28 Justice et injustice cognitives : de l’épistémologie à la matérialité des savoirs humains

Florence Piron

Ce chapitre propose une réflexion sur deux concepts jumeaux qui sont de plus en plus utilisés pour décrire la fracture scientifique entre le Nord et les pays des Suds[1] : la justice cognitive et les injustices cognitives. L’exploration de ces concepts a pour but de tester leur « robustesse » pour rendre compte des rapports complexes qu’entretiennent les universitaires d’Afrique francophone subsaharienne avec les savoirs scientifiques, que ce soit sur le plan épistémologique ou sur le plan matériel. Cette réflexion s’ancre dans ma pratique de recherche-action en Afrique, en Haïti et au Québec et a été nourrie par d’innombrables échanges avec des jeunes chercheurs et chercheuses en quête de savoirs, mais aussi de justice, que je remercie sincèrement.

Premières définitions

Tout pays, toute société, toute communauté a besoin de savoirs qui lui permettent d’interpréter sa situation dans le monde, dans l’histoire, dans l’espace, de comprendre ce qui s’y passe, comment faire face aux difficultés et avancer vers un avenir collectif souhaité, choisi démocratiquement, en commun, si possible. Or la modernité occidentale a inventé, en même temps que le capitalisme et la colonisation, un certain type de savoir qu’elle a décrété être le seul valide : le savoir dit « scientifique », dominé par l’épistémologie positiviste, dont la valorisation se fait aux dépens des innombrables savoirs produits par les sociétés humaines. S’opposant à cette hégémonie, le concept de justice cognitive est apparu sous la plume de l’anthropologue indien Shiv Visvanathan (1997, 2016), puis a été développé par de Sousa Santos (2007) :

La justice cognitive reconnaît le droit des différentes formes de savoirs à coexister, mais ajoute que cette pluralité doit aller au-delà de la tolérance ou du libéralisme et prôner une reconnaissance active de la nécessité de la diversité. Elle exige la reconnaissance des savoirs non seulement comme méthodes, mais aussi comme modes de vie. La connaissance est considérée comme ancrée dans une écologie des savoirs où chaque savoir a sa place, sa prétention à une cosmologie, son sens comme forme de vie. En ce sens, un savoir ne peut être détaché de la culture comme forme de vie; il est relié à des moyens de subsistance, à un cycle de vie, à un mode de vie; il détermine les chances de vie (Visvanathan 2016).

Utilisant ce concept dans le cadre du projet de recherche-action dit « SOHA[2] » sur la science ouverte comme outil collectif de justice cognitive et de développement du pouvoir d’agir en Haïti et en Afrique francophone subsaharienne, nous l’avons retravaillé pour y ajouter une prise en compte de la matérialité du savoir, c’est-à-dire des dispositifs matériels qui construisent et reproduisent l’hégémonie de cette science positiviste et du système-monde qu’elle a construit autour d’elle, en particulier le système de publication scientifique, mais aussi l’accès aux ressources permettant de faire de la recherche.

Voici la définition à laquelle nous sommes arrivés au moment d’écrire ces lignes : la justice cognitive désigne un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion et la libre circulation de savoirs socialement pertinents partout sur la planète, et non pas seulement dans les pays du Nord (qui ont les ressources pour développer des politiques scientifiques et patrimoniales qui leur conviennent), au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs et à toutes les épistémologies et non pas un universalisme abstrait basé sur des normes occidentales, plus précisément américano-centrées, qui excluent ce qui diffère d’elles-mêmes.

Cet idéal, sur lequel je reviendrai tout au long de ce texte, s’oppose bien sûr aux injustices cognitives que de Sousa Santos (2017 et 2016) a d’abord définies en se rapportant principalement aux savoirs détruits ou tués par l’hégémonie scientifique positiviste : les épistémicides. Au fil de mes enquêtes ethnographiques menées depuis plusieurs années, notamment en Haïti et en Afrique francophone, mais aussi au Québec à travers mon engagement dans l’Association science et bien commun[3], j’ai proposé d’ajouter à cette définition « épistémique » les injustices matérielles qui se manifestent quotidiennement dans l’espace public scientifique, au Nord comme dans les Suds, par exemple l’accès inégal aux ressources nécessaires à la recherche ou à l’information scientifique et technique.

Il s’ensuit la définition suivante : dans le monde universitaire – car il y a des injustices cognitives en dehors de ce monde que je n’évoquerai pas dans ce texte –, une injustice cognitive est une situation, un phénomène, une politique ou une attitude qui empêche les étudiants, étudiantes, chercheurs et chercheuses de déployer le plein potentiel de leur capacité de recherche scientifique, de leur intelligence et de leurs talents, en faveur du développement local, social, humain et durable de leur pays.

Un peu d’épistémologie

Cet effort de définition des injustices cognitives montre que, pour les militants et militantes de la justice cognitive dont je fais partie, la recherche scientifique ne peut pas prétendre vouloir ou pouvoir se satisfaire d’une mission interne de faire progresser les connaissances sans se soucier du monde dans lequel elle existe, qui la finance et l’utilise ou qui peut avoir besoin de ces savoirs pour régler des problèmes ou éclairer des choix de société. Comme n’importe quel savoir, les savoirs de type scientifique participent à construire les sociétés et leur développement, si bien qu’ils ne sont pas indépendants ou séparés les uns des autres. Revendiquer le contraire est un symptôme de l’épistémologie positiviste, très contagieuse dans le monde de la recherche, qui postule qu’on peut séparer connaissance et société, alors que l’histoire même de la science occidentale montre ses liens étroits avec le projet conquérant de la modernité européenne, du capitalisme et de la colonisation du monde pour le prédire, le contrôler et l’exploiter (Pestre 2015).

En recherche, cette épistémologie positiviste a comme caractéristique centrale l’idée que les émotions, les sentiments, les affects, les engagements, le corps, en somme tout ce qui évoque l’identité et la vie personnelle, le local et la culture, sont des obstacles, des sources de biais, d’erreur, d’irrationalité, empêchent l’accès à la vérité. Selon cette épistémologie, toute activité scientifique doit donc s’efforcer de se purifier de cette dimension « humaine » de la vie pour mieux faire avancer les connaissances selon leur logique interne et non en réponse à des demandes externes qui pourrait la rendre « impure ». Le langage scientifique idéal se donne à voir comme étant débarrassé des valeurs, des points de vue, du local, de tout ce qui peut détourner du chemin de la connaissance. Par exemple, dans un texte scientifique, le format canonique qui conduit à distinguer une méthode, des données et des résultats (alors que cette distinction peut très bien être questionnée), l’usage sans scrupule de jargon compréhensible seulement entre pairs experts, de même que le refus normatif du « je » et de toute mention de l’ancrage social et culturel de l’auteur-e deviennent alors des marqueurs de neutralité et de scientificité, de crédibilité et de capital symbolique. Quand, dans mon dernier article (Piron 2017), j’ai parlé de mes séances d’allaitement nocturne comme des moments clés dans la création de ma thèse, j’ai surpris ceux et celles qui me lisaient…

Cette épistémologie, soigneusement enseignée dans les universités, construit dans l’esprit des chercheurs et chercheuses une déconnexion, une déliaison, une coupure, une séparation, bref un fossé entre eux/elles et le reste de ce que j’appelle « le monde » et qui pourrait les « contaminer[4] » dans l’accomplissement de leur mission. Dans les mots d’Achille Mbembe (2016) :

Western epistemic traditions are traditions that claim detachment of the known from the knower. They rest on a division between mind and world, or between reason and nature as an ontological a priori. They are traditions in which the knowing subject is enclosed in itself and peeks out at a world of objects and produces supposedly objective knowledge of those objects. The knowing subject is thus able to know the world without being part of that world and he or she is by all accounts able to produce knowledge that is supposed to be universal and independent of context (Mbembe 2016, 9).

Les traditions épistémiques occidentales revendiquent un détachement entre l’objet qui est connu et celui ou celle qui connaît. Elles reposent sur une division entre l’esprit et le monde, ou entre la raison et la nature, comme a priori ontologique. Ce sont des traditions dans lesquelles le sujet connaissant est enfermé en lui-même et jette un œil sur un monde d’objets pour produire une connaissance supposément objective de ces objets. Le sujet connaissant est ainsi capable de connaître le monde sans faire partie de ce monde, ce qui est censé le rendre capable de produire une connaissance supposée universelle et indépendante de tout contexte (Mbembe 2016, 9, ma traduction).

Responsabilité sociale de la recherche

Pour des scientifiques baignant dans cette épistémologie, prendre la parole pour discuter sérieusement avec des concitoyens et concitoyennes des effets ou même des potentiels effets de leurs travaux scientifiques sur le monde, sur le vivant ou sur la planète est hors focus, hors sujet, impensable ou terrifiant, car ce serait mettre en lumière la possibilité qu’ils et elles aient conscience d’être des acteurs situés dans une histoire et un espace, dotés de valeurs et de subjectivité. L’épistémologie positiviste leur demande plutôt de se réfugier derrière leur responsabilité-tâche de « faire avancer les connaissances », de produire des données, pour se dédouaner des conséquences de leur travail sur le monde, ce que j’appelle leur responsabilité-lien avec leurs concitoyens et concitoyennes (Piron 2018). Comme le dit le physicien Gérard Toulouse (2001) :

La doctrine de la neutralité morale de la science a eu pour la communauté scientifique cet avantage collatéral de la situer hors d’atteinte des critiques. La science étant déclarée pure et innocente par essence, tout le malheur éventuel vient des applications. Ainsi l’habitude sera prise de reporter la responsabilité des conséquences néfastes sur les autres (politiques, militaires, industriels, etc.). Ce faisant, la communauté scientifique cédait à la tentation corporative de tracer un cercle de parfaite impunité autour de soi (2001, en ligne).

En France, l’association sciences citoyennes souhaite que « les chercheurs et les institutions scientifiques admettent leurs co-responsabilités dans un développement techno-industriel dont nous savons aujourd’hui qu’il met en péril l’avenir commun » (Sciences Citoyennes 2017). Mais comment intégrer cette reconnaissance d’un monde partagé dans des laboratoires de recherche dont les membres ont été formatés à penser que les effets de leurs travaux ne regardaient que ceux et celles qui les utilisaient et pas eux-mêmes – comme si leur professionnalisme (positiviste) leur faisait croire qu’ils et elles ne vivent pas vraiment dans ce monde ou seulement pendant leur vie « non-scientifique »?

Responsabiliser la recherche exige notamment que les chercheurs et chercheuses se reconnaissent, au cœur de leur travail, de chaque décision à prendre, comme membres à part entière de ce monde partagé, incluant la question très matérielle des modes de diffusion des savoirs qu’ils et elles produisent et de leur publication. Or cette dernière question leur parait surtout professionnelle et stratégique, très loin des enjeux éthiques du vivre-ensemble dans un monde partagé. Ils et elles ont donc beaucoup de mal à voir, au sens propre, (et donc à s’en reconnaître ou à en être responsables, à devoir en répondre) les injustices cognitives qui entachent le régime des savoirs néolibéral actuel auquel ils et elles participent.

Un système-monde de la science

Ce régime des savoirs a progressivement dérivé vers un système-monde de la science centré aux États-Unis autour de la création d’un ensemble d’institutions commerciales qui se donne à voir comme le nouveau juge mondial de la scientificité (Kreimer et Feld 2014; Vessuri, Guédon et Cetto 2013) : les bases de données Web of science et Scopus qui se permettent de décider, sur la base de leur système d’indexation, ce qui est ou n’est pas de la bonne, de la vraie science. Il s’agit en fait d’outils de marketing développés par des éditeurs à but lucratif pour mieux vendre leurs produits (Larivière, Haustein et Mongeon 2015). Avec le facteur d’impact – un indice quantitatif qui évite de réfléchir à la qualité des textes publiés – ces bases de données et les cinq principaux éditeurs commerciaux (Elsevier, Springer Nature, Wiley, Taylor & Francis et Sage) qui profitent de ce système sont les empereurs auxquels les scientifiques du monde entier se soumettent avec une superbe servitude volontaire, tout en protestant en privé bien sûr, notamment contre l’affirmation arrogante que « English is the universal language of science » (Testa 2016). Mes enquêtes ethnographiques m’ont amenée à réaliser que même des leaders scientifiques de l’Afrique subsaharienne francophone, pourtant à l’extrême périphérie de ce système-monde, aspirent plus que tout à l’indexation de leurs revues dans ce système, alors que Clarivate analytics, qui possède le Web of science, dit explicitement qu’elle n’accepte que quelques journaux régionaux de temps en temps (Testa 2016).

Ce système, hélas, semble être le seul possible, notamment aux yeux des scientifiques sur lesquels s’exerce la pression de « publier ou périr » pour faire « avancer leur carrière ». Aveuglés par ces enjeux, la plupart d’entre eux ne voient pas les injustices cognitives qui empêchent leurs collègues des pays des Suds de créer les savoirs dont leurs pays ont besoin.

Injustices cognitives

La première et la plus évidente injustice cognitive produite par ce régime des savoirs, c’est l’inégalité d’accès aux publications scientifiques selon l’endroit où on vit ou selon le statut universitaire[5]. Le comble, c’est évidemment Elsevier qui demande souvent 38,95 $ US pour donner accès à la version PDF d’un article, même publié il y a 30 ans, ou qui fait payer des sommes astronomiques aux bibliothèques et universités pour des services web qui n’impliquent même pas d’impression et de frais d’envoi. C’est purement et simplement un effet de marque, comme d’acheter des sacs Louis Vuitton ou autres produits de « qualité ». Quand Cairn demande cinq euros payables avec une carte de crédit pour un PDF, ça peut sembler plus raisonnable. Mais c’est un mur dans les pays d’Afrique francophone où les étudiants et étudiantes n’ont que très rarement un compte en banque et jamais de carte de crédit, sauf les enfants de ministre. Et c’est une somme qui est bien plus importante pour des personnes des Suds que du Nord. J’ai vu trop de situations absurdes de ce type : un professeur nigérien publie un article qui parle du Niger dans une revue diffusée sur Cairn qui demande cinq euros aux étudiants nigériens pour le lire et, bien sûr, le professeur ne recevra pas un sou. Et que dire des frais demandés aux auteurs et auteures qui souhaitent publier dans des revues prestigieuses, nouvelle tactique commerciale très efficace, mais scandaleuse, que les revues qui l’adoptent justifient par leur « droit à faire des profits » (Solomon David J. et Björk Bo‐Christer 2011). Heureusement, seules 30 à 35 % des revues en libre accès ont adopté cette pratique et rarement en sciences sociales et humaines, contrairement à ce que certains croient.

À cette injustice cognitive dans l’accès aux publications scientifiques s’en ajoute une autre, plus complexe : la quasi-absence d’infrastructures de recherche, autant administratives que matérielles, dans les pays d’Afrique francophone subsaharienne, à l’exception de ce qui est financé par les partenaires du Nord et qui est donc soumis à leurs critères, génère des freins à la capacité locale de créer des savoirs pertinents pour le pays, en phase avec les défis, les besoins, les priorités et les choix de société locaux. Par exemple, en Afrique, les besoins en recherche mentionnés par mes interlocuteurs et interlocutrices concernent bien plus la lutte aux changements climatiques, l’agroécologie, les énergies renouvelables, l’urbanisation saine, les pratiques de gouvernance, la préservation des langues, etc. que l’intelligence artificielle qui fascine les pays du Nord. Mais ces pays non seulement ont peu de ressources pour créer des politiques scientifiques répondant à leurs priorités, mais ils perpétuent ou peinent à sortir d’une situation d’aliénation épistémique et d’extraversion (Hountondji 1990) vers le Nord qui bloque tout effort en ce sens. Cette extraversion incite les chercheurs et chercheuses d’Afrique francophone subsaharienne qui travaillent dans des structures universitaires héritées de la colonisation (que j’appelle postcoloniales) à chercher à imiter et à reproduire le modèle universitaire français, incluant son passage au système LMD[6], plutôt qu’à inventer un modèle africain, comme l’espérait Fanon ([1962] 2010). Pour ces hommes et femmes, la science du Nord est à la fois celle qui a l’argent et celle qui publie. En plus, elle se revendique épistémologiquement comme la seule possible, car universelle grâce à sa pureté positiviste. Il ne leur semble pas y avoir de voie alternative, du moins officiellement ou institutionnellement, au fait d’aspirer à se former à la science dans les pays du Nord, d’adopter l’épistémologie positiviste, de faire de la science dans une langue coloniale plutôt que dans la leur, en somme d’imiter au mieux la science du Nord, malgré les mises en garde de Frantz Fanon, de Cheikh Anta Diop, d’Abdou Moumouni Dioffo, de Joseph Ki Zerbo et autres pionniers de la recherche africaine, quitte à ignorer ou mépriser leurs propres langues, épistémologies et préoccupations locales. Comme tout projet de recherche local passe par la recherche de partenaires du Nord qui pourront le financer, ces projets doivent se soumettre à l’influence du Nord. Un chercheur congolais que j’ai rencontré se désolait, de retour en Afrique, d’avoir fait une thèse sur la fission nucléaire grâce à une bourse belge, parce qu’il voyait que sa superbe compétence n’avait pas de pertinence ou d’utilité face aux besoins de son pays.

Finalement, une troisième famille d’injustice cognitive concerne l’invisibilité des savoirs produits en Afrique non seulement dans les pays du Nord, mais aussi dans ceux des Suds. Il y a, en Afrique francophone subsaharienne, des raisons concrètes qui expliquent cette situation, que nous avons rencontrées dans nos enquêtes : par exemple le difficile accès au web, aux scanners, une méfiance du numérique qui serait de moins bonne qualité que le papier, une peur de publier, un manque de littératie numérique qui fait ignorer aux enseignants-es chercheurs-es d’un certain âge le potentiel du web et l’existence de la science en ligne, etc. Tout ceci nuit à la numérisation des thèses, des mémoires, des revues et à leur accessibilité au Nord, mais aussi entre universités des Suds.

La recherche africaine

Pourtant, il se fait de la recherche dans les universités africaines, notamment dans les thèses, les mémoires de master ou les rapports de recherche déposés dans le cadre de projets avec des partenaires. Dans notre étude sur le libre accès vu d’Afrique francophone subsaharienne (Piron et al. 2017), nous avons montré la différence entre le faible nombre de documents africains trouvés dans les bases de données scientifiques commerciales et le nombre de thèses, de mémoires et de revues non numérisés qui « dorment » sur les étagères des bibliothèques universitaires de cette région du monde. Heureusement, depuis quelques mois, le Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (CAMES) a lancé un projet de création d’une archive scientifique ouverte, le DICAMES[7], offrant à chaque université dont il est partenaire un portail pour déposer en libre accès toute sa production scientifique.

Du côté du Nord, non seulement ce qui vient d’Afrique étant qualifié de « local » est d’emblée dévalorisé par rapport à « l’universel » sorti des universités les mieux classées, donc américaines ou anglaises, mais des recherches encore discrètes montrent l’existence d’un racisme systémique dans le système si normatif de la publication scientifique, très difficilement pénétrable par les chercheurs et chercheuses d’Afrique, même les plus positivistes et délocalisés.

Prendre conscience de ces injustices – qui limitent la création de savoirs scientifiques dans et par les chercheurs et chercheuses africaines au service des priorités de leur pays, de savoirs qui y circulent librement et qui contribuent au bien commun – est une première étape vers une responsabilisation accrue des institutions scientifiques du Nord face au monde qu’elles partagent avec les pays des Suds, mais aussi des gouvernements des pays des Suds qui, habitués au découpage canonique selon lequel la science vient du Nord et les données du sud, ne voient pas toujours pourquoi il faudrait investir dans la science nationale plutôt que de laisser faire les partenaires.

La suite est assez claire pour les militantes et militants de la justice cognitive dans les pays du Nord : continuer à se battre en faveur du libre accès, mais pas seulement d’un point de vue technique : exiger un libre accès inclusif qui ne génère pas une surreprésentation des savoirs du Nord dans le web scientifique libre, donc se battre pour le libre accès en Afrique aussi – c’est un de mes projets actuels. Remettre aussi en question l’hégémonie du système commercial américain (et ses alliés) de publication scientifique, y compris ce qui s’est mis en place en France avec Cairn, pour imaginer un processus polycentré de publication scientifique, avec des centres dans différentes régions du monde. Et bien sûr reconstruire un processus de publication débarrassé des enjeux lucratifs, rapatrié dans les universités, dans les bibliothèques universitaires, sans la médiation désormais inutile des éditeurs commerciaux. Cette première solution évidente ne sera réalisée que lorsque les scientifiques du Nord sortiront de leur servitude volontaire et de leur aveuglement face aux injustices cognitives, peut-être lié à leur inconnaissance, à leur ignorance, de leur ancrage dans des rapports sociaux, dans une histoire, dans un monde partagé.

En Afrique francophone subsaharienne, l’enjeu est de sensibiliser et de responsabiliser les institutions scientifiques africaines face à la nécessité et à la possibilité de créer des réservoirs de savoirs locaux, mêlant science du Nord et épistémologies locales, accessibles dans les langues coloniales et nationales, qui aideront les pays à avancer dans le chemin qu’ils ont choisi, des communs de la connaissance qui donneront chair à l’idéal de l’universalisme inclusif. La naissance de l’archive scientifique panafricaine DICAMES représente en ce sens un projet crucial auquel nous espérons que de nombreuses universités participeront. L’Association pour la promotion de la science ouverte en Haïti et en Afrique, issue du projet SOHA, est également en train de mettre en place une plateforme plurilingue d’appui et de diffusion de la recherche africaine en libre accès sur le web : la plateforme scienceafrique.org

Les Classiques des sciences sociales et la justice cognitive

Quelle est la place des Classiques en sciences sociales dans ces efforts de lutte en faveur de la justice cognitive? En rendant accessibles sur le web des textes importants et autrement inaccessibles en Afrique et en Haïti, les Classiques contribuent clairement à lutter contre l’inaccessibilité à l’information scientifique et technique. Avec la création, entre autres, des collections Études haïtiennes et Études ivoiriennes, les Classiques vont plus loin : ils contribuent à sortir de l’invisibilité numérique des savoirs issus d’Haïti et de Côte d’Ivoire qui pourront ainsi être utilisés partout dans le monde pour améliorer la qualité des travaux scientifiques au service du bien commun.

Toutefois, malgré la vocation humaniste et universaliste qui sous-tend cette bibliothèque numérique, les Classiques restent un projet privé et situé dans un pays du Nord. Son caractère privé, c’est-à-dire le fait qu’il ne soit pas dirigé par une institution publique, mais par un conseil d’administration, lui assure sa liberté, mais le rend vulnérable à l’essoufflement des bénévoles, au caractère aléatoire des subventions, à la désuétude des technologies non renouvelées faute de moyens. Par ailleurs, l’ancrage des Classiques dans un pays du Nord ne permet pas aux fichiers qui y sont contenus de venir renforcer le processus africain et haïtien de réappropriation de leur science que nous souhaitons au nom de la justice cognitive. Il serait donc important que l’équipe des Classiques des sciences sociales réfléchisse, par exemple, à une possible collaboration avec le DICAMES et la plateforme scienceafrique.org pour échanger ou diffuser des fichiers et des savoir-faire en matière de numérisation. Cette collaboration Nord-Sud serait justement un symbole de l’écologie des savoirs espérée par les militants et militantes de la justice cognitive, un pas de plus vers l’universalisme inclusif.

Finalement, au Nord comme au Sud, rappelons la nécessaire résistance au positivisme hégémonique et à tous ses effets déresponsabilisants, déshumanisants, discriminatoires et destructeurs des savoirs vivants, variés, produits par les sociétés humaines et qui forment un écosystème aussi nécessaire à l’humanité que la biodiversité (Lacey 2016).

Conclusion

Cette réflexion sur les concepts de justice et d’injustice cognitives avait pour but de montrer leur puissance et leur pertinence pour rendre compte de la relation complexe des universitaires d’Afrique subsaharienne francophone et d’Haïti avec les savoirs scientifiques, notamment dans leurs dimensions épistémologiques et matérielles. Il en ressort que les technologies numériques peuvent jouer un rôle formidable de renforcement du pouvoir d’agir de ces universitaires, à condition qu’ils et elles se les approprient tout en reconstruisant un cadre épistémologique plus ouvert que celui que propose le système normatif dominant dans les pays du Nord.

Références

Fanon, Frantz. [1962] 2010. Les damnés de la terre. La découverte poche 134. Paris : La Découverte.

Frésard, Laurent, Christophe Perignon et Anders Wilhelmsson. 2011. « The Pernicious Effects of Contaminated Data in Risk Management ». SSRN Scholarly Paper ID 1537244. Rochester, NY: Social Science Research Network.
https://papers.ssrn.com/abstract=1537244

Hountondji, Paulin. 1990. « Scientific Dependence in Africa Today ». Research in African Literatures 21 (3) : 5-15.

Kreimer, Pablo et Adriana Feld. 2014. « Sociologie des sciences : divers objets, diverses approches, divers agendas ». Sociologies pratiques1 (Supplément) : 137-49.
https://doi.org/10.3917/sopr.hs01.0137

Lacey, Hugh. 2016. « Science, Respect for Nature, and Human Well-Being: Democratic Values and the Responsibilities of Scientists Today ». Foundations of Science21 (1): 51-67.
https://doi.org/10.1007/s10699-014-9376-9

Larivière, Vincent, Stefanie Haustein et Philippe Mongeon. 2015. « L’oligopole des grands éditeurs savants ». Découvrir. Le magazine de l’Acfas. 2015.
http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2015/02/l-oligopole-grands-editeurs-savants

Mbembe, Achille Joseph. 2016. « Decolonizing the University: New Directions ». Arts and Humanities in Higher Education 15 (1): 29-45.
https://doi.org/10.1177/1474022215618513

Pestre, Dominique (dir.). 2015. Histoire des sciences et des savoirs, t. 3. Le siècle des technosciences. Paris : Le Seuil.

Piron, Florence. 2018. « Pourquoi Tina? Vers une conception relationnelle de la responsabilité ». Soumis à la Revue Éthique publique.

Piron, Florence. 2017. « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par une épistémologie du lien ». Sociologie et sociétés 49 (2) :33-60.
https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/16322/1/Florence%20Piron%20Sociologie%20et%20socie%CC%81te%CC%81s.pdf

Piron, Florence, Antonin Benoît Diouf, Marie Sophie Dibounje Madiba, Thomas Hervé Mboa Nkoudou, Zoé Aubierge Ouangré, Djossè Roméo Tessy, Hamissou Rhissa Achaffert, Anderson Pierre et Zakari Lire. 2017. « Le libre accès vu d’Afrique francophone subsaharienne ». Revue française des sciences de l’information et de la communication (11).
https://doi.org/10.4000/rfsic.3292

Santos, Boaventura de Sousa. 2017. « Épistémologies du Sud et militantisme académique : Entretien réalisé par Baptiste Godrie ». Sociologie et sociétés 49 (1) : 143-49.
https://doi.org/10.7202/1042809ar

Santos, Boaventura de Sousa. 2016. Épistémologies du Sud: Mouvements citoyens et polémique sur la science. Desclée De Brouwer.

Santos, Boaventura de Sousa. 2007. Cognitive justice in a global world: prudent knowledges for a decent life. Graven Images. Lanham, MD : Lexington Books.

Sciences Citoyennes, Association. 2017. « Manifeste pour une recherche scientifique responsable ». Paris : Association sciences citoyennes.
https://sciencescitoyennes.org/manifeste-pour-une-recherche-scientifique-responsable/

Solomon David J. et Björk Bo‐Christer. 2011. « Publication fees in open access publishing: Sources of funding and factors influencing choice of journal ». Journal of the American Society for Information Science and Technology 63 (1): 98-107.
https://doi.org/10.1002/asi.21660

Testa, James. 2016. « Journal Selection Process in the Web of Science ». Clarivate Analytics (Web of Science).
https://clarivate.com/essays/journal-selection-process/

Toulouse, Gérard. 2001. « Regards sur l’expérience passée : science moderne et responsabilités des savants ».
http://www.phys.ens.fr/~toulouse/responsabilites-savants.pdf

Vessuri, Hebe, Jean-Claude Guédon et Ana María Cetto. 2013. « Excellence or quality? Impact of the current competition regime on science and scientific publishing in Latin America and its implications for development ». Current Sociology 62 (5): 647-665.

Visvanathan, Shiv. 1997. A Carnival for Science: Essays on Science, Technology and Development. Oxford University Press.

Visvanathan, Shiv. 2016. « La quête de justice cognitive ». Dans Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable. Sous la direction de Florence Piron, Samuel Régulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec: Éditions science et bien commun.
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1/chapter/en-quete-de-justice-cognitive


  1. Le pluriel sert ici à mettre en lumière la diversité des situations au sein des pays non occidentaux dans le domaine scientifique. En Afrique, par exemple, les pays du Maghreb et l’Afrique du Sud ont développé une capacité de recherche plus grande qu’en Afrique francophone subsaharienne.
  2. Ce projet de recherche-action s’est déroulé de 2015 à 2017 (voir le site http://projetsoha.org pour en savoir plus). Il en a découlé plusieurs nouveaux projets de recherche et de doctorat en cours en 2018, ainsi que l’APSOHA (Association pour la promotion de la science ouverte en Haïti et en Afrique) et un Groupe de recherche sur la justice cognitive, la science ouverte et les communs à l’Université Laval.
  3. L’Association science et bien commun a pour mission la vigilance et l’action en faveur d’une science ouverte, au service du bien commun. Elle est née au Québec en 2011. http://scienceetbiencommun.org.
  4. Une expression courante en technoscience parle du problème des « données contaminées » (Frésard, Perignon et Wilhelmsson 2011).
  5. S’y ajoutent les problèmes d’accès au web, aux ordinateurs et même à l’électricité qui parsèment la vie universitaire en Afrique francophone subsaharienne et en Haïti. La plupart des étudiants et étudiantes avec qui je travaille en Afrique ou en Haïti utilisent leur téléphone intelligent et leur connexion 3G pour lire des articles en ligne.
  6. Le système LMD (licence, master et doctorat), inspiré du modèle américain et imposé par le processus de Lisbonne en Europe en 2000 est aujourd’hui en vigueur dans un grand nombre d’universités africaines.
  7. L’archive se trouve à l’adresse suivante : http://savoirs.cames.online

Partagez ce livre