14 Les Classiques : un rempart intellectuel
Claude Dumais
C’est avec plaisir que je contribue modestement à cet ouvrage collectif qui porte sur ce magnifique projet de bibliothèque numérique. Nous savons tous qu’il s’agit d’une expérience unique dans la francophonie internationale pour le libre accès à l’information. J’y ai étroitement participé en 2003-2004 en tant que stagiaire en informatique documentaire. J’avais alors pour tâche la restructuration du site des Classiques des sciences sociales. C’était un travail énorme qui s’est réalisé avec l’aide d’une équipe très compétente de l’Université du Québec à Chicoutimi, incluant des informaticiens et des bibliothécaires. Au départ, nous avions considéré le redéveloppement du site avec la technologie XML et une base de données en SQL, mais après l’analyse des pages Web, notamment des nombreuses exceptions faisant obstacle à l’uniformisation des données, nous nous sommes rabattus sur un assemblage introduisant le langage informatique PHP combiné au HTML.
Ceci étant dit, je vais plutôt m’exprimer sur la perspective de l’évolution sociale et intellectuelle à l’égard des Classiques des sciences sociales. Cette bibliothèque numérique est un vaste dépôt d’ouvrages (près de 7 000, avril 2018) faisant partie, simplement mais sûrement, du patrimoine intellectuel de vocation internationale. C’est une intervention incontournable dans le monde de la documentation en français, une diffusion d’ouvrages qui seraient difficilement disponibles autrement, notamment en termes d’accessibilité géographique.
Quel plaisir j’ai trouvé en parcourant, à titre d’exemple, « La civilisation des Arabes », paru en 1884, de Gustave Le Bon. Cette édition électronique de l’ouvrage présente, dans une table des gravures, toutes les images réunies servant à l’exemplification du texte. J’ai découvert alors qu’il s’agissait d’un exemple très pertinent de la qualité exceptionnelle du travail réalisé par Jean-Marie Tremblay et ses bénévoles. Quant à présenter des ouvrages dits essentiels de la littérature documentaire, comme ici sur une représentation ethnologique du monde arabe, aussi bien répartir tous les éléments d’information (texte, images, cartes) de manière ordonnée et aussi facilement repérable. Rien à voir, finalement, avec les bibliothèques sur le web qui proposent des images numériques des pages de livres, à moins d’être en relation avec des livres rares ou, encore mieux, des incunables. Par conséquent, la grande force des Classiques, émanant de la vision de son fondateur, c’est l’organisation irréprochable qui rend disponibles en trois formats de fichier les ouvrages, dès qu’une connexion Internet est le moindrement exploitable.
Dans le domaine de l’information, c’est un travail humanitaire exemplaire. Pour le plaisir de l’analogie, on peut comparer le travail des Classiques des sciences sociales à une publication altermondialiste à caractère pédagogique. Les participants et participantes à cette publication désirent avant tout la circulation d’une information sans tripotage idéologique, mais surtout sans aucune manœuvre de simplification des idées. On peut bien sûr y reconnaître une perspective idéologique, mais pas au point de vouloir y manipuler les esprits, c’est-à-dire d’annihiler la réflexion à partir d’une ligne directrice bien déterminée, bien délimitée. Les Classiques des sciences sociales font partie, tout comme une publication citoyenne éducative, d’un monde de l’information où on fait confiance aux lecteurs, aux lectrices et à leur jugement. En fait, des personnes bien documentées, embrassant la diversité des points de vue et qui deviennent de meilleur-e-s citoyens et citoyennes et fort probablement de meilleur-e-s électeurs et électrices. Bref, le site des Classiques fait appel à l’autoformation intellectuelle, constituant ainsi un rempart contre l’endoctrinement, voire carrément contre l’abrutissement.
En dernière proposition d’analyse, les Classiques des sciences sociales font également contrepoids à l’information directe, sans développement, si présente dans les réseaux sociaux. On peut également sans aucun doute affirmer que le site participe à la sauvegarde d’un savoir qui dépasse largement le déploiement de plusieurs programmes scolaires basés sur l’apprentissage utilitariste, peu importe le niveau scolaire. Même dans les différents domaines des sciences humaines, le pragmatisme social devient une norme d’accomplissement professionnel et citoyen et semble évacuer la réflexion. À titre d’exemple, on peut mentionner qu’au Québec, la présence du programme d’éthique et de culture religieuse qui, même s’il est supposément déconfessionnalisé, s’attarde à un ensemble de connaissances factuelles, voire même anecdotiques, plutôt que de proposer une analyse plus systémique de la croyance. Pas surprenant que le scepticisme, voire l’athéisme, soient complètement évacués, malgré leur importante présence dans la société québécoise.
En somme, les Classiques des sciences sociales offrent un univers propre à encourager la consolidation intellectuelle et éducative. Il soutient l’analyse des valeurs sociales et humaines qui accompagnent notre existence, à l’inverse de l’embrigadement citoyen ambiant qui nous résume à de simples consommateurs et consommatrices.