Université, société et développement local durable

22 Rapprocher l’Université de la société civile haïtienne : SPOT – Savoirs pour tous, outil de développement durable

Kedma Joseph

Kedma Joseph détient une maîtrise en communication publique avec une spécialité en communication internationale et interculturelle de l’Université Laval à Québec, ainsi qu’une licencscrit dans le modèle en communication sociale de l’Université d’État d’Haïti. Elle travaille depuis huit ans comme cadre en communication dans l’administration publique haïtienne. Kedma Joseph est aussi professeure à l’Université d’État d’Haïti et s’intéresse à la communication pour le développement, notamment dans les domaines de la santé et de la culture, ainsi qu’aux approches participatives et communautaires. Elle coordonne SPOT – Savoirs pour tous – Konesans pou tout moun, la boutique des sciences et des savoirs de Port-au-Prince. Pour lui écrire : kedma.joseph@gmail.com

Introduction

Toute société a besoin de se développer pour survivre. Dans la mesure où le développement doit être durable, il doit « répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs; il doit être à la fois économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement tolérable », comme le précise le rapport Brundtland (CNUDE 1987). Toutefois, ces besoins ne sont pas toujours d’ordre économique, social ou écologique. Ils peuvent être en lien avec la connaissance scientifique, d’où l’importance de l’Université dans la société et de son rôle d’accompagnement dans le développement national.

L’université entretient avec la société une relation d’une historicité incontestable (Louis-Juste 2002). En Haïti, cette relation est marquée par plusieurs bouleversements qui ont amené des avancées considérables. Néanmoins, la mission de service à la communauté de l’université est souvent réduite à l’offre de formation gratuite (dans le secteur public) ou à la stimulation de l’innovation (dans le secteur privé). De plus, de nombreuses recherches menées par les professeurs-chercheurs, professeures-chercheuses, étudiants et étudiantes restent à l’intérieur des murs des centres universitaires ou ne sont destinées qu’à des groupes particuliers, instigateurs de celles-ci. Ainsi, de nombreux groupes de la société civile n’ont pas accès aux connaissances produites au sein des universités haïtiennes.

Comment remédier à la situation? Comment offrir à ces groupes l’accès aux connaissances dont ils ont besoin pour se développer et bien remplir leur mission dans la société? Quel moyen utiliser pour y parvenir? Une réponse à ces questions consiste à rapprocher l’université de la société grâce à des dispositifs adéquats et durables, en particulier les boutiques des sciences.

SPOT – Savoirs pour tous : une autre manière de faire le pont entre l’université et la société civile haïtienne

De nombreuses recherches en sciences sociales montrent que la manière la plus durable de faire le pont entre l’université et la société civile, ainsi que de stimuler l’attrait des sciences et de la culture scientifique dans un pays, est de rejeter le modèle unidirectionnel « science vers société », pour privilégier un modèle bidirectionnel « science – société ». En ce sens, il existe un outil, pilier de la science ouverte, qui fait ses preuves depuis 40 ans : les boutiques des sciences. Ces boutiques font le lien entre le milieu universitaire et la société civile en mettant en contact des organisations locales qui ont des besoins de connaissances scientifiques ou expertes et des étudiants et étudiantes qui sont en train d’acquérir ces connaissances et qui sont heureux de les tester en les appliquant à des demandes précises.

Grâce à l’appui du projet SOHA et de la boutique des sciences de l’Université Laval (Accès savoirs), une boutique des sciences haïtienne appelée SPOT – Savoirs pour tous et logée à l’Institut universitaire de formation des cadres (Inufocad) a été créée en Haïti. Lancée le 2 mars 2016, SPOT est un projet novateur qui souhaite encourager le développement de recherches scientifiques et de pratiques professionnelles liées aux préoccupations concrètes des citoyens de Port-au-Prince.

Comme toutes les boutiques des sciences, SPOT souhaite rapprocher le milieu universitaire de la société civile haïtienne en répondant aux besoins de connaissances scientifiques et de pratiques des organisations sociales, communautaires et ecclésiales haïtiennes grâce à des travaux d’étudiants et d’étudiantes supervisés par des professeurs, en remplacement des examens habituels. SPOT vise particulièrement les organisations à but non lucratif qui n’ont pas les moyens de payer des consultants ou des experts, mais qui ont des projets et des besoins en termes de connaissances scientifiques (enquêtes, analyses) ou pratiques (site web, plan de communication, logiciel de comptabilité, rapport annuel, etc.).

SPOT recueille les demandes issues des organisations et communique avec des enseignants-chercheurs ou des enseignantes-chercheuses de la discipline appropriée de telle sorte que leurs étudiants et étudiantes puissent y répondre dans le cadre de leur cours ou de leur stage de master, et ce, gratuitement. Autrement dit, les demandes des organisations deviennent des projets intégrés aux plans de cours des enseignants et enseignantes ciblés, à la place de cas fictifs. En ce sens, SPOT réinvente la mission de service à la communauté de l’université en lui proposant un autre rapport avec la société civile, inscrit dans le modèle bidirectionnel « science à société » et basé sur une approche bottom-up. En agissant ainsi, elle inaugure une nouvelle approche du développement local durable en Haïti.

SPOT – Savoirs pour tous : outil de développement durable

En tant qu’outil de développement durable, la boutique des sciences SPOT est basée sur des valeurs locales et des priorités définies par la communauté, la valorisation des savoirs locaux et du rôle à jouer par les personnes concernés (Piron, 2016).

Comme dans toute société, il y a, dans la société haïtienne, une opposition entre les savoirs scientifiques et les savoirs traditionnels, entre ceux qui savent lire et écrire et ceux qui ne savent pas. Les universitaires détenant des savoirs scientifiques se croient généralement supérieurs aux acteurs locaux qui ne possèdent que les savoirs traditionnels. Ceux-ci, de leur côté, sont souvent fermés sur eux-mêmes, se croyant inférieurs. Cet écart entre les milieux universitaire et ceux de la société civile étant culturel, il faut agir sur les mentalités et les comportements pour le transformer. Arrimer les recherches scientifiques avec les besoins des organisations et favoriser la rencontre des universitaires et des acteurs locaux ne sera pas une tâche facile.

En tant qu’outil de développement durable, SPOT – Savoirs pour tous a été bien reçu en Haïti. En plus d’être novateur, il s’agit également d’un projet prometteur. Néanmoins, une question s’impose : comment le rendre opérationnel dans le contexte culturel haïtien?

Quelques pistes pour y arriver

Première condition de succès : SPOT devra rejeter la tour d’ivoire et la séparation entre les universitaires haïtiens et le reste de la population du pays, en prônant le respect de tous les savoirs humains, qu’ils proviennent de l’Université ou des communautés, même celles vivant dans les zones les plus reculées de la société haïtienne. Dans un esprit de travail collaboratif, SPOT devra aussi développer, chez les futurs collaborateurs, étudiants et chercheurs, le désir et la volonté de s’ouvrir aux savoirs traditionnels au lieu de les mépriser ou de les ignorer, en encourageant la contribution des détenteurs de ces savoirs aux travaux scientifiques ou pratiques à réaliser.

Par ailleurs, cette manière de faire le pont entre l’université et la société civile est une pratique nouvelle en Haïti. La nouveauté n’inspire pas toujours confiance. La conception est telle que toute nouvelle initiative se doit de faire ses preuves avant de bénéficier de l’attention et de la crédibilité. Aussi, SPOT devra informer les populations sur son rôle et sa mission, ainsi que faire connaître les avantages d’une telle démarche pour les différentes parties prenantes et la société haïtienne en général. SPOT devra également aller à la rencontre des organisations locales en assurant des pratiques d’échanges justes et équitables, tel que le préconise le processus de développement durable, afin de faciliter la collaboration de l’université avec la société civile. SPOT devra utiliser principalement la langue créole.

Ainsi, SPOT inaugure une nouvelle approche bottom-up de développement durable en Haïti en proposant un rapport bidirectionnel « science ßà société » entre l’université et la société civile.

Les avantages pour les organisations, les étudiants, l’université et la société

Les avantages qu’offre SPOT sont nombreux pour les différentes parties prenantes, à savoir les organisations de la société civile, les étudiants et étudiantes et l’université, mais aussi pour la société haïtienne en général.

Pour les organisations de la société civile :

  • Solutions inédites à des problématiques souvent complexes
  • Accès à des connaissances scientifiques autrement peu accessibles
  • Capacité accrue d’analyse et de réflexion sur leurs pratiques
  • Développement de leur autonomie
  • Meilleure compréhension du contexte universitaire et de ses enjeux
  • Qualité accrue des services offerts

Pour les étudiants et étudiantes :

  • Mise à profit des connaissances acquises dans le cadre de leur formation
  • Expérience du travail en équipe et de la pluridisciplinarité
  • Développement de compétences professionnelles
  • Recherche de solutions en lien avec des problématiques réelles
  • Acquisition de connaissances pratiques
  • Valorisation personnelle et sentiment d’utilité
  • Découverte de milieux de travail potentiels

Pour l’université :

  • Bonification de l’engagement social et communautaire et rayonnement national
  • Contribution au développement des institutions et des acteurs engagés en faveur du bien commun
  • Contribution à former les étudiants à la citoyenneté
  • Création d’expériences pédagogiques originales, valorisation de l’innovation sociale
  • Exploration de nouvelles pistes de recherche susceptibles d’intéresser les chercheurs

Pour la société en général :

  • Diminution du fossé entre science et société
  • Amélioration de la qualité du débat public
  • Construction d’un réservoir de connaissances pouvant être utiles dans d’autres contextes
  • Découverte de SPOT comme ressource pour un développement durable et juste
  • Leadership international dans la Caraïbe

Trois projets

SPOT travaille actuellement sur un mandat de production d’un « Document de référence pour l’amélioration de la qualité de la correspondance des enfants » pour des églises partenaires de Compassion internationale-Haïti. Ce document est destiné à l’apprentissage de l’écriture et la production écrite de 95 000 enfants défavorisés issus de 288 églises. Ce projet bénéficie de l’aide des étudiants du cours Élaboration et développement de matériels didactiques de l’Institut Universitaire de Formation des Cadres (Inufocad) qui mettent ainsi à profit leurs connaissances en la matière tout en développant leurs compétences professionnelles .

Un deuxième mandat que doit réaliser SPOT est l’accompagnement de quelques écoles défavorisées dans le processus d’octroi de leur licence de fonctionnement. Ce mandat bénéficiera des connaissances des étudiants du cours Législation scolaire donné à l’Inufocad.

Finalement, SPOT travaillera à la conception d’un plan marketing pour une institution de services. Ce mandat sera réalisé avec l’aide des étudiants du cours Marketing donné à l’Inufocad.

Références

Commission des Nations Unies pour l’environnement et le développement (1987). Notre avenir à tous, rapport Brundtland, Office fédéral du développement territorial ARE. [En ligne] www.are.admin.ch/themen/nachhaltig/00266/00542/index.html?lang=fr, page consultée le 23 juillet 2106.

Deshonnes, Pierre Caleb (2014). «L’impasse difficile de l’université haïtienne», Le Nouvelliste. [En ligne] http;//lenouvelliste.com/lenouvelliste/artcile/127470/Limpasse-difficile-de-lUniversite-haitienne.html, page consultée le 23 juillet 2106.

Document technique. Création de la boutique de sciences de Port-au-Prince à l’INUFOCAD, 2015.

Louis-Juste, Jn Anil (2002). « Université et société en Haïti », Alterpresse. http://www.alterpresse.org/spip.php?article211#.V5-XKvnhDcs page consultée le 23 juillet 2016.

Pierre, Samuel (2012). « Construire une Université haïtienne pour une Nation haïtienne de bien-être et de prospérité », Conférence prononcée le 13 janvier 2012, dans le cadre du Colloque inaugural du Campus universitaire de Limonade, UEH, Haïti, organisé par le Secrétariat d’État de l’enseignement supérieur.

Piron, Florence (2016). « Les boutiques de sciences, un outil de développement durable local », Intervention faite le 2 mars 2016 dans le cadre du lancement de SPOT- Savoirs pour tous.

Pour citer ce texte :

Joseph, Kedma. 2016. « Rapprocher l’Université de la société civile haïtienne : SPOT – Savoirs pour tous, outil de développement durable ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun.

En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1

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