque de contacts et de rencontres ou les échanges superficiels. « Qui sont ces étrangers qui viennent s’installer dans ma ville? », se demandent les habitants qui y sont nés ou qui y ont grandi. « Qui sont ces personnes qui habitent la ville où je souhaite m’établir? », se demandent les immigrantes et immigrants. L’absence de réponse à ces questions peut engendrer la méfiance et le repli sur soi et nuire à la construction collective du vivre-ensemble harmonieux auquel nous aspirons tous et toutes.

Ce livre, comme l’ensemble de la série Québec, ville ouverte à laquelle il appartient, répond de manière concrète et simple au besoin de mieux se connaître et se comprendre. Il propose des portraits d’hommes et de femmes d’Afrique subsaharienne qui, pour une raison ou pour une autre, vivent actuellement à Québec, que ce soit depuis 50 ans ou depuis quelques mois, avec le statut d’immigrant, de réfugié ou d’étudiant. Ces courts portraits, réalisés par des étudiantes et étudiants en communication publique de l’Université Laval, nous montrent à la fois les différences, mais aussi les ressemblances entre les aspirations, les rêves, les manières de vivre et les valeurs de tous les citoyens et citoyennes de Québec, nés ici ou ailleurs. Ils nous renseignent autant sur la culture des arrivants que sur celle du Québec telle qu’observée et analysée par ces personnes : une formidable capacité d’accueil, mais des difficultés à laisser entrer les nouveaux arrivants dans l’intimité des maisons, une crainte des débats trop vifs qui peut passer pour de l’hypocrisie, une foi en l’égalité entre tous qui permet l’épanouissement, etc.

Ces portraits ont été réalisés dans le cadre du cours de premier cycle intitulé « Éthique de la communication publique » que je donne chaque année au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Il s’agissait d’un travail d’équipe noté, représentant 25 % de la note finale. Il consistait à réaliser par équipe autant de portraits que de membres de l’équipe (quatre ou cinq) et à y ajouter une réflexion collective dont les meilleurs extraits figurent dans la conclusion du livre. Les 54 étudiants et étudiantes ont d’abord bénéficié d’une séance d’information sur l’immigration africaine à Québec. Puis, s’appuyant sur un guide d’entrevue et des conseils d’ordre éthique, chacun a pris rendez-vous avec une personne originaire d’Afrique figurant dans une liste préparée par le Conseil panafricain de Québec (COPAQ), notre principal partenaire, et complétée par différents contacts personnels. Les rencontres d’une ou deux heures ont eu lieu au domicile des personnes choisies, dans un café, à l’Université Laval et même dans une salle de billard! Les étudiants et étudiantes étaient en solo ou en duo, tout comme les personnes interviewées qui pouvaient être en solo, en couple ou en famille. En général, chaque rencontre était enregistrée pour faciliter la rédaction du portrait. La personne rencontrée pouvait choisir l’anonymat – ce fut le cas de quatre femmes qui portent un pseudonyme dans ce livre.

Le travail d’écriture a lui aussi été balisé par quelques consignes. Par exemple, je proposais d’utiliser le passé simple de la narration (pas facile!), une trame chronologique et d’inclure quelques mots ou phrases dans la langue d’origine de la personne, une photo de la rencontre ou des photos souvenirs et de nombreux extraits verbatim de la discussion. J’ai ensuite lu, évalué, corrigé et parfois complètement récrit chaque portrait, avec l’aide des réviseures, avant de le faire valider[1] par la personne décrite qui en a souvent profité pour ajouter des détails ou des précisions. Nous avons aussi décidé d’inclure dans le livre une carte et des fiches décrivant les 16 pays d’origine des personnes présentées. Ces fiches très brèves ont été rédigées par une étudiante à partir de l’encyclopédie Wikipédia et d’articles complémentaires, puis corrigées et complétées par des ressortissants ou des spécialistes des pays décrits. La version en ligne de ces fiches peut être différence de la version imprimée, en raison de leur possible mise à jour. Chaque étudiant ou étudiante avait la possibilité d’approfondir sa réflexion sur ces rencontres dans son journal de bord, une autre activité obligatoire du cours d’éthique. Des extraits anonymes de ces réflexions figurent dans l’épigraphe du livre et dans la conclusion.

Chaque trimestre depuis l’hiver 2016, le projet Québec, ville ouverte explore ainsi, avec les personnes inscrites au cours, une région du monde d’où sont issus des immigrants ou immigrantes ou un groupe minoritaire vivant à Québec. Cette activité pédagogique originale, désormais partie intégrante de mon cours, vise à sensibiliser les étudiants et les étudiantes aux enjeux éthiques de l’exclusion et du racisme, à l’expérience de l’immigration, au pouvoir de la rencontre pour chasser les préjugés, à la force de l’écriture pour construire des outils de lutte contre le racisme et à la difficulté et au bonheur de l’écoute authentique d’autrui. Cette activité s’inscrit dans ma pratique délibérée d’une pédagogie active, tournée vers l’extérieur des murs de la classe, qui vise à former des citoyens et citoyennes vigilants, sensibles à autrui et intéressés par les enjeux collectifs. Comme le montrent les témoignages des étudiants-auteurs et des étudiantes-auteures rassemblés dans la merveilleuse conclusion de ce livre, cette expérience leur a effectivement permis de découvrir la richesse du vivre-ensemble et les empêchera de devenir indifférents à ce qui la menace. Ces futurs communicateurs et communicatrices, qu’ils ou elles deviennent journalistes, publicitaires ou relationnistes, seront vigilants face aux dérives racistes et à l’exclusion ou à l’injustice qui pourraient hélas croiser leur chemin. Nous espérons que la lecture de ces portraits aura le même effet sur leurs lecteurs et lectrices!

Les 54 personnes[2] présentées dans le livre offrent un festival de culture, d’intelligence, de bonté et de générosité. Ces 36 hommes et 18 femmes, issus de 16 pays différents d’Afrique subsaharienne, sont très instruits puisque onze d’entre eux détiennent un doctorat et cinq sont en train d’en faire un. Parmi les 38 autres, 18 détiennent une maîtrise ou ou sont en train d’en faire une, certains détenant deux maîtrises, et la plupart ont un baccalauréat. Nous avons compté que 39 d’entre eux sont venus pour étudier! Ils sont donc conformes au Portrait de la population immigrante de la Ville de Québec publié en 2009[3] qui établissait qu’en 2006, 65,3 % des 22 160 immigrants et immigrantes établis à Québec avaient un diplôme post-secondaire et que, globalement, ils présentaient une scolarité supérieure à celle de la population d’accueil (p. 26). Ce Portrait rapporte aussi que ces personnes ont un revenu médian moindre que les autres citoyens et citoyennes de Québec et que leur taux de chômage est presque le double (9,7 % au lieu de 5 %). Les récits présentés dans ce livre mettent de la chair autour de ces chiffres, montrant les difficultés à acquérir la fameuse première expérience de travail québécoise indispensable pour obtenir un emploi, l’impossibilité de faire reconnaître ses diplômes ou son expérience antérieure, l’importance d’acquérir un diplôme local et autres expériences typiques de l’immigration à Québec.

De manière délicate, la plupart de ces récits rapportent des expériences de racisme ou de rejet vécues à Québec ou dans un autre pays occidental. Les narrateurs et narratrices attribuent poliment ces gestes ou phrases racistes à l’ignorance d’individus qui ont peu voyagé ou peu rencontré la différence. Toutefois, la fréquence de ces épisodes d’un récit à l’autre fait réfléchir, interpelle, interroge. Leur violence, bien que masquée dans les récits par la résilience des narrateurs et des narratrices prompts à « passer à autre chose », en ressort clairement. Heureusement, comme dans le récit d’Anne Kouraga, ces comportements racistes, quand ils sont publics, ne sont pas tolérés par d’autres concitoyens ou concitoyennes. Ces récits montrent ainsi, à l’inverse, de nombreux gestes d’accueil généreux et réconfortants, qu’il s’agisse de voisins, de collègues ou des organismes officiels d’accueil des immigrants et des personnes réfugiées.

Ce projet pédagogique original a bénéficié de l’appui d’Accès savoirs, la boutique des sciences de l’Université Laval qui aide les enseignants et enseignantes à développer des projets pédagogiques tournés vers la communauté en les associant à des organismes à but non lucratif de la région de Québec. Pour ce livre, c’est le Conseil panafricain de Québec (COPAQ) qui a été notre principal partenaire. Mille mercis à Mbaï-Hadji Mbaïrewaye et à Victor Dzomo qui ont été au cœur du recrutement des volontaires, c’est-à-dire des personnes qui ont accepté avec générosité le défi de raconter leur vie à un étudiant ou à une étudiante. Le Centre international de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient (CIRAM) a aussi appuyé le projet et la réalisation du livre.

Ce livre existe en format imprimé, mais aussi en libre accès, comme tous les livres des Éditions science et bien commun. Le format numérique libre lui permettra de circuler allègrement sur tous les continents et d’être lu en particulier par tous ceux et celles qui rêvent de partir au Canada, au Québec. Ils y découvriront des récits qui montrent clairement ce qui se perd et ce qui se gagne dans l’expérience de l’immigration et qui pourraient les aider à faire un choix éclairé en fonction de leurs priorités.

En terminant, je tiens à remercier tous ceux et celles qui ont participé avec enthousiasme à la finalisation de ce livre : Caroline Dufresne, Sarah-Anne Arsenault, Élisabeth Arsenault, Raymon Dassi, Frédérick Madore, Jean Jacques Demba, Lindsay Gueï, Jean-Baptiste Batana, Émilie Tremblay et la graphiste Kate McDonnell, ainsi plusieurs des personnes présentées.

Et bien sûr, mille mercis aux 53 hommes et femmes qui ont partagé avec sincérité une expérience humaine complexe, parfois douloureuse, parfois heureuse, mais toujours bouleversante, et aux étudiants et étudiantes qui ont si bien relevé le défi de ces rencontres et de l’écriture de ces portraits. Une expérience inoubliable pour tous et toutes!

 


  1. Deux personnes n'ont pas pu valider leur portrait à temps. Ces portraits figurent quand même dans le livre en format anonymisé.
  2. À noter qu'une personne a retiré son portrait et qu'un portrait présente un couple.
  3. Service des communications de la Ville de Québec (2009) Portrait de la population immigrante de la Ville de Québec. En ligne à http://blog.akova.ca/wp-content/uploads/2009/10/portrait_population_immigrante.pdf

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