4 Fragments de mémoire

Roberto Miguelez

Derniers jours du mois d’août de l’année 1970. L’avion traverse le Saint-Laurent. Parti de Paris la veille j’ai hâte qu’on arrive au Québec, à Montréal. Avec mes amis québécois que j’avais connus à Paris, à la Cité Universitaire, nous nous étions maintes fois parlé de nos pays respectifs, eux du Québec, moi de l’Argentine. À Paris, nous partagions le même projet, le doctorat, mais aussi l’intérêt pour les événements politiques que nos pays respectifs étaient en train de vivre. À la légendaire librairie Maspero, au cœur du Quartier Latin, nous pouvions nous approvisionner d’un matériel parfois introuvable ailleurs. Au café qui regardait le Luxembourg, nous discutions les analyses du FLQ. J’osais, moi, le faire, qui n’avais pourtant jamais mis les pieds en Amérique du Nord. Mes connaissances du Canada s’étaient limitées jusque-là à un roman d’aventures dont la scène était la forêt et la neige, mais grâce à Maurice, ou à Simone, l’histoire des Acadiens m’avait été révélée ainsi que le rôle de l’Église catholique, la Révolution tranquille, la geste des Patriotes, enfin même la géographie du Saint-Laurent qui s’approchait maintenant de l’avion qui me conduisait. Nous partagions, au deçà ou au-delà de l’intérêt politique, sinon dans le cœur, le projet d’une société libre – de Gaulle n’était pas loin – et juste, toujours plus juste – la Révolution Cubaine non plus. Mais, mon port d’arrivée n’était pas Montréal, c’était Ottawa.

Quelques semaines seulement auparavant, suite à la recommandation de mon directeur de thèse, j’avais été embauché par le Département de sociologie de l’Université d’Ottawa. Ce serait donc mon début comme professeur dans une discipline que je connaissais mal – j’avais fait toutes mes études à Buenos Aires en philosophie – même si mon doctorat était en sociologie, et ce simplement par son sujet, et par l’indication de mon directeur de thèse, Lucien Goldmann, que l’on pouvait gagner sa vie plus facilement comme sociologue que comme philosophe. Avec un petit qui venait juste d’arriver au monde – au beau milieu des événements de 1968 à Paris –, une telle indication n’était certainement pas à négliger et l’embauche à Ottawa lui avait d’ailleurs apporté une éclatante confirmation. Je ne peux pas dire que la découverte d’Ottawa me fascinait : lorsque l’autobus m’eut déposé pour la première fois proche du Pavillon central, le spectacle de vieilles maisons délabrées qui l’entouraient n’était certainement pas accueillant, ni non plus l’attitude du conducteur de l’autobus qui semblait ne pas connaître le nom même de l’université si on le prononçait en français. Mais le directeur du Département, un professeur belge, qui m’attendait, changea mon esprit, assez déprimé avec cette première découverte de ce qui allait être quand même ma ville au moins pour une année : il fit preuve d’un accueil plein de chaleur et de générosité. Les cours commenceront très vite, m’a-t-il dit, et votre charge est assez lourde de sorte que vous disposerez d’un certain nombre d’assistants pour les cours à gros effectifs. Et puisque vous ne connaissez aucun étudiant ici, continua-t-il, je me suis permis de choisir pour vous ceux qui me paraissent les plus aptes à satisfaire vos besoins. Je me suis même permis, ajouta-t-il, étant donné les délais, de donner rendez-vous à celui qui sera votre premier assistant. Il sera là dans une heure, s’il n’est pas déjà là. Il faut ici que j’ouvre une parenthèse et revienne sur mes expériences d’étudiant autant en France qu’en Argentine. Même après le « tournant à gauche » de l’institution académique française de mai 68, il était d’usage qu’un étudiant demande un rendez-vous par écrit à son professeur en faisant d’ailleurs bien attention à ne pas manquer aux règles immuables qui fixaient le rapport (de pouvoir) entre professeur et étudiant. Ça n’avait pas été le cas de mes rapports avec Lucien Goldmann, mais mon directeur était un immigrant, marxiste de surcroît, et d’une ampleur d’esprit rarissime dans les milieux académiques français à l’époque. D’ailleurs, une telle distance ne m’était pas inconnue, bien au contraire, car lorsque j’avais été, à la fin de mes études, chef de travaux à Buenos Aires, je disposais, comme tous les professeurs – ou presque professeurs –, de l’usage d’un ascenseur auquel les étudiants ne pouvaient pas accéder. À peine installé dans mon bureau – je sus par la suite qu’il avait été chambre à coucher à l’époque, pas si lointaine, du contrôle de l’Université d’Ottawa par les oblats – la porte est frappée. Entrez, que je dis, et devant moi je vois un jeune homme sans chemise, en short, portant une considérable barbe rouge. Bonjour monsieur, qu’il me dit, je m’appelle Jean-Marie Tremblay et suis votre assistant. J’ai essayé de ne pas exhiber ma surprise – et avec elle, peut-être, ma fragilité d’à peine nouveau professeur – et commençâmes alors un travail ensemble qui allait continuer tout ce premier trimestre – un trimestre si chargé de graves événements politiques. La Crise d’Octobre touchait aussi la sensibilité des étudiants à Ottawa, d’abord parce que plusieurs étaient québécois, mais aussi parce que des futurs sociologues ne pouvaient certainement pas être indifférents face à de tels événements. Jean-Marie était alors mon interlocuteur privilégié, sa jeune intelligence saisissait la complexité de la situation et, sans que notre enseignement mette en question son objectivité nécessaire, il faisait en sorte qu’il ne puisse pas non plus être vécu par les étudiants comme un enseignement formel, loin d’un monde traversé par les conflits et les antagonismes. Loin déjà, si loin déjà de ces moments vécus reste cependant dans ma mémoire la présence de ce jeune homme à la barbe rouge, dépourvu de toute affectation, à l’intelligence rapide, mais incisive, et plaçant la justice au centre de sa vie morale.

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