Justice cognitive
3 La quête de justice cognitive
Shiv Visvanathan
Le texte ci-dessous est une traduction réalisée par Florence Piron de l’essai « The Search for Cognitive Justice » (2009), proposé par Shiv Visvanathan au symposium « Knowledge in Question on Interrogating Knowledge and Questioning Science », accessible en ligne à http://www.india-seminar.com/2009/597/597_shiv_visvanathan.htm. Nous remercions Shiv de nous avoir permis de traduire et de publier son texte.
Il y a une dizaine d’années, alors que j’en étais membre, le Centre for the Study of Developing Societies était une institution très excentrique. De nombreuses règles tacites sous-tendaient nos discussions, notamment un tabou sur certains mots qu’on ne pouvait plus utiliser. Dans ce glossaire des mots inutilisables figuraient « crise », « progrès », « construction de la nation » et « révolution ». Tout le monde les considérait comme des termes « fatigués » et apportant peu aux discussions. Par conséquent, tous ceux qui les utilisaient devaient malheureusement quitter la salle, provoquant beaucoup de rires mais aussi de réflexions sur ces mots, les boîtes noires de notre propre pensée.
Ce n’était pas qu’on s’opposait aux clichés. Après tout, un cliché est seulement une forme d’impression. Mais nous réalisions que certains mots étaient fatigués et surmenés, des mots stakhanovistes qui faisaient des heures supplémentaires dans les goulags de nos esprits. Ce qu’il nous fallait était un vocabulaire de termes clés qui évoqueraient une nouvelle palette de sensibilités et de liens entre le langage et le pouvoir. Mais inventer de nouveaux mots n’est pas facile. Cela me rappelle une histoire que Jung racontait à propos de sa rencontre avec l’écrivain irlandais James Joyce et son fils. Joyce, enthousiasmé par la prolixité verbale de son fils, la vantait à Jung. Après réflexion, Jung lui répondit que si, pour Joyce, les mots s’alignaient avec génie, dans le cas de son fils, ils étaient des symptômes de schizophrénie. La relation entre soi et les mots et entre le monde et les mots est toujours problématique.
La tâche est rendue plus complexe par la dette que nous entretenons envers certains mots. Prenez le mot « droits ». C’est un mot qui est tellement vivant. Un « droit » peut être une revendication du droit d’exister au sein d’une écologie de droits; il peut être une affirmation de citoyenneté ou un mot émancipateur ouvrant de nouveaux champs d’action aux marginalisés et aux minorités. Ce mot est doté d’une poésie puissante, même lorsque « les droits » sont décrits dans une prose juridique. Un droit à la vie est un toast à la vie, jusqu’à ce que le mot « vie » change le texte et le contexte. Aujourd’hui, lorsque nous parlons de la vie ou du vivant, nous semblons faire référence à une technique à la mode dans un laboratoire de génétique. Le mot perd sa vie en affirmant son alchimie.
Malheureusement, le mot « droits » est critiqué de toutes parts. Beaucoup prétendent qu’il fait partie d’un cosmos judéo-chrétien étranger à d’autres cosmologies. D’autres suggèrent que c’est un mot monadique dont l’harmonie est perdue si on ne lui ajoute pas un complément. En tant que concept, « droits » évoque une citoyenneté incomplète si on ne lui impose pas un équilibre harmonieux avec les devoirs. Pour certains, « droits » est un mot-atlas contenant bien trop d’autres mondes : droit à la vie, à la culture, à la propriété, au travail, au bien-être, à la santé, à la participation, au développement, à la vie privée, à l’éducation, à l’information, le droit de ne pas être torturé, et ainsi de suite. La pléthore des mondes que ce terme constitue, garantit et protège amène à se demander si ce mot a réussi, au sens managérial, à étendre ses compétences de base. Il soulève de nombreuses questions. Les « droits » devraient-ils s’étendre aux collectifs ou se limiter aux individus? À l’image des constitutions indienne et irlandaises, le terme « droit » devrait-il être réservé aux revendications proprement judiciaires, les autres étant traitées comme des promesses d’avenir, des assurances pour le futur?
Le danger aujourd’hui est de remplacer le mot « droits », large et riche de significations variées, par des mots étroits, conformistes, suggérant un système panoptique de garanties individuelles plutôt qu’une ouverture vers des possibles. Le mot « sécurité » est un de ces mots paresseux. Il représenta longtemps une garantie de stabilité et de protection dans un espace territorial dirigé par un souverain. Vieux mot démodé, il a fait son travail de manière adéquate et tout aussi démodée. Mais aujourd’hui, la sécurité vise plus large : elle interpelle les domaines de l’énergie, de la santé, du logement et ainsi de suite. Cette volonté de « sécurisation » est une responsabilité de l’État qui s’intéresse moins à la question de l’accès qu’à sa garantie. Le mot « sécurisation » génère un champ sémantique différent de « droits ». Il perd notamment une certaine nuance joyeuse et évoque plutôt un champ de recherche lugubre. Toute l’idée de « droits » est transformée par l’économie, passant des mondes vécus au système, d’une réalité polysémique vécue à un domaine officiel organisé. Le terme « sécurité » est alors souvent confondu avec la durabilité. Lancée comme un « droit », la sécurisation réduit ironiquement les droits au fil du processus de recherche de protection, de sécurité et de souveraineté.
On souhaite souvent pouvoir revenir à l’idée ancienne des « Communs ». Un commun était une partie du village offrant aux agriculteurs un accès commun à des pâturages, à du bois de construction et de chauffe, ainsi qu’à des herbes médicinales. C’était plus qu’un espace collectif de ressources partagées. Ce lieu renforçait les savoir-faire traditionnels et improvisés indispensables dans toute société de subsistance. Un commun va au-delà de l’idée des droits individuels et de la propriété privée, et nous emmène vers l’idée d’accès collectif.
En Occident, le concept du commun a disparu avec le mouvement des enclosures, de la création d’enclos individuels; en Inde, avec le déploiement du « développement ». La tragédie des communs en Inde ne réside pas dans leur érosion, mais dans leur destruction. Tant que la forêt était un cosmos et un commun, un domaine de connaissance, la nature restait intacte. Un travail commun d’improvisation créatrice évitait la muséification des savoirs.
La vieille idée du commun comme espace et comme métaphore est en train de renaître dans le cadre du cyberespace, mais la nature des droits de propriété intellectuelle peut rendre difficile la création d’un tel collectif. Un commun protégeait le monde de la survie; ce n’était pas une annexe de l’opulence. Nous sommes devant une question cruciale. L’imagination démocratique peut-elle créer des concepts à propos du savoir qui lui permettront à la fois d’être créatif et de soutenir la vie? L’idée des droits est-elle adéquate? Est-ce que l’un communs de la connaissance est réaliste?
Ce problème a été formulé de manière saisissante lors d’une conversation que j’ai eue il y a plus de 10 ans avec un groupe de militants représentant les peuples autochtones « libérés de l’obligation de notification » (denotified tribals) de l’Inde.
Ces militants sont venus me voir un jour avec une seule demande. Ils voulaient que je les aide à concevoir un séminaire, non pas d’une manière universitaire, mais plutôt comme une audience publique, un sunwai. Ils voulaient une rencontre entre des savoirs qui ne soient pas seulement des affirmations méthodologiques, mais qui présentent des modes de vie. Ils ont proposé une rencontre entre des guérisseurs, des ethno-botanistes autochtones, des patients autochtones, des policiers, des psychiatres, des médecins, des ethno-psychiatres, des bureaucrates et des responsables de politiques scientifiques. Pour eux, des mots comme « participation », « voix » ou « droit à l’information » étaient cruciaux, mais pas suffisants. Ces groupes autochtones voulaient sensibiliser les autres acteurs sociaux à leur situation, mais à partir d’une variété de points de vue. En tant que peuples autochtones « libérés de l’obligation de notification », ils portaient les stigmates de la criminalité. Même maintenant, les postes de police en hébergent quelques-uns, dont certains qui sont battus ou tués chaque fois que la classe moyenne réclame plus de loi et d’ordre. Compte tenu de leurs contacts fréquents avec la violence, ils se méfiaient de la police de manière paranoïaque. Ils m’ont également raconté qu’ils souffraient d’une grande variété de maladies, allant de l’alcoolisme à des problèmes gastro-intestinaux.
De manière plus spécifique, ces groupes étaient la proie particulière de l’anémie falciforme, aussi appelée drépanocytose, une maladie du sang qui affecte l’hémoglobine contenue dans les globules rouges, si bien que de nombreux membres du groupe mourraient avant l’âge de 35 ans. Mais ils ne voulaient pas simplement être soumis au regard clinique. Ils m’ont raconté qu’un chercheur de l’Université Harvard leur avait rendu visite, les avait interrogés et avait disparu avec les données, ce qui avait été une expérience profondément troublante pour eux. La recherche, pensaient-ils, devait aller au-delà de l’article scientifique professionnel. Ils voulaient un dialogue des savoirs entre les différents systèmes médicaux et juridiques. Dans ce dialogue, les médecins et les patients ne discuteraient pas seulement de symptômes et de médicaments, mais aussi d’épistémologies et de cosmologies. Ils voulaient davantage que de se faire entendre. Ils voulaient un déplacement de la prise de parole vers la théorie et insistaient pour ancrer leurs théories dans la science et dans la politique scientifique.
Il ne s’est pas passé grand-chose, sauf une nouveauté très constructive : l’introduction des généalogies dans leurs cartes d’identité pour créer des règles d’évitement par précaution et leur montrer comment réduire le risque de drépanocytose. Il ne s’agissait pas d’ostraciser ou de stigmatiser des personnes, mais de minimiser l’incidence de la maladie.
Ma conversation avec ces militants autochtones décrit bien le défi et les contours de notre problème. On peut mieux le comprendre en le situant dans le cadre du débat citoyen actuel sur le monde technologique, le transfert de technologie ou le modèle d’innovation. Le transfert de technologie est une théorie du développement qui considère la science comme voyageant du centre à la périphérie, de la métropole vers la province. La science est la principale source de connaissance et a ses origines dans la métropole. Contrairement à la science, les autres sources de connaissance sont considérées comme de l’ethno-science, de la superstition ou plus brutalement, du non-savoir. « Pré-scientifique » est un mot qui est souvent utilisé en parallèle avec « sauvage » ou « primitif ». L’invention, dans la mesure du possible, prend place au centre, tandis que le drame de l’innovation et de la diffusion se produit à la périphérie.
Ce jeu change ses règles à chaque étape. La dimension inventive de la science est dans une boîte noire. La technologie peut être adaptée localement dans des rituels impliquant des ressources locales, des compétences locales ou certaines formes de savoirs locaux. La diffusion est consommation. On consomme la science, mais jamais on ne l’interroge. La diffusion réalise l’équivalent de la démocratisation. Diffuser une technologie, c’est la démocratiser.
La logique de cette forme de démocratisation est en fait ouvertement et tacitement hégémonique. Considérons, pour commencer, la relation de la science à d’autres formes de savoir : ces dernières sont considérées comme hiérarchiquement inférieures. Même si un élément de valeur y est constaté, tel un fragment botanique, le remède est récupéré par la science sans aucune reconnaissance des épistémologies autochtones, locales, indigènes qui l’ont généré. Le produit est approprié, alors que le processus qui y a conduit est souvent ignoré. Les savoirs traditionnels font alors face à un ensemble limité d’options.
Parmi ces options, il y a tout d’abord, l’écocide, à savoir l’élimination ou la muséification de la nature et des gens, ainsi que de leur système de savoirs. Deuxièmement, les savoirs locaux peuvent être ghettoïsés et considérés comme non officiels ou illégaux selon une certaine forme d’apartheid intellectuel. La troisième option consiste à hiérarchiser les savoirs en associant tous les savoirs locaux à un niveau primaire, au statut de connaissances marginales pratiquées au sein de l’économie informelle. Le savoir expert, en revanche, est toujours considéré comme de la connaissance scientifique. Parfois, la hiérarchie devient un cercle temporaire et les savoirs locaux sont considérés comme une « ethno-science », un acte de « faire faire », ou ce que Lévi-Strauss appelait « bricolage ». Les possibilités pragmatiques de ces savoirs sont reconnues, mais les possibilités théoriques sont évacuées. Le bricoleur appartient toujours à un monde cognitif moindre.
Dans un tel monde, la science reste intouchable, alors que la technologie peut être influencée par le niveau local. Prenons un exemple. Le mouvement de la technologie intermédiaire, centré autour de E.F. Schumacher, attira beaucoup de gandhistes et de scientifiques comme Amulya Reddy qui, parmi ses nombreuses expériences, développa l’idée de la technologie du biogaz ou P.K. Sethi qui inventa le pied de Jaipur, une prothèse de pied ou de jambe en caoutchouc. Les mots-clés étaient « adaptation » et « participation »; ils ont permis à tout un régime démocratique d’être imaginé, en particulier dans le livre de Robert Chambers Farmer First. Alors que le courant de la diffusion valorisait la science et la technologie et recherchait simplement un amplificateur, comme le mouvement social Kerala Shastra Sahitya Parishad (KSSP) qui apportait la science dans les villages, Chambers insistait pour que le local ait une voix et le droit de participer.
Sa vision incluait les notions de référendum et de rappel des technologies, ainsi que l’idée du droit à l’information. On ne cherchait pas un haut-parleur pour la science, mais une aide auditive pour la technologie. Il fallait que la science aille au-delà du regard clinique et pose un geste d’écoute. Le sens de la communauté et du savoir local est devenu crucial. Mais l’accent était toujours sur la prise de parole plutôt que sur la théorie, sur une démocratisation des processus d’innovation, mais pas encore de celui de la connaissance. L’axiomatique de la connaissance scientifique est restée complètement intacte.
La rhétorique des manuels scolaires ne reconnaissait elle aussi que les formes dominantes de la science. Ce n’est que lorsque la boîte noire de la science s’ouvrit à l’existence d’autres conceptions de la connaissance que la science s’ouvrit à la démocratie. Cette ouverture exigeait que soit possible une certaine excentricité ou dissidence au sein d’un paradigme. Elle exigeait la reconnaissance des savoirs autres que scientifiques et qu’ils soient vus non pas à travers les lunettes de la science ou de la mise à l’épreuve scientifique, mais comme des modes de vie qui avaient leur propre validité cognitive. Elle exigeait, pour ainsi dire, un espace d’indifférence cognitive à la science.
La démocratie en tant que théorie de la différence doit reconnaître non pas la validité universelle de la science, mais la disponibilité plurielle de savoirs et le fait qu’aucune forme de savoir ne peut être muséifiée par force et que la mémoire et l’innovation vont intrinsèquement ensemble. Il devient possible d’imaginer des sciences alternatives, des universalismes différents. Tant la critique alternative que la critique luddite de la technologie sont désormais considérées non pas comme des fondamentalismes, mais comme d’autres modes de construction des connaissances.
Nous devons reconnaître ce changement radical dans les rapports entre savoir et pouvoir. La prise de parole, la protestation, la résistance, la participation et les droits n’épuisent pas le cadre de la démocratie. Car que ce qu’il nous faut est une démocratie des savoirs.
J’ai proposé par hasard le concept de « justice cognitive » comme thématique pour un tel exercice. La justice cognitive reconnaît le droit des différentes formes de savoirs à coexister, mais ajoute que cette pluralité doit aller au-delà de la tolérance ou du libéralisme et prôner une reconnaissance active de la nécessité de la diversité. Elle exige la reconnaissance des savoirs non seulement comme méthodes, mais aussi comme modes de vie. La connaissance est considérée comme ancrée dans une écologie des savoirs où chaque savoir a sa place, sa prétention à une cosmologie, son sens comme forme de vie. En ce sens, un savoir ne peut être détaché de la culture comme forme de vie; il est relié à des moyens de subsistance, à un cycle de vie, à un mode de vie; il détermine les chances de vie.
Comme le dit Heidegger, la connaissance est une habitation, un mode de vie qu’on vit et pas seulement comme un système ou comme un ensemble formel de propriétés désincarnées. Chaque forme de citoyenneté revendique une culture de compétence, un ensemble de compétences. Le grand géologue et historien de l’art Ananda Coomaraswamy l’a déclaré avec brio en définissant un prolétaire non pas comme un homme aliéné de ses moyens de production, mais comme une personne coupée de sa culture et des formes de savoir qu’elle offre.
La justice cognitive n’est pas une manière paresseuse d’insister pour que chaque savoir survive tel qu’il est, là où il est. Cette notion est en fait plus ludique, au sens suggéré par l’historien néerlandais Johann Huizinga pour qui le jeu transcende l’opposition du sérieux et du non-sérieux. Le jeu cherche des rencontres, les possibilités d’un dialogue ou d’expériences de pensée, une conversation de cosmologies et d’épistémologies. Un exemple qui me vient à l’esprit est un type de dialogue entre les systèmes médicaux dans lequel les médecins échangent non seulement leurs théologies, mais aussi leurs thérapies. Comme le dit A. L. Basham, le dialogue entre les systèmes médicaux, chacun étant basé sur une cosmologie différente, n’a jamais été communautaire ou fondamentaliste. Il a reconnu l’incommensurabilité des systèmes, mais a autorisé la traduction.
La traduction, comme un de mes amis littéraires me l’a dit, est un processus qui exige qu’une vérité, pour être vérité, soit articulée en deux langues. Brecht ne serait pas Brecht à moins d’être disponible en malayalam. Traduire est souvent un geste de protection, comme lorsque les savants musulmans ont préservé les textes grecs anciens au bénéfice ultérieur de l’Occident. Sans cette archive, la civilisation occidentale aurait pu ne pas être la possibilité intellectuelle qu’elle est aujourd’hui.
Il faut reconnaître les dangers d’une fausse traduction des savoirs, par exemple un rétrécissement des possibilités de l’authenticité d’un mode de vie. Une culture, comme un métier artisanal, n’est pas qu’un ensemble de produits inscrits dans un catalogue d’objets. Ce que l’on perd dans l’approche par catalogue est la compréhension du processus de création des objets catalogués. Or c’est ce sens de l’être incarné dans des corps en action qui permet à un métier artisanal d’être évalué en termes non seulement de productivité, mais aussi d’une écologie de l’être.
Un pot d’argile est un sensorium, un condensé d’expériences sensorielles : la cuisson du pot fait advenir la couleur, l’odeur, le toucher et la qualité de l’argile. L’expression « savoir tacite » ne saisit pas tout ceci. Il lui manque le sens de la variété, du jugement et de la diversité inhérent à un métier artisanal. Dans son plaidoyer contre la propagation de la chimie de synthèse, Ananda Coomaraswamy a estimé que la teinture rouge biologique utilisée dans les villages de teinturiers était spécifique à chaque village, qu’elle exprimait le dialecte de rouge de chaque village, et que la chimie synthétique pourrait détruire cette diversité. Les nuances entre les coloris de rouge sont aussi précieuse que la diversité des traditions. Ici, le métier artisanal est un processus qui maintient vivante cette diversité en préservant les traditions du rouge.
La diversité est cruciale pour la justice cognitive. Dans un premier sens, cette notion est surtout proche de scientifiques comme Alfred Wallace et J.B.S. Haldane qui ont souligné que l’évolution ne visait pas la survie capitaliste du plus fort, mais la diversité. Francis Zimmerman, dans un excellent article sur Haldane, observe que le scientifique a été intrigué par les plumes de paon et les cornes sculptées des chèvres. Il a réalisé qu’il n’y avait aucune raison fonctionnelle pour expliquer une telle variété de beauté. La diversité est un mode d’être en soi et pour soi.
Puis, dans un sens plus culturel, on peut dire que la diversité est plus importante non seulement comme mode de survie, mais comme une axiomatique de différences qui rend la démocratie possible. Une diversité de savoirs non muséifiés et dialogiques devient un point d’ancrage pour une imagination démocratique inventive.
Si la diversité est une reconnaissance de la différence, la pluralité est un engagement à l’endroit des différences. Ziauddin Sardar, un chercheur sud-asiatique, fait valoir qu’en tant que citoyen britannique, il avait un droit d’accès au Système national de santé, mais qu’en tant que musulman, il exigeait aussi l’accès à sa propre conception de la guérison. L’un sans l’autre était incomplet du point de vue de ses droits. Le droit à une forme de savoir fait partie des droits. Mais il y a un troisième argument en faveur de la pluralité.
De nombreux systèmes experts ont tendance à être iatrogènes. Une maladie iatrogène est une maladie provoquée par les soignants, la forme même du diagnostic ou de la thérapie ajoutant à la complexité de la maladie. Une situation iatrogène exige donc que les patients comprennent les limites de tout système médical. Une pluralité de systèmes médicaux peut faire disparaitre la forme dominante d’une pathologie. La pluralité est la garantie que des solutions alternatives à un problème sont toujours disponibles au sein d’une culture.
La pluralité impliquée par la justice cognitive exige une diversité des conceptions de la temporalité. La mondialisation et la citoyenneté d’aujourd’hui sont construites sur le temps instantané du capital financier, sur la vitesse, sur le rythme de l’usine. Le temps tribal, le temps du corps, le temps de la fête ou les divers temps écologiques n’ont pas de place dans les calendriers officiels de la citoyenneté. La modernité sous-jacente est le temps du progrès qui entraîne la quotidienneté de l’obsolescence et le triage des groupes vaincus et marginaux.
Le progrès et sa sœur, la logique du développement, font violence en imposant un conception limitative du temps qui rend les sociétés datées, anachroniques, muséifiées, primitives et, par conséquent, susceptibles de développement. Ce que la justice cognitive peut exiger, c’est que la multiplicité des temporalités soit reconnue comme légitime. Cette question ne concerne pas seulement la société civile. Il faut l’imposer comme préambule de la Constitution ou comme élément de ses principes directeurs. Une fois que qu’un commun des temporalités a pu être créé, on peut aborder la question de la propriété.
La loi indienne différencie entre le stock et le flux. Chhatrapati Singh, un philosophe du droit, a fait remarquer que dans la jurisprudence indienne, la terre en tant que stock pourrait être considérée comme une propriété, alors que l’eau est un flux. Une personne peut utiliser l’eau qui coule sur sa terre, mais ne peut pas la posséder. J’aimerais suggérer que la connaissance et l’information sont des flux. Les traiter comme des stocks viole le sens local de la justice. De plus, même si la connaissance devenait un stock, le patrimoine, la mémoire et l’héritage restent des outils de protection. Ils ne peuvent devenir que des parties d’un patrimoine intellectuel. Enfin, le brevetage de la vie viole la sacralité de la vie, son caractère connecté. Breveter la vie est anti-écologique.
Pour les raisons ci-dessus, l’idée même de propriété intellectuelle viole le concept de justice cognitive. Il nous faut au contraire rejeter l’institution des droits de propriété intellectuelle. Je ne suggère pas simplement un état d’exception, par exemple lors d’une épidémie du sida, pour que les médicaments soient considérés en dehors du cadre de la propriété intellectuelle. Ce que je préconise est une sécession complète, un rejet du régime des droits de propriété intellectuelle. Si l’Inde, la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud rejettent ce régime, les chances qu’une telle institution réactionnaire survive sont minimes.
Encore une fois, je reviens à la définition que donne Ananda Coomaraswamy de l’artiste. Selon lui, un artiste n’est pas un type particulier d’homme doté d’une vocation; il dit plutôt que tout homme est un artiste à la recherche de sa vocation. L’argument de Coomaraswamy repose sur le rejet de la distinction entre l’art et l’artisanat. De la même façon, nous devons remettre en question l’idée que le scientifique est un type particulier de citoyen : l’expert. Les théories économiques modernes semblent suggérer que ce sont les scientifiques dans les laboratoires qui innovent. Ce que nous aimerions suggérer, presque d’une manière maoïste ou gandhienne, c’est que chaque citoyen est un inventeur. Pour survivre, on improvise tout le temps. Traiter l’invention comme une sorte d’improvisation supérieure n’est pas juste. En fait, il serait même injuste de considérer comme remarquables les petites modifications apportées par les scientifiques au commun des inventions faites par les artisans, les tribus et les paysans. L’idée de la justice cognitive exige une réouverture de nos conceptions du droit, de la propriété intellectuelle, de la démocratie et de l’inventivité.
Derrière la logique de l’innovation et des brevets se trouve la logique de l’exclusion et de l’obsolescence. Elle tronque une communauté et émascule ceux qui ne possèdent pas ou ne peuvent pas utiliser une forme particulière de savoir. Ainsi, au lieu de démocratiser la « résolution de problèmes » comme une responsabilité partagée, aussi bien dans la quotidienneté qu’en temps de crise, cette logique la considère comme le domaine réservé des experts professionnels certifiés. Ces oppositions binaires dévaluent les formes de savoir telles que le folklore et les recettes de maman et ignorent la puissance créatrice de la « débrouillardise », pourtant plus utile pour préserver la vie que des plans.
Un droit à l’information sans un accès à la diversité des savoirs disponibles ne peut que limiter l’imagination démocratique. Les tendances actuelles de la science, en particulier des notions telles que la résilience, révèlent pourtant l’importance de la diversité, même dans les échelles d’observation. Faire changer d’échelle un problème aujourd’hui crée des situations de pan-archie plutôt que de hiérarchie, car la solution à un problème peut impliquer une variété de réponses. La diversité propre à la résolution de problèmes se démocratise elle-même.
L’idée de justice cognitive nous sensibilise donc non seulement à la pluralité des formes de savoir, mais aussi aux diverses communautés qui cherchent à résoudre les problèmes. Ce qu’elle propose est une imagination démocratique dans une vision du monde sans marché, sans compétition, où la conversation, la réciprocité et la traduction créent des savoirs. Ces savoirs ne sont pas des savoirs experts, mais des amalgames de souvenirs, d’héritages, de patrimoines, une heuristique plurielle de résolution de problèmes dans laquelle les citoyens prennent à la fois le pouvoir et le savoir entre leurs mains.
Ces formes de savoir, en particulier les idées de complexité, représentent de nouvelles formes de partage du pouvoir et de résolution des problèmes. Elles dépassent la prise de parole et la résistance et développent le pouvoir d’agir des citoyens parce qu’elles transcendent les cartographies standard et hégémoniques du pouvoir et de l’innovation. En intégrant la dynamique des savoirs dans la démocratie, la justice cognitive fait valoir les savoirs de l’hospitalité, de la vie en-commun, de la non-violence et de l’humilité et introduit une conception multiple de la temporalité dans laquelle les citoyens, en tant que fiduciaires et inventeurs, visualisent et créent une nouvelle idée réflexive de démocratie autour de communautés de pratique bien réelles.
Le dialogue des sciences doit désormais se distinguer des vieilles dichotomies tradition – modernité ou développement – sous-développement. Nous devons aussi en finir avec les catégories que l’Occident nous propose : démocratie, propriété privée et droits. Nous devons inventer des mots en anglais pour dire ce que l’Occident ne peut pas dire. La quête de la justice cognitive est un pas dans cette direction, une tentative de se rendre compte que même si l’Occident est une partie de nous, les mots que nous lui empruntons peuvent avoir différentes trajectoires. Nous avons besoin d’« expériences de pensée » qui perturbent les deux mondes et permettent à la fois au soi et à l’autre de s’affronter dans un kaléidoscope de nouvelles expériences.
Pour citer ce texte :
Visvanathan, Shiv. 2016. « La quête de justice cognitive » (Traduction de The Search for Cognitive Justice, 2009). In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1
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