Tchad
47 Bruno Mbaikar
Samuel Giguère
Arrivé au Québec en 2005, Bruno Mbaikar est père de quatre enfants. Cet homme articulé, intelligent, passionné, visionnaire a eu un parcours fascinant qui le conduisit du Tchad au Québec en passant par le Burkina Faso et la Belgique.
Un riche parcours universitaire
Cet homme de sciences possède un parcours scolaire enviable. Ayant eu la chance d’avoir une famille possédant les moyens de l’envoyer à l’école dès l’enfance, Bruno a fait ses études au Tchad jusqu’à la licence. Toute son éducation s’est déroulée en français, ce qui le rend parfaitement compétent dans cette langue. Puis, il partit pour le Burkina Faso où il compléta une maîtrise en biologie. Ensuite, Bruno décrocha une bourse de la Banque mondiale pour continuer ses études pendant deux ans dans un pays du Nord, ce qui lui permettrait de se spécialiser dans son domaine, de sortir d’un pays en conflit et de vivre dans un endroit choyé. Il s’envola alors pour la Belgique où il fit une deuxième maîtrise, en génétique cette fois. Sa famille le rejoignit huit mois plus tard. Vers la fin de cette deuxième maîtrise, sa femme et lui commencèrent les démarches nécessaires pour pouvoir immigrer au Canada.
Le Québec comme terre d’accueil
C’est en 2005 que Bruno fut reçu comme immigrant au Canada, avec sa femme et ses trois enfants (ils en auront un quatrième en sol québécois). Après l’obtention du visa, les autorités canadiennes leur demandèrent d’être en mesure de se débrouiller sans certaines commodités pendant trois mois (carte d’assurance maladie, par exemple). Ils durent faire preuve d’audace à cette période, mais cela n’est rien, dit-il, quand on a la chance d’être accueilli dans un pays comme le Canada. Ils furent hébergés chez un compatriote tchadien de Québec pendant leurs premiers jours à Québec et reçurent énormément d’aide de la société Saint-Vincent de Paul de Québec, notamment pour trouver un logement. Grâce à cette aide, ils emménagèrent dans leur premier appartement, une semaine après leur arrivée, dans le quartier Duberger-Les Saules. Les employés de la Saint-Vincent de Paul lui apprirent à cuisiner les plats québécois qu’ils offraient à ses enfants sur l’heure du dîner. Il s’est également retrouvé en compagnie d’autres Africains, ce qui était sécurisant au début. Bruno est fasciné par les ressources de la société Saint-Vincent de Paul. Il a toujours réussi à y trouver ce dont il avait besoin (meubles, conseils, etc.). Il la porte dans son cœur encore aujourd’hui! Quand il eut assez d’argent, il laissa sa place à un autre nouvel arrivant dans le besoin. Sa famille et lui résident dorénavant à Val-Bélair.
Peu de temps après son arrivée, Bruno rencontra la personne qui devait devenir son directeur de thèse à l’Université Laval. Initialement, Bruno voulait faire un doctorat en génétique. Après y avoir réfléchi longuement, il comprit que cette option comportait de nombreux sacrifices et que les débouchés étaient peu reluisants (il n’est pas rare de devoir se déplacer dans d’autres provinces ou aux États-Unis pour quelques mois). Pour sa femme, ce manque de stabilité était inconcevable. Également, les emplois dans ce domaine sont peu nombreux au Québec. Il choisit alors de mettre ce projet de côté.
Un jour, dans un autobus, deux semaines après son arrivée, il rencontra un ami congolais de la Belgique. Grâce à lui, Bruno décrocha son premier emploi : ouvrier dans une manufacture de chaussures. Cet emploi l’aida à accumuler l’argent nécessaire pour le bien de sa famille. Il suivit plus tard, à temps partiel, une formation sur la société québécoise. À force de chercher et de s’acharner, Bruno trouva ensuite un emploi en génétique au gouvernement fédéral. C’était réellement la meilleure chose qui pouvait lui arriver sur le plan financier. Il travailla dans ce domaine pendant près de trois mois dans le but de mettre de l’argent de côté pour son plus récent projet : retourner à l’Université. À l’automne suivant, il s’inscrivit au baccalauréat en éducation secondaire et termina rapidement, en 2007, grâce à ses formations antérieures qui lui permirent de se faire créditer des cours. Bruno réalisa alors que la demande pour les professeurs de mathématiques était bien plus grande que pour les professeurs de sciences et décida de choisir cette branche. Il réussit à obtenir un poste d’enseignant en mathématiques après un stage remarquable dans une école secondaire de Québec. Il œuvre depuis à la Commission scolaire de la Capitale. Il enseigne là où est le besoin. Il vit bien.
Différences de culture
L’adaptation à un nouveau chez-soi ne se fait pas en une fraction de seconde. Heureusement, le fait que Bruno et sa famille aient habité la Belgique pendant deux ans les avait très bien préparés. L’immigrant doit réapprendre plusieurs choses. Un bon exemple est la préparation des repas. À Québec, Bruno et sa femme n’ont pas vraiment réussi à retrouver les mêmes ingrédients qu’au Tchad ou alors à un prix trop élevé. Ils ont dû apprendre à cuisiner à la québécoise.
Quand un immigrant africain débarque au Québec, il doit faire face à deux réalités incontournables : la perception des Québécois à son égard et les valeurs prônées localement. Bruno affronta d’abord les jugements de la population québécoise face à son éducation, notamment le mythe selon lequel les Africains ne sont pas éduqués ou qu’ils ne maitrisent pas le français. En plus d’avoir probablement plus de diplômes que la moyenne des Québécois, Bruno possède une excellente connaissance de la langue française! Plusieurs Québécois perçoivent les Africains comme étant non scolarisés et pauvres. Quand Bruno se rend dans une boutique de vêtements pour s’acheter une belle chemise, il est régulièrement suivi par les vendeurs et même déconseillé par ces derniers. Il doit littéralement leur faire comprendre qu’il est enseignant et qu’il a de l’argent. Le préjugé reste. Les policiers aussi ont déjà mené la vie dure à sa femme et lui qui peuvent se faire demander les preuves que leur voiture leur appartient. Ces histoires très inquiétantes ne sont hélas pas connues dans l’espace public. La perception négative de l’Afrique parmi les Québécois continue puisque les médias continuent à la faire circuler. Les images de Vision mondiale ne représentent pas la réalité, selon Bruno : « On montre l’Afrique quand ça va mal ». Les préjugés, dit-il, sont plus ou moins vifs selon les familles, mais ces croyances sont souvent léguées d’une génération à l’autre.
Parmi les valeurs locales, celle que Bruno apprécie le plus est le respect de l’être humain. Il trouve que les gens sont plus respectueux de l’autre ici qu’en Afrique. Il se réjouit du fait qu’il est possible au Québec de revendiquer le salaire qui nous est dû, qu’on soit en sécurité partout et que la corruption politique et policière soit très faible, voire inexistante, en comparaison avec l’Afrique. Il aime que l’université, entre autres, poursuive l’objectif de faire réussir ses étudiants plutôt que de les faire échouer, ce qui n’est pas fréquent en Afrique.
À l’opposé, il constate que l’individualisme est un problème au Québec et qu’il est assez difficile d’établir des relations avec les autres. Les individus sont moins portés à donner à leur prochain. Les Africains ont « l’obligation » de s’entraider, c’est dans leur mentalité. En effet, « les gouvernements n’aident pas le peuple comme ici ». Cependant, la générosité québécoise existe aussi. Par exemple, au décès de son père, Bruno a reçu une belle somme d’argent de la part de ses collègues de travail. Ils se sont tous cotisés et c’est un geste qui l’a beaucoup touché et lui a prouvé que les gens peuvent aussi s’entraider.
Les relations qu’entretient Bruno avec sa famille tchadienne ne sont pas simples et tourne souvent autour de l’argent qu’il devrait leur envoyer, par souci d’entraide.
Étant le seul à l’étranger, les gens supposent que j’ai de l’argent. Tu as beau [leur] expliquer, pour eux, tu as l’argent.
Bruno aide ses proches avec fierté. Il a récemment envoyé de l’argent à sa nièce pour qu’elle puisse s’inscrire aux études supérieures. Il envoie 100 $ à certains membres de sa famille à tour de rôle quand il le peut. Mais les Tchadiens au pays sont convaincus qu’on est riche dès qu’on débarque au Canada. Selon Bruno, c’est peine perdue de leur expliquer que ce n’est pas le cas. Alors il donne : « Je dois donner, je suis élevé dans cette culture-là, je dois donner ».
Les philosophies africaines regorgent de proverbes justes et mordants au sujet de cette entraide fondamentale. Bruno se souvient de celui-ci : « À toi seul, tu ne peux pas soulever le toit [de paille] d’une maison » : nous sommes bien plus forts si nous sommes ensemble.
Un grand rêve
Bruno chérit un grand rêve depuis quelques années : réformer le système éducatif tchadien. Il désire bâtir une thèse de doctorat sur le sujet, en montrant les forces de notre système scolaire et les manières de transférer ces éléments au système du Tchad. Il veut présenter, avec d’autres experts, cette future thèse au gouvernement de son pays d’origine. C’est absolument inspirant et passionnant, mais c’est un projet énorme. Il est convaincu que les Tchadiens ont plus de chances de s’en sortir s’ils réforment leur système d’éducation et s’ils forment mieux leurs enseignants. Il constate qu’il y a de très bonnes choses en la matière au Québec. Il souhaite amorcer un changement et vise un avenir florissant.
Conseils aux immigrants
Habiter « parmi les Québécois » plutôt que dans des « quartiers d’immigrants » est essentiel pour être rapidement bien dans son nouveau pays, selon Bruno. Les fameux « quartiers d’immigrants » n’aident personne. Ils font bêtement la promotion de la fermeture à autrui. Bruno aime donner des conseils aux nouveaux arrivants qui se sentent perdus afin de contribuer à leur adaptation. Premièrement, il leur dit de respecter les façons de faire d’ici, de ne pas nécessairement chercher à faire comme en Afrique : « Si tu veux rester ici, tu devras t’adapter ». Pas de panique, il faut y aller à notre rythme et rester ouvert : il ne faut pas avoir peur du changement. Deuxièmement, il faut parler français. C’est primordial. Malheureusement, la perte de la langue maternelle, surtout pour les enfants, est une conséquence possible. Néanmoins, choisir de ne pas parler français, particulièrement à la maison, nuit à l’adaptation et à la réussite scolaire des enfants. Si les nouveaux arrivants désirent pour leurs enfants le meilleur avenir possible, ils se doivent de parler français rapidement.
Perte de la culture
Même si Bruno est né en ville, il est passé par un rituel d’initiation avec les gens de son ethnie pour passer du statut d’enfant à celui d’adulte. Il s’agissait d’un séjour d’un mois dans la forêt sacrée (à quelques 10 km de la ville). C’est une philosophie qui est difficile à comprendre pour les Québécois, mais c’est un passage obligé au Tchad.
Si tu ne le fais pas, tu n’es pas du tout respecté, ils ne te diront pas tous les secrets.
Aujourd’hui, la culture traditionnelle bat de l’aile. L’argent, Internet et l’influence des autres cultures sont les plus grands facteurs de changement. Certaines familles ferment dorénavant la porte de leur maison, alors que normalement, « à l’heure du midi, tu prépares à manger, tu prépares beaucoup, tu ne sais pas qui vient à ta table, tout le monde vient et s’installe, tu ne peux pas dire non ». Les jeunes n’adoptent plus les rites et les coutumes. Bruno s’attriste également de constater que ses propres enfants ne connaissent pas ces coutumes, parce qu’ils en sont tellement loin. Ils sont complètement immergés dans notre culture et c’est une tendance qui est de plus en plus généralisée.
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