La science ouverte, le projet SOHA : analyses et témoignages
29 Mon engagement dans le projet SOHA : un acte de conviction
Rency Inson Michel
Une rencontre décisive
Tout a commencé le 2 mars 2016, à la salle UNESCO de la FOKAL (Fondation Connaissance et Liberté), organisme culturel haïtien bien connu. Tout joyeux, j’étais suspendu aux lèvres de Florence Piron, d’Émilie Tremblay, de Sophie Dibounje Madiba et de Pascal Touoyem qui animaient une table ronde sur la justice cognitive en prélude au colloque « Science ouverte et libre accès aux ressources scientifiques : un outil collectif de développement durable » qui devait avoir lieu les jours suivants. J’ai bien sûr ensuite assisté les 3 et 4 mars 2016 à ce colloque international organisé à l’hôtel Le Plaza sous le leadership du projet SOHA et de laboratoires de recherche de l’Université d’État d’Haïti. Je l’avoue tout de suite : la philosophie et les grands objectifs poursuivis par la science ouverte ont rempli d’un sentiment de renforcement et d’espoir le cœur du jeune universitaire très intéressé par la recherche scientifique que je suis.
Cette initiative constitue, à dire vrai, un puissant son de cloche capable de faire émerger la Personne de science de chez nous (Haïti) de ce sommeil de plomb qui la rafle. C’est une nouvelle chance qui se présente à l’université en Haïti : il n’est nullement imprudent de dire que la « science ouverte » est susceptible de permettre à la pratique universitaire en Haïti d’être réellement une praxis transformatrice ayant à sa base la recherche scientifique et la valorisation des savoirs locaux.
La vision qu’incarne ce projet de « science ouverte juste » est altruiste et révolutionnaire. C’est un excellent outil pour la défense et la mise en valeur de nos savoirs locaux. C’est aussi un superbe outil pour contrecarrer l’exclusion qui régente la dynamique de circulation de connaissances scientifiques. Car il va sans dire que la « science ouverte », dans son essence, contribue considérablement à diminuer le caractère marchand de la circulation des connaissances.
Optimiser la dynamique « proximité-distance ». Voilà un autre service que la science ouverte nous rend. Ah oui… bien sûr : aujourd’hui, les smartphones (téléphones intelligents) s’imposent. Dans la cour de la fac, en salle de classe, dans les tap-tap assurant le transport en commun, à la maison, les étudiants et étudiantes sont là, devant leur petit écran. Cependant, en général, ils ne font que mettre des « like » à des superflus se trouvant sur les réseaux sociaux, raconter des blagues, dire des obscénités. Du coup, ces smartphones représentent surtout pour eux un grand mangeur de temps. Et booooom, arrive ce projet de « science ouverte » qui invite ces étudiants et étudiantes à faire un usage smart de leurs smartphones. N’est-ce pas grâce à la science ouverte qu’aujourd’hui, tel étudiant sénégalais peut co-rédiger de sérieux ouvrages ou articles scientifiques avec un étudiant de l’une de nos facultés en Haïti? Untel est au Niger, l’autre au Cameroun ou au Sénégal et je suis en Haïti, mais tous, nous utilisons nos smartphones pour mieux réfléchir et produire ensemble. N’est-ce pas que c’est joli?
Suivant la théorie marxiste, « la première condition de toute existence humaine, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capable de faire l’histoire. » Ainsi, « le premier acte historique, c’est donc la création des moyens pour satisfaire la production de la vie matérielle. » Autrement dit, la production matérielle de la vie représente l’un des besoins vitaux de la vie collective. Cependant, plus une collectivité est armée de ressources scientifiques, plus elle est capable d’assurer sa production matérielle existentielle. D’où la pertinence du projet de science ouverte. Car il s’agit d’un projet visant à rendre accessibles les ressources scientifiques à tous ce qui est indispensable pour rompre le cycle intergénérationnel de pauvreté et parvenir enfin au développement durable tant souhaité chez nous en Haïti. Elle donc est vitale, cette lutte de la science ouverte.
Je ne pouvais donc pas ne pas m’engager dans la dynamisation et la pérennisation de ce projet que je conçois comme un nouveau big-bang qui contribuera à abolir l’état actuel des choses du monde scientifique. Cet état se caractérise par toujours plus d’inégalités entre les savoirs produits dans les pays du Nord et ceux des Suds, entre les universités et les chercheurs, qu’importe leur sexe et leur nationalité, toujours plus de marginalisation de savoirs, d’injustice cognitive, d’impérialisme dans le monde scientifique, d’inégalités des chances d’accès aux ressources scientifiques.
Mon engagement se concrétise aujourd’hui dans les actions du Réseau des Jeunes Bénévoles des Classiques des Sciences Sociales (REJEBECSS), association de jeunes universitaires porteurs et défendeurs des valeurs de justice cognitive que j’ai fondée en mars 2016, à la suite du colloque SOHA. Du nombre de ces actions, considérons ce grand événement réalisé au Campus Henri Christophe de Limonade que j’ai présenté dans un billet de blog sur le site du projet SOHA sous le titre de : « Un nouveau son de cloche au Campus Henri Christophe de Limonade : celui de la science ouverte (repris ci-dessous).
Premier atelier sur la science ouverte
Si, pour un nombre croissant d’universitaires à Port-au-Prince, le mouvement de la science ouverte n’est plus étranger grâce, entre autres, au colloque SOHA, pour ceux des universités du département du Nord, c’était encore le cas jusque dans la matinée du vendredi 27 mai 2016. C’est à ce moment qu’a débuté avec un succès avéré une table ronde sur la science ouverte organisée à l’auditorium du Campus Henri Christophe de Limonade par le Réseau des Jeunes Bénévoles des Classiques des Sciences Sociales en Haïti (REJEBECSS-Haïti) épaulé par le projet SOHA. Depuis lors, un nouveau son de cloche carillonne sur ledit campus, provoquant des inquiétudes, attisant des espoirs et des passions pour la recherche, tout cela dans une perspective essentiellement citoyenne.
Cinq grandes présentations ont incarné ce son de cloche. Tout d’abord, celle de la professeure Florence Piron qui, dans une vidéo, expose les raisons d’être du projet SOHA et ses cinq grands objectifs que je cite : faire une enquête sur les obstacles à la science ouverte en Haïti et en Afrique francophone; créer des outils de formation sur la science ouverte; sensibiliser les universités haïtiennes et africaines à deux piliers de la science ouverte : le libre accès aux publications scientifiques sous formes d’archivage et les boutiques de science; créer un grand réseau de leaders de la science ouverte et réaliser une feuille de route sur l’avenir de la science ouverte en Haïti et en Afrique francophone. Elle a, par ailleurs, placé quelques mots sur ce qu’est la justice cognitive, le concept de base du projet SOHA. Quant à Lunie Jules (étudiante en sociologie à l’Université d’État d’Haïti) et Jean-Marie Tremblay (PDG des Classiques des Sciences Sociales) qui est lui aussi intervenu via une vidéo préenregistrée, ils ont consécutivement présenté l’histoire, les grands idéaux et les stratégies d’action du REJEBECSS et des Classiques des Sciences Sociales.
Wood-Mark Pierre, étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines et détenteur d’un diplôme en philosophie de l’École Normale Supérieure, a, pour sa part, procédé à l’intelligibilité de la notion de science ouverte qu’il s’est efforcé de présenter, à partir de solides arguments, comme une stratégie de lutte contre l’injustice cognitive en milieu universitaire. Par la suite, à partir d’une adaptation que j’ai faite d’un exposé de la professeure Florence Piron à Yaoundé via vidéo en date du 4 décembre 2015, j’ai étayé la thèse selon laquelle la justice cognitive est un concept essentiel pour théoriser la valorisation des savoirs scientifiques et non scientifiques d’Haïti. Pour y parvenir, j’ai opérationnalisé les concepts de justice cognitive et d’injustice cognitive, puis j’ai mis en lumière le négationnisme de la charte épistémique de la science positiviste vis-à-vis des savoirs locaux d’Haïti. Et comme Florence l’a fait, j’ai identifié cinq injustices cognitives et une alternative claire, viable et réalisable face à chacune d’elles. Enfin, le projet SOHA a été présenté comme un projet en quête de l’édification de justice cognitive en Haïti et en Afrique francophone.
À la suite de ce cycle d’interventions, les réactions des étudiants ont pullulé, à la fois dans l’auditorium où s’était tenue la table ronde et surtout dans la cour de leur campus. Certains posent le problème du droit d’auteur par rapport à la lutte pour le libre accès dans laquelle nous sommes engagés. D’autres avouent que notre projet est très novateur en ce sens qu’il ouvre leurs yeux sur d’autres conceptions philosophiques que le positivisme. En fait, j’ai découvert un état d’esprit vraiment critique du positivisme chez certains étudiants durant mes échanges avec eux. Cependant, je me suis rendu compte qu’ils ont une connaissance déficitaire des conceptions philosophiques et épistémologiques alternatives au positivisme. Il y a donc lieu pour le projet SOHA d’agir en conséquence. Je le recommande vivement!
L’aspect fondamental du projet de science ouverte qui a été le mieux compris et qui a trouvé l’accord total des étudiants et étudiantes ayant assisté à la table ronde, c’est certainement notre engagement en faveur du libre accès aux ressources scientifiques. En témoigne le jeune étudiant en psychologie Jean-Rico Paul : « Ce qui importe beaucoup pour moi dans le projet, c’est la démocratisation du savoir ». Dadjena Volcy, étudiante en science politique, abonde dans le même sens que Jean-Rico et souligne que « le plus grand problème pour nous (étudiants), dans le cadre de nos travaux de recherche, c’est de trouver des données scientifiques sur le web. » Elle nous explique qu’ils ne connaissent pas toujours les sites où trouver en libre accès les ressources scientifiques dont ils ont besoin. Elle estime que le projet de science ouverte est un premier pas vers la solution de ces difficultés. De mon côté, j’encourage vivement la réalisation d’une séance de formation sur l’utilisation des outils numériques et des logiciels capables d’armer ces étudiants dans le cadre de leurs travaux académiques.
L’aspect du projet qui a fait l’objet de beaucoup plus de controverses, c’est l’idée du dialogue égalitaire entre savoirs scientifiques et savoirs non scientifiques que nous soutenons. En fait, ce n’est pas l’essence de cet idéal qui a soulevé ces échanges, mais plutôt la stratégie d’action pour y parvenir. Les obstacles à cet idéal dans le cas d’Haïti ont été débattus avec des regards très divergents. Je peux citer des étudiants, dont Jean-Rico Paul, qui n’ont aucune crainte dudit dialogue, encore moins avec l’alternative que la science ouverte juste propose face au mépris que subissent les savoirs non scientifiques. Pour lui, « la science ouverte doit être un outil de vulgarisation et de codification des connaissances du paysan haïtien ». Il croit que « les connaissances du paysan sont à considérer dans la construction des connaissances vouées au développement de la production agricole en Haïti. » Il plaide donc pour l’amplification de la science ouverte.
À tout prendre, cet événement a été pour moi un moment où mon empowerment a été mis à l’épreuve en me faisant prendre conscience d’un ensemble d’obstacles qui empêchent la pratique universitaire dans le nord d’Haïti d’être une praxis transformatrice. J’ai découvert à quel point la pédagogie de l’enseignement universitaire qui prévaut dans mon pays a pu étouffer le développement de la réflexivité estudiantine. Cet événement a été pour nous, membres du REJEBECSS-Haïti, une opportunité de mettre des faits sur ces deux beaux mots : science ouverte; autrement dit, une manière de faire vivre la science ouverte en Haïti. Il représente donc un acte concret en faveur de l’avenir de la SOHA dans mon pays.
Je dois souligner que je suis particulièrement intransigeant face à l’idée que le projet SOHA, qui a su faire germer en moi une hardiesse de penser, soit conçu comme une forme d’aide humanitaire apportée à un pays « pauvre ». Ce n’est pas un faux projet. Ce n’est pas un projet qui crée des besoins là où il n’y en a pas. Il est un fait avéré qu’Haïti, ou tout au moins l’université en Haïti, a un besoin vital de ce projet. Du coup, les universitaires haïtiens se doivent de s’approprier le projet SOHA et lutter pour sa pleine réalisation. Telle est ma motivation. Telle est notre motivation au sein du REJEBECSS-Haïti. Nous nous inscrivons en faux contre la logique qui pourrait faire du chiffre d’affaires le principal facteur qui définit la qualité de nos actions. Notre passion pour la cause de ce projet que nous portons à bout de bras et à juste raison est ce qui importe.
Contre le négationnisme positiviste
Ma militance au sein du collectif SOHA se veut aussi être un combat contre le négationnisme positiviste. Ce que j’appelle « négationnisme positiviste », c’est le jésuitisme, la condescendance, le cynisme, le désintérêt manifeste à l’encontre d’une catégorie de savoirs, l’intransigeance cognitive et les valeurs marchandes qui caractérisent ou qui fondent même un habitus universitaire qui entrave l’universalisme de la science.
J’accuse.
J’accuse cet habitus universitaire, qui, dans sa condescendance, envoie au rebut une certaine catégorie de savoirs auxquels est attachée l’étiquette de « non-scientifiques » et qui alimente ainsi une redoutable dichotomie entre travail (ou métier) manuel et travail (métier) intellectuel dans cette Haïti qui m’a vu naitre.
C’est de manière inconsciente et automatique que les personnes vivant dans cet habitus universitaire, aliéné par le négationnisme positiviste, en viennent à mépriser tout ce qui n’est pas quantifiable. Car dans la chapelle où elles sont subjuguées, il leur est enseigné que les phénomènes à étudier doivent être mesurables et définis en fonction d’indicateurs observables. Les phénomènes complexes et non mesurables ne méritent-ils pas d’être étudiés par la science?
J’accuse ce négationnisme positiviste qui oppose l’universitaire haïtien à sa société, qui néglige les vécus quotidiens des Haïtiens au profit d’un enseignement de la généralité. Il fait de cet universitaire un schizophrène, un citoyen universitaire « positif » qui est coupé du réel de sa société et qui, par ricochet, s’abstient d’agir sur ce réel en vue des transformations nécessaires. Je plaide, au nom des valeurs de la science ouverte qui m’habitent, pour un savoir scientifique haïtien émané de la pratique.
Par ailleurs, le positivisme à travers son cadre normatif réduit la science à la seule connaissance des faits. Du coup, l’universitaire « positif » cherche toujours à faire abstraction de sa subjectivité. Ceci fait de lui un artisan de la fétichisation des faits, dirais-je, un fétichiste des faits. Cela le conduit surtout à un scientisme qui dévalorise certains savoirs locaux. J’accuse cela. La subjectivité est et demeure le point de départ même de la recherche scientifique.
En plus de ce qui précède, il est une autre attitude caractéristique de l’habitus universitaire que je ne saurais passer sous silence. Il s’agit de l’intransigeance cognitive du scientifique face au non-scientifique. Ainsi, tous les savoirs produits en dehors du cadre normatif de la science sont considérés soit comme un « mythe », soit comme une « prénotion » qu’il faut dépasser, soit comme une « fiction », soit comme une « croyance dénuée de rationalité »… Du coup, de tels savoirs sont jugés invalides et, de surcroit, sont considérés comme dangereux, comme nocifs même pour le bien-être de l’humanité. Cette intransigeance cognitive va jusqu’à pousser le scientifique à « interdire » au non-scientifique de douter. Les doutes de ce dernier sont assimilés à la barbarie, à l’ignorance, au primitif… Mais le doute du scientifique, lui, est méthodique et est donc permis. Ce schème de pensée scientifique fondé, entre autres, sur le « dis-continuisme » en s’inscrivant en faux contre tout dialogue des savoirs (scientifiques ou non) et qui présente la science comme la seule modalité de connaitre ne profite nullement à une meilleure compréhension du monde.
Le discours dérangeant et subversif même que porte le projet SOHA est un acte contre l’ordre du négationnisme positiviste. Il met à nu les lacunes, les limites et les insuffisances du positivisme et représente un cri d’appel : appel pour une reconsidération des savoirs non-scientifiques; appel pour une connexion du scientifique avec le monde pratique; appel contre l’éthique de gain qui fonde la circulation du savoir et qui, par voie de conséquence, exclut ceux et celles qui n’ont pas la force de l’argent; appel contre l’étiquette « science interdite »; appel donc pour le désenchaînement du savoir; appel pour permettre au savoir scientifique d’émaner réellement de la pratique. Ce discours est donc un outil majeur de la lutte pour la démocratisation de l’enseignement universitaire en Haïti.
Pour citer ce texte :
Michel, Rency Inson. 2016. « Mon engagement dans le projet SOHA : un acte de conviction ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1
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