10 Une histoire parmi tant d’autres

Charles Bolduc

Pour le dire franchement, au départ, rien ne me destinait aux Classiques des sciences sociales. Il y a une petite douzaine d’années, les dépôts institutionnels et autres bases de données n’étaient pas aussi riches qu’ils ne le sont aujourd’hui, les catalogues des bibliothèques universitaires n’intégraient pas encore toutes ces ressources virtuelles dans leur répertoire et, de mon côté, mis à part les articles que je photocopiais de gros volumes rassemblant les numéros de revue publiés au cours d’une même année, je lisais principalement des livres que j’achetais ou que j’empruntais à la bibliothèque.

Mais voilà qu’en 2006, un mouvement de grève d’une ampleur inattendue a chamboulé ces petites habitudes personnelles. Cette circonstance extérieure (ce « détail » qu’un philosophe comme moi pourrait avoir tendance à oublier ou à en minimiser l’importance) a eu d’heureuses et nombreuses conséquences, ce qu’un sociologue comme Jean-Marie saura apprécier à sa juste valeur. La France, où je me trouvais pour un séjour d’études, s’est vue à cette époque paralysée pendant des mois à la suite de la réaction épidermique de la population à l’égard de la proposition gouvernementale d’instaurer ces « contrats première embauche » qui depuis longtemps ne défraient plus les manchettes. Les bâtiments de l’université étant fermés ou leur entrée barricadée par un amoncellement de chaises, je ne pouvais plus aller consulter ces ouvrages dont j’avais grandement besoin pour poursuivre ces recherches qui motivaient ma présence là-bas. C’est alors que, de mon petit appartement rouennais, cherchant un moyen alternatif de me procurer ces précieux textes, j’ai découvert cette petite mine d’or du Saguenay…

L’affiliation des Classiques des sciences sociales à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) m’a cependant joué un tour. En effet, originaire de Sherbrooke et embauché par le Cégep de Chicoutimi en 2007, je n’avais aucune idée, en mettant pour la première fois les pieds dans cette institution, qu’à quelques portes de mon nouveau bureau se trouverait celui qui avait fondé cette remarquable bibliothèque numérique… Pourtant, c’est bien ainsi, alors que je lisais avec intérêt un article sur ces fameux Classiques affiché sur le mur d’un corridor du collège, que Jean-Marie s’est présenté à moi et que j’ai enfin pu remercier personnellement celui qui m’avait permis de me tirer d’affaire l’année précédente.

Cependant, malgré toute ma reconnaissance, ma participation à cette belle aventure s’est tout de même faite encore attendre quelques années… L’occasion s’est finalement un jour présentée lorsqu’en 2010, au retour du congé des Fêtes, tandis que nous nous souhaitions la bonne année et que nous discutions du 50e anniversaire de la mort d’Albert Camus, je me suis dit qu’il serait peut-être temps de mettre moi aussi la main à la pâte en révisant (et revisitant du même coup) Le mythe de Sisyphe, l’un des premiers livres de philosophie que j’ai lus dans ma vie.

C’est donc depuis ce moment-là, au gré des circonstances et de mes intérêts, que j’ai pu petit à petit ajouter quelques pierres à cet édifice. Au fil des ans et au fur et à mesure que mon engagement se matérialisait, j’en suis venu à m’identifier de plus en plus à tout ce que cette bibliothèque incarne et même à penser que les Classiques des sciences sociales sont littéralement destinés à des personnes comme moi. En effet, comme professeur, je peux les utiliser pour monter mes cours et composer les recueils de textes que je distribue aux étudiants. Comme chercheur, ils me donnent accès à de nombreux livres et articles tout comme ils me permettent de faire connaître mes travaux. Comme passionné de philosophie, ils représentent une opportunité de pouvoir partager les œuvres que je juge importantes. Comme membre d’une communauté d’idées, ils m’offrent l’occasion d’entrer en contact avec des penseurs inspirants et marquants. Enfin, pour l’étudiant que j’ai été, ils me permettent de renouer avec d’anciens professeurs et de leur témoigner ma gratitude en diffusant leurs travaux aujourd’hui plus difficilement accessibles.

Cela étant dit, si j’ai tenu à partager cette expérience somme toute très personnelle, c’est pour illustrer par mon exemple ce fait que j’ai déjà souvent eu l’occasion de constater ces dernières années, à savoir que les chemins qui mènent vers les Classiques peuvent être très surprenants et que l’une des grandes forces de son fondateur, c’est justement d’avoir su fédérer autour de lui et de certaines valeurs (dont celle, cardinale, de démocratisation du savoir) des personnes qui n’étaient pas initialement destinées à se rencontrer et à œuvrer ensemble. Et question de taquiner un peu ce grand ami, ce remarquable visionnaire et cet admirateur de Marx, je serais même porté à dire que les Classiques des sciences sociales sont une démonstration de ce qu’une organisation anarchique peut offrir de meilleur car, dans le sens le plus noble du terme, qu’est-ce que l’anarchie sinon le développement libre et fraternel d’une communauté selon les aspirations de chacun?

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Une histoire parmi tant d’autres Droit d'auteur © 2018 par Charles Bolduc est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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