12 Déjà 25 ans de « Classiques » : un acquis incommensurable
Louis Gill
J’ai été en contact soutenu avec Jean-Marie Tremblay au cours des 15 dernières années, depuis qu’il m’a demandé, le 4 janvier 2003, de lui « accorder l’autorisation de produire une édition numérique, accessible librement et gratuitement, et produite bénévolement », de neuf de mes écrits, aux fins de leur diffusion sur le site Internet des Classiques des sciences sociales. Je ne pouvais qu’accepter avec enthousiasme cette demande. Mais trois de ces écrits étaient des livres dont la libre diffusion était interdite par des droits d’auteur, alors qu’un quatrième était un travail de jeunesse auquel avait succédé un de ces trois livres, et je ne souhaitais pas qu’un livre de jeunesse soit librement accessible alors que sa version entièrement refondue ne le serait pas. J’ai donc accordé l’autorisation requise pour les cinq autres titres. Au cours des 15 années suivantes, jusqu’à aujourd’hui, 180 titres d’ouvrages dont je suis l’auteur ou le coauteur sont venus s’ajouter à cette première liste : livres, chapitres de livres, cahiers de recherche, études et rapports d’expert, articles de revues et de journaux, hommages, enregistrements de conférences et d’entrevues. Je suis honoré que bon nombre de mes écrits se retrouvent ainsi dans la bibliothèque virtuelle des Classiques des sciences sociales et contribuent à son œuvre inestimable de diffusion de la connaissance. J’en remercie très sincèrement Jean-Marie Tremblay et sa généreuse équipe de bénévoles.
Comme on le sait, depuis sa création en 1993, ce sont 7 000 ouvrages (à la fin de janvier 2018), de plus de 1 600 auteurs classiques et contemporains, qui sont venus pourvoir la bibliothèque virtuelle des Classiques. Mes rapports étroits avec Jean-Marie depuis 2003 m’ont permis de suivre pas à pas la progression de l’immense travail qu’il a accompli, de mesurer la rigueur et le dévouement avec lesquels lui et ses bénévoles s’y sont investis et l’incomparable utilité sociale de démocratisation du savoir que ce travail d’Hercule a rendu possible. J’ai été profondément touché chaque fois qu’il nous a relayé des messages de remerciements reçus de par le monde, notamment d’universités de l’Afrique francophone, dont les bibliothèques indigentes et le manque de ressources financières constituent un lourd handicap, mais qui se sont retrouvées dotées d’un instrument majeur d’acquisition du savoir, universellement accessible et absolument gratuit, grâce aux Classiques des sciences sociales.
Jean-Marie a toujours été très sensible à la reconnaissance exprimée par les défavorisés de ce monde envers l’apport capital des Classiques à leur accès aux connaissances. Dans un courriel du 7 octobre 2010 adressé aux auteurs diffusés par les Classiques, il écrivait :
Nous sommes passés d’un peu plus de 9 000 visiteurs par jour l’an dernier à plus de 11 700 depuis les six derniers mois, et une partie de cet achalandage provient des pays francophones du continent africain : Algérie, Maroc, Burkina-Faso, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo, Togo, etc., sans oublier les sociétés créoles.
Et on peut mesurer à quel point les sociétés créoles comptent dans cette évaluation lorsqu’on connaît l’ampleur de l’énergie que Jean-Marie a déployée au cours des dernières années pour diffuser des œuvres haïtiennes, développer des liens avec Haïti et apporter à ce pays particulièrement éprouvé un soutien technique vital.
Tout aussi percutants sont les témoignages suivants d’un détenu d’une prison française et du professeur bénévole qui l’encadrait. Jean-Marie nous les a transmis le 8 décembre 2010, précédés de ces quelques mots :
On m’écrit presque tous les jours pour nous remercier de l’œuvre que nous construisons ensemble. Des chercheur-e-s, des professeur-e-s, des étudiant-e-s, aussi des étudiant-e-s aveugles, mais jamais on ne m’avait écrit de l’intérieur d’une prison.
Message du professeur bénévole :
Je vous communique le message d’un détenu de la prison de Caen qui suit des études de sociologie par correspondance et pour qui je télécharge des ouvrages de votre site.
Message du détenu :
Un grand merci de la part d’un détenu en centre pénitentiaire. Grâce à un professeur qui nous télécharge vos ouvrages, ce sont les murs de nos cellules qui volent en éclats, et plein de fenêtres sur le monde qui s’ouvrent. Je ne saurais vous exprimer ce que peut être pour un étudiant universitaire en détention l’apport de tout le travail réalisé sur votre site.
Message du professeur bénévole :
Moi-même, professeur d’informatique, bénévole dans cette prison, je tiens à vous remercier ainsi que toute votre équipe pour l’immense travail effectué.
Retour au courriel de Jean-Marie Tremblay :
Cela me touche vraiment de savoir combien notre œuvre est utile et combien nous pouvons donner un espoir en donnant un accès libre à tous ces savoirs scientifiques en sciences sociales et à tous ces savoirs philosophiques que nous diffusons avec la complicité enthousiaste des chercheur-e-s et professeur-e-s d’université qui nous donnent leur permission de diffuser leurs travaux. Merci à vous de nous permettre de rendre tant service.
À l’occasion de la mise en ligne du 4 000e texte diffusé par les Classiques, le quotidien Le Devoir (édition des 31 octobre et 1ernovembre 2009) avait publié, sous la plume du journaliste Stéphane Baillargeon, un article intitulé « Le chef-d’œuvre méconnu » pour parler des Classiques. Ce 4 000e texte était un livre sur l’histoire des communautés religieuses publié sous la direction des sociologues Nicole Laurin-Frenette, Danielle Juteau et Lorraine Duchesne, intitulé À la recherche d’un monde oublié. Les communautés religieuses de femmes au Québec de 1900 à 1970. Je tiens à le mentionner parce que Nicole Laurin-Frenette, qui a été professeure à l’UQAM avant de poursuivre sa carrière à l’Université de Montréal au début des années 1980, et qui est décédée récemment, était alors une de mes proches collègues, et que j’estime que l’hommage qui lui a ainsi été rendu, était bien mérité. Tout comme l’était d’ailleurs l’hommage rendu aux Classiques par le titre de l’article de Baillargeon, « Le chef-d’œuvre méconnu ». Pour ne laisser aucun doute quant à cette qualification, après avoir signalé une entente des Classiques avec l’Université de Paris permettant aux étudiants et étudiantes aveugles d’avoir accès aux œuvres en version intégrale par leur transcription en braille, Baillargeon terminait son article en disant :
Bref, même les aveugles en profitent. On le répète : le site Les classiques des sciences sociales est un rare chef-d’œuvre, un point c’est tout.
Cet article mentionnait aussi les remerciements suivants adressés à Jean-Marie Tremblay par Yu Ou, une enseignante chinoise du français à l’Université du Yunnan, dans le sud-ouest de la Chine :
J’ai trouvé ainsi la clef d’or à un monde merveilleux de la civilisation humaine en langue française.
Pour mettre davantage en évidence l’ampleur du rayonnement international des Classiques, je me permets de mentionner deux exemples qui me concernent directement. Dans son numéro de l’été 2008 (p. 26-47), la revue grecque Eneken, de Thessalonique, a publié une traduction en grec d’un de mes articles que le directeur de la revue, Giorgios Giannopoulos, avait découvert… sur le site des Classiques! À l’automne 2010, en faisant la révision de deux de mes textes traduits en espagnol par un collaborateur de Barcelone, Xabier Gracia, j’ai eu l’agréable surprise de constater que, pour la consultation des références que je donne dans ces textes à divers auteurs classiques, les lecteurs hispanophones (d’Espagne, mais aussi de toute l’Amérique latine) sont dirigés vers… le site des Classiques!
Dans la construction de ce monumental édifice, j’aime faire état de la modeste contribution que j’ai pu apporter, celle d’avoir positivement répondu, chaque fois que j’étais en mesure de le faire, aux demandes de Jean-Marie d’intervenir auprès d’auteurs dont les travaux n’étaient pas encore diffusés sur le site des Classiques pour solliciter leur participation. Je l’ai fait notamment auprès du professeur Léo-Paul Lauzon, directeur de la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, qui a donné son autorisation à la diffusion des publications de la Chaire sur le site des Classiques. Je l’ai fait aussi auprès de Fernand Foisy, le biographe du syndicaliste Michel Chartrand, qui a donné l’autorisation de la diffusion de ses quatre ouvrages sur cette légende de notre société québécoise. J’ai aussi servi d’intermédiaire aux fins de la mise en ligne de certains écrits de l’économiste François Chesnais, malheureusement avec des résultats limités.
À la lumière de ces exemples qui ne dévoilent que la pointe de l’iceberg de l’immense travail accompli par les Classiques et de leur remarquable contribution à la diffusion des connaissances, il était tout à fait naturel que ce joyau singulier d’une initiative québécoise reçoive la reconnaissance officielle de l’État. Cela est advenu, on le sait, en 2013, par l’octroi à Jean-Marie de l’insigne de chevalier de l’Ordre national du Québec.
Comme si l’ampleur des tâches n’avait pas été suffisante, Jean-Marie a eu au fil des années à affronter de lourdes contrariétés. Je mentionne d’abord l’épisode de 2011, occasionné par la diffusion de 24 œuvres d’Albert Camus. Tombées dans le domaine public au Canada en 2010 selon la législation canadienne, soit cinquante ans après la mort de Camus en 1960, ces œuvres, diffusées sur le site des Classiques, l’étaient en toute légalité au Canada, mais en toute illégalité en France où elles ne tomberont dans le domaine public que 70 ans après la mort de l’auteur, soit en 2030. Les Classiques ont été contraints de demander à l’UQAC, qui héberge leur site, de bloquer le téléchargement vers l’étranger des 24 œuvres de Camus accessibles sur ce site.
Un événement du même type, mais dont les conséquences ont été beaucoup plus graves, était survenu en 2002-2003, soit la poursuite des Presses universitaires de France contestant le droit des Classiques de diffuser les œuvres d’un grand nombre d’auteurs, parmi lesquels Émile Durkheim, Maurice Halbwachs et Marcel Mauss. Pendant une année complète, l’accès à toutes les œuvres diffusées par les Classiques avait été bloqué par l’UQAC dans l’attente d’un règlement du litige.
Cinq ans plus tard, en septembre 2008, les Classiques ont été mis en demeure de retirer de leur site un article dont je suis l’auteur, qui avait abusivement été déclaré diffamatoire par les auteurs de cette mise en demeure. Bien malgré moi, je me suis ainsi trouvé à la source d’un dédale de procédures judiciaires qui ont causé beaucoup de préoccupations à Jean-Marie ainsi qu’à l’équipe des Classiques, et qui les ont amenés, préventivement, à retirer l’article du site, de crainte de devoir payer de lourdes amendes qui auraient mis en péril la survie des Classiques, dans l’éventualité où les tribunaux auraient donné raison aux plaignants. Et, dans un jugement de première instance, la Cour supérieure leur a effectivement donné raison. Fort heureusement, la Cour d’appel a renversé ce jugement et, dans une remarquable leçon de droit, nous a blanchis sur toute la ligne.
Il va sans dire que le surcroît permanent de travail et l’accumulation de soucis n’ont pu que miner la santé de Jean-Marie et celle de ses proches collaborateurs et collaboratrices. Dans un courriel qu’il m’adressait le 27 juillet 2010, il me disait :
J’ai pris quelques semaines de repos sans ouvrir mon ordinateur. J’étais fatigué, fatigué. Et en ouvrant mon courrier électronique, j’y trouve, accumulés, c’est de la folie, des centaines de courriels, la plupart demandant une réponse de ma part.
Nul étonnement à ce que Jean-Marie ait subi un infarctus à la fin de 2008.
Loin d’être une simple machine à transcrire des textes, Jean-Marie en a souvent livré des appréciations à leurs auteurs. Il l’a fait pour moi en de multiples occasions et je les ai chaque fois accueillies avec grand plaisir. Je n’en cite qu’un exemple, tiré d’un courriel du 27 juillet 2010 :
J’ai aimé lire votre texte sur la laïcité et les anecdotes que vous y décrivez. Nous aussi, ça ressemble un peu à chez vous. Nous avons trois filles et nous sommes agnostiques. Diane et moi nous sommes mariés en 77 au Palais de justice de Chicoutimi et nous n’avons jamais fait baptiser les filles. Notre deuxième m’avait demandé, lorsqu’elle avait sept ou huit ans : « Papa, nous, on n’a pas de religion, qu’est-ce qu’on a? ». Et je lui avais expliqué comme il faut : « Le spirituel fait partie de nos vies, mais pas la religion ».
Voilà donc ces quelques témoignages tirés de mon abondante correspondance des 15 dernières années avec Jean-Marie, dont je voulais rendre compte pour marquer le 25e anniversaire des Classiques. Je ne peux, en terminant, que lui exprimer ma plus profonde reconnaissance pour ce legs irremplaçable et souhaiter longue vie aux Classiques.