20 Les Classiques des sciences sociales : un outil assurant le libre accès et la sauvegarde du patrimoine documentaire ivoirien en sciences humaines et sociales

Gethème Irié

Selon le site web du journal gouvernemental ivoirien « fraternité matin » :

 Dans le but de lutter efficacement contre la disparition de vastes parties de la mémoire documentaire mondiale, l’UNESCO a lancé en 1992 le programme ‘‘mémoire du monde’’[1], destiné à sauvegarder et à promouvoir ce patrimoine. La Côte d’Ivoire, évitant de rester en marge de cette grande action humanitaire pour la préservation et la sauvegarde de son patrimoine, a adhéré à ce programme, en créant le Comité National Ivoirien Mémoire du monde (Cni memo), le 27 décembre 2011, sous l’égide de la Commission Nationale Ivoirienne pour l’UNESCO (ComNat UNESCO).

Il faut rappeler, à cet effet, que la bibliothèque numérique francophone appelée Les Classiques des sciences sociales – qui a fêté ses vingt ans en 2013 – s’est très tôt engagée dans cette dynamique et compte parmi les pionniers de cette action humanitaire. Comme l’explique son fondateur Jean-Marie Tremblay :

 Cette bibliothèque est née de mes besoins de professeur de sociologie au collégial. J’ai voulu donner le goût à mes étudiant-e-s de comprendre la société et les problèmes sociaux. Au cours de ma carrière, j’ai donc produit un grand nombre de documents et beaucoup de matériel pédagogique pour l’enseignement, de même que de nombreuses bases de données de recherche en sciences humaines, pour mes étudiantes et étudiants. Aussi, je ne sais pas combien d’heures ai-je pu passer à préparer des questionnaires d’enquête et à organiser ces données de manière à ce qu’ils apprennent à les traiter. Mais il fallait aussi que je leur fasse découvrir les recherches qui avaient été faites sur ces problèmes. C’est ainsi que Les Classiques des sciences sociales sont nés, et sont passés d’une banque de textes en sciences sociales et en philosophie à une vraie bibliothèque numérique accessible à tous (Tremblay 2017).

C’est vraiment impressionnant de constater qu’on peut servir l’humanité à son humble niveau.

Par ailleurs, considérez un échantillon de 100 jeunes chercheurs et chercheuses de Côte d’Ivoire, et interrogez-les sur l’accès qu’ils ont aux données (productions écrites, données brutes de terrain) produites dans leur propre pays, aux frais du contribuable. La totalité ou mieux les 99 % vous répondront que ces données ne sont pas accessibles ou pire, qu’elles sont très coûteuses. Les données sont très coûteuses? Que peut donc attendre l’humanité, d’un scientifique qui achète des données pour produire un travail de recherche? Je pense personnellement que le capitalisme cognitif ne peut que produire des commerçants et des commerçantes scientifiques obnubilés par un souci de retour sur investissement. Alors, où est passée la responsabilité sociale des chercheurs et des chercheuses? Comment en Côte d’Ivoire, les jeunes universitaires aux ressources financières limitées que nous sommes, pouvons-nous assurer dans de telles conditions le continuum des idées, un principe si cher à la science et, de ce fait, produire des travaux de recherche dits de qualité?

Je pourrais, à juste titre, croire que cette situation est l’une des causes de ce que l’anthropologue Florence Piron, défenseure du concept de science ouverte juste[2], soulignait dans un ouvrage collectif paru aux Éditions science et bien commun, à savoir que

[…] les statistiques tirées des bases de données scientifiques américaines, devenues les étalons de référence, indiquent que l’Afrique génère 0,2 % de la production scientifique mondiale. Que signifie ce chiffre? Que très peu de recherche se mène en Afrique? Ou que la recherche qui s’y fait est invisible et inaccessible? Ou les deux (Piron et al. 2016, xvi).

Une situation qui poussa certainement Roch Gnabeli, professeur en sociologie, à créer en Côte d’Ivoire des revues en ligne, entre autres « Les Annales du LAASSE» afin de pallier cette insuffisance. Il décrit ses motivations en ces termes :

Sa nature de revue en ligne la soustrait d’emblée aux contraintes du financement et lui garantit une large diffusion. Il n’en demeure pas moins que cette nouvelle aventure est un défi dans un contexte où la recherche en Sciences sociales est peu promue ou peu soutenue. Le Laboratoire de Sociologie économique et d’Anthropologie des Appartenances Symboliques (LAASSE) de l’Université Félix Houphouët-Boigny, porteur du projet, se réjouit de cette parution. […] Ce dernier souhaite également donner l’opportunité à d’autres Chercheurs ou Enseignants-Chercheurs de faire connaître leurs travaux. L’ambition légitime des Annales du LAASSE est de se positionner très rapidement comme une revue scientifique de référence à la fois par la rigueur de l’instruction des projets d’articles et par la qualité des textes publiés (Yao Gnabeli 2015).

L’inaccessibilité ou la faible accessibilité des contributions scientifiques des universitaires ivoiriens, situation qui peut être qualifiée d’injustice cognitive[3], occasionne malheureusement la faible visibilité des universitaires ivoiriens (classiques et contemporains) à l’international et leurs méconnaissances chez la jeune génération de chercheurs et de chercheuses. Pour remédier à cela, nous avons donc, des condisciples et moi, fondé le REJEBECCS-Côte d’Ivoire (Réseau des Jeunes chercheurs Bénévoles des Classiques des Sciences Sociales en Côte d’Ivoire) en vue de :

  • Promouvoir et vulgariser Les Classiques des sciences sociales dans les universités ivoiriennes;
  • Mobiliser et sensibiliser les universitaires ivoiriens à diffuser leurs œuvres en libre accès;
  • Participer à la numérisation, la correction et la mise en page de textes à diffuser dans Les Classiques des sciences sociales;
  • Outiller (théoriquement) les universitaires ivoiriens en vue de leur permettre de faire un bon usage des bibliothèques numériques;
  • Encourager les universitaires ivoiriens aux activités de recherche;
  • Valoriser les savoirs locaux.

Les résultats attendus sont les suivants :

  • Que les étudiants et étudiantes ainsi que les professeurs et professeures (chercheurs et chercheuses) de toutes les universités de Côte d’Ivoire soient informés du travail des Classiques des sciences sociales et se familiarisent avec la manière d’utiliser cette bibliothèque numérique;
  • Qu’une vingtaine d’universitaires ivoiriens acceptent, chaque année, de diffuser leurs œuvres en libre accès;
  • Qu’une centaine de jeunes bénévoles soient recrutés en Côte d’Ivoire;
  • Que cela entraîne plus d’engouement pour la recherche en Côte d’Ivoire.

Nos moyens d’action sont, entre autres, les publications, les conférences, les débats, les séminaires de formation, les réunions et ateliers de travail, les séances d’information, les colloques, les interventions dans les médias, etc.

Les enjeux de notre engagement citoyen sont de trois ordres, à savoir :

  • Assurer la pérennisation des œuvres de chercheuses et chercheurs ivoiriens en sciences humaines et sociales;
  • Contribuer à l’accessibilité de ces œuvres aux étudiantes et étudiants ivoiriens;
  • Et pour finir, faire la promotion et contribuer à la reconnaissance du travail des chercheuses et chercheurs ivoiriens à l’échelle internationale.

Pour rappel, notons que « de 2003 à février 2017, plus de 62 millions d’œuvres ont été téléchargées sur le site des Classiques des sciences sociales et en 2016 seulement, plus de neuf millions » (Tremblay 2017). Alors, si les universitaires ivoiriens acceptent de diffuser en accès libre leurs travaux de recherche dans la bibliothèque numérique Les Classiques des sciences sociales, celle-ci assurera leur visibilité à l’échelle internationale. Aussi, dans la mesure où ces données seront totalement gratuites et accessibles à tous, cette bibliothèque pourra-t-elle répondre de manière efficace et pérenne à l’épineuse question de leurs accessibilités pour les jeunes chercheurs et chercheuses en Côte d’Ivoire. Elle constituera, entre autres, pour la communauté scientifique internationale, un gisement de données sur les problématiques liées aux sociétés ivoiriennes.

Pourquoi donc ne pas s’engager de manière bénévole dans la bibliothèque numérique Les Classiques des sciences sociales qui a toujours fait de la lutte pour le libre accès aux savoirs scientifiques son cheval de bataille? C’est à cette interrogation, voire cette introspection, que s’adosse le sens de notre motivation et notre intérêt à l’égard de cette bibliothèque numérique qui se veut « une banque mobile et internationale » de savoirs scientifiques.

Références

N’guessant, Serges. 2017. « Patrimoine documentaire: La Côte d’Ivoire dans la vision de l’UNESCO ». Fratmat.info, 15 décembre.
https://www.fratmat.info/index.php/culture/patrimoine-documentaire-la-cote-d-ivoire-dans-la-vision-de-l-unesco

Piron, Florence, Samuel Régulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. 2016. « Introduction : Une autre science est possible ». Dans Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable. Sous la direction de F. Piron, S. Régulus et M. S. Dibounje Madiba, xvi. Québec : Éditions science et bien commun.
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1/front-matter/introduction/

Piron, Florence et al. 2016. « Vers des universités africaines et haïtiennes au service du développement local durable : contribution de la science ouverte juste ». Dans Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable. Sous la direction de F. Piron, S. Régulus et M. S. Dibounje Madiba. Québec : Éditions science et bien commun.
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1/chapter/vers-des-universites-africaines/

Tremblay, Jean-Marie. 2017. « Les Classiques des sciences sociales : une bibliothèque dématérialisée accessible partout dans le monde ». Dans Bibliothèques québécoises remarquables. Sous la direction de Claude Corbo. Montréal : Del Busso.

Yao Gnabeli, Roch. 2015. « Éditorial ». Les annales du LAASSE (01).


  1. Le programme « Mémoire du monde » est basé sur le numérique qui, pour les autorités ivoiriennes, est une technologie nouvelle qui facilite le tri de la conservation des données, offre des capacités indéfinies de stockage, simplifie les tâches de confirmation ou d’authentification des données, permet en un clic le transfert d’un document au monde entier.
  2. D’après Piron, Régulus et Dibounje Madiba : « la science ouverte juste, dans la conception inclusive que propose le projet SOHA (Science Ouverte en Haïti et en Afrique), est un moyen d’action vers la justice cognitive : elle prône le libre accès aux ressources scientifiques, mais cherche en même temps à développer le pouvoir d’agir des chercheurs et chercheuses du Sud face au cadre normatif des universités du Nord, ainsi que celui des populations locales face à l’institution universitaire. La science ouverte vise à la fois la justice cognitive et l’empowerment » (Piron, Régulus et Dibounje Madiba 2016, xix).
  3. Selon Piron et al. (2016), le concept d’injustice cognitive renvoie aux difficultés propres au domaine du savoir, et qui empêchent des étudiants, étudiantes, chercheurs et chercheuses « en raison de leur nationalité, de déployer le plein potentiel de leurs talents intellectuels, de leurs savoirs et de leur capacité de recherche scientifique pour les mettre au service du développement local durable de leur pays » (Piron et al. 2016, xv).