La science ouverte, le projet SOHA : analyses et témoignages

27 Créer un réseau de recherche sur la science ouverte dans les pays des Suds

Leslie Chan

Leslie Chan est professeur au Département des arts, de la culture et des médias et directeur adjoint du Centre des études critiques du développement à l’Université de Toronto Scarborough. Pionnier dans l’utilisation du web pour les échanges scientifiques et la formation en ligne, Leslie s’intéresse particulièrement au rôle des réseaux dans la production et la circulation des savoirs, à leur design et à leur impact sur le développement local et international. Membre du groupe des premiers signataires de l’Initiative de Budapest en faveur du libre accès, Leslie a été très actif dans l’expérimentation et l’implantation d’initiatives variées de communication savante dans le monde. Directeur de Bioline International et président du Electronic Publishing Trust for Development, Leslie milite depuis longtemps pour l’équité en science et pour un développement inclusif. Il conseille de nombreuses organisations, notamment le Canadian Research Knowledge Network, l’American Anthropological Association, le Centre de recherche pour le développement international (CRDI), l’UNESCO, la Open Society Foundation, le Directory of Open Access Journals, and la Open Library of Humanities. Il est actuellement le chercheur principal du réseau Open and Collaborative Science in Development Network, subventionné par le CRDI au Canada et DFID en Grande-Bretagne, dont fait partie le projet SOHA. On peut lui écrire (en anglais) à chan@utsc.utoronto.ca

Cette entrevue de Becky Hillyer, assistante de recherche, avec Leslie Chan, chercheur principal du réseau OCSDNet, a été publiée à l’origine sur le site du réseau, à l’adresse http://ocsdnet.org/interview-with-leslie-chan-principal-investigator-of-ocsdnet/. Elle a été traduite par Florence Piron.

Becky : Qu’est ce que le réseau OCSDNet, en un mot?

Leslie Chan : Eh bien, en un mot, OCSDNet est un réseau de 12 projets de recherche qui couvrent environ 26 pays. Les projets sont menés par des équipes situées dans les pays des Suds et certains projets ont des institutions partenaires dans les pays du Nord. Tous les projets sont centrés autour d’un ou de plusieurs des quatre thèmes principaux du réseau qui cherchent à comprendre les obstacles et les opportunités pour la science ouverte en lien avec le développement.

Les équipes sont tout à fait uniques, car elles sont composées de chercheurs et chercheuses et de praticiens et praticiennes d’horizons divers : les sciences naturelles, les sciences sociales, le droit, les médias numériques, le logiciel libre, l’écologie, etc. Elles proposent des interprétations contextuellement pertinentes de l’« ouverture » dans le but de comprendre les dynamiques locales de création, de partage et d’utilisation des connaissances dans chaque contexte.

En tant que réseau, nous encourageons toutes les équipes à partager entre elles les enseignements de leur projet afin de créer une compréhension plus large de la création et de l’utilisation des savoirs dans le cadre de notre réseau. Nous cherchons à comprendre les implications des différents paradigmes scientifiques pour la recherche et la pratique du développement. Les équipes OCSDNet interrogent et déconstruisent de nombreuses relations de pouvoir au sein des processus scientifiques, notamment celles qui concernent l’accès, mais aussi la légitimité ou l’illégitimité de certaines formes de connaissance.

Vous êtes actuellement le chercheur principal de OCSDNet. Pourquoi avez-vous cherché à initier un réseau comme celui-ci?

Je m’intéresse depuis longtemps au libre accès, notamment à la façon dont les connaissances circulent d’une partie du monde à l’autre. Je milite pour le libre accès depuis maintenant 20 ans. Tout ce travail m’a fait réfléchir à la dynamique de pouvoir dans la production du savoir. Au fil du temps, il m’est apparu que le libre accès n’est vraiment qu’un début : vous avez accès à la littérature, mais ce n’est pas la fin du processus de recherche! J’ai donc compris que l’ouverture du processus de recherche lui-même est aussi importante que l’accès à la littérature : tout le processus de collecte des données, les méthodes, les outils de collaboration doivent faire partie du processus de production de connaissances.

Constatant que le CRDI était intéressé à soutenir l’« ouverture » dans la recherche sur le développement, j’y ai vu l’occasion de mettre ces idées en pratique. Le CRDI cherchait aussi des idées pour davantage intégrer l’« ouverture » dans ses propres modèles de financement. Mais le réseau OCSDNet reste un projet pilote. Nous voulons voir si la science ouverte peut être une occasion de développement pour les pays des Suds ou si elle est simplement une autre façon de recréer le statu quo, les mêmes chercheurs et chercheuses d’élite (du Nord) conservant le pouvoir dans les processus de production de connaissances.

Les projets du réseau OCSDNet semblent être très diversifiés, les équipes utilisant différents outils et méthodes pour enquêter sur une large gamme de questions de recherche. Quels sont les thèmes communs qui relient les projets?

Nous savions, dès le début, que nous recevrions une grande variété de projets. Nous avons donc mis en place un cadre proposant un ensemble de thèmes clés, y compris les motivations de recherche, les cadres institutionnels, etc. Nous voulions examiner certains aspects des différentes pratiques de la science ouverte, à la fois positifs et négatifs.

Tous les projets devaient identifier les thèmes particuliers sur lesquels ils voulaient travailler et les relier à ce cadre global selon lequel la connaissance doit être une forme de bien commun. Ainsi, les équipes s’intéressent toutes aux moyens d’utiliser et de soutenir les connaissances, ce qui constitue le lien essentiel entre tous les projets. Sur cette base commune, nous encourageons les équipes à aborder la science ouverte d’une manière qu’elles jugent appropriée à leur contexte spécifique.

Par exemple, notre équipe de recherche au Liban travaille avec des citoyens pour recueillir et cartographier des données scientifiques sur la pollution. Elle utilise une approche tout à fait « traditionnelle » de la recherche du point de vue des méthodes de collecte de données, d’analyse, etc. Ce projet pourra être bien compris par les spécialistes des sciences de l’environnement, même s’il comporte une forte composante de science citoyenne. L’approche utilisée par les équipes de sciences sociales est évidemment différente. Elles ont une approche plus critique de la science. Elles font souvent de l’analyse de textes et utilisent des méthodes de recherche et techniques d’entrevue qui sont plus qualitatives. Nous avons aussi une équipe qui s’intéresse à la fabrication ouverte d’ordinateurs (open hardware) en Indonésie. Elle essaie d’examiner le comportement des participants à ces ateliers de fabrication en utilisant notamment des techniques d’observation. Notre équipe du Kenya travaille sur les droits de propriété intellectuelle et la commercialisation et se demande si cette approche pourrait interagir avec un programme de science ouverte. Elle cherche à comprendre les cadres politiques existants. Son approche est plutôt celle d’une étude de cas.

Nous voyons apparaître des intérêts communs dans un grand nombre de projets, par exemple la notion de « science citoyenne » qui valorise une forte participation des citoyens des communautés locales à la recherche, que ce soit au Liban ou au Kirghizistan. Il est important d’inclure les populations locales non seulement à des fins de collecte de données, mais aussi pour les encourager à reconnaître l’importance de l’impact environnemental et du changement climatique. Une telle démarche peut aussi nous aider à comprendre ce que les savoirs locaux font déjà pour répondre à ces questions fondamentales.

Quels sont les défis que les équipes et le réseau dans son ensemble ont dû surmonter, à ce jour?

La plupart des équipes sont constituées de partenaires de différentes régions et de milieux variés. Par conséquent, certains de ces projets doivent composer non seulement avec la nouveauté du thème de recherche, mais aussi avec de nouveaux regroupements de collaborateurs. La collaboration est un idéal, en principe! Mais travailler ensemble dans la pratique peut être difficile en raison des différences de culture, de pratiques institutionnelles, de formation disciplinaire, de langue. Tout ceci influence l’efficacité de la communication en équipe. Certaines équipes ont plus d’expérience que d’autres à ce chapitre.

Par exemple, on trouve en Amérique latine une forte culture de collaboration. La plupart des chercheurs et chercheuses qui s’y trouvent partagent la même langue; la science ouverte et le libre accès y bénéficient d’une reconnaissance institutionnelle. Dans d’autres régions du monde, nous avons remarqué une certaine tension à cet égard. Mais tout ceci fait partie de ce que nous voulons comprendre. Documenter toutes ces tensions et les comprendre est important. La collaboration n’est pas facile!

Un autre défi est la dimension linguistique. À l’heure actuelle, aucun membre de l’équipe de coordination du réseau ne parle couramment le français alors que nous avons une équipe travaillant dans plusieurs pays d’Afrique francophone (le projet SOHA). Il y a donc des lacunes de communication, c’est certain. Nous avons aussi plusieurs équipes de langue espagnole, mais, heureusement, l’équipe de coordination inclut des hispanophones. En essayant de justifier nos pratiques d’« ouverture », nous devons être prudents et conscients de la domination de la langue anglaise et éviter de mettre trop de pression sur les non anglophones. En fait, la langue comporte de nombreuses dimensions de pouvoir. Plusieurs équipes de recherche ont constaté que le vocabulaire anglais de la « science ouverte » ne se traduit pas toujours bien dans leurs contextes respectifs. Plusieurs ont dû inventer de nouveaux vocabulaires lors de leurs interactions avec les communautés locales.

Vous avez une longue trajectoire de leader du mouvement de la science ouverte au Canada et à l’étranger. Les gouvernements, la société civile et le public sont-ils plus réceptifs aujourd’hui au travail effectué par des réseaux comme OCSDNet qu’ils ne l’étaient il y a 20 ans? Pourquoi?

Il y a dix ans, si vous aviez mentionné l’expression « science ouverte », la plupart des gens n’auraient pas sur ce dont vous parliez. Aujourd’hui, la plupart des universitaires en ont au moins entendu parler. Qu’ils comprennent ou non de quoi il s’agit est une autre question. Je dirais qu’il y a beaucoup de malentendus. Mais ce n’est plus une expression « étrange », elle est maintenant débattue publiquement.

L’un des malentendus les plus courants portent sur ces nouvelles revues scientifiques (bidon) en libre accès qui exploitent les auteurs en leur faisant payer des frais de publication. Plus généralement, il y a encore beaucoup d’universitaires qui restent très sensibles à la quête de « prestige » et au « pouvoir de la marque » de certaines revues. Ils sont satisfaits du statu quo parce qu’ils estiment que les revues traditionnelles les avantagent, même si ce système écarte de la publication des jeunes chercheurs et chercheuses prometteurs, notamment issus des pays des Suds.

Aujourd’hui, tous les grands pays de l’OCDE ont une politique de libre accès à propos de la recherche qu’ils financent. Plus tôt en 2016, par exemple, les trois principaux bailleurs de fonds de recherche au Canada obligent les chercheurs et chercheuses qu’ils financent à mettre leurs articles en libre accès au plus tard douze mois après la publication. C’est une étape importante dans la bonne direction. Les gens commencent à comprendre que la science ouverte permet aux scientifiques de maximiser la portée et l’utilisation de leurs travaux de recherche. Et c’est en fin de compte ce que vise le financement de la recherche : lui trouver une finalité dans la société.

Pourquoi est-il important et opportun de comprendre les liens entre « science ouverte » et « développement »?

Un des objectifs de la recherche scientifique est de comprendre les problèmes de personnes qui sont affectées par des facteurs particuliers. Par exemple, elle cherche à comprendre pourquoi et comment les agriculteurs sont touchés par le changement climatique. Les agriculteurs devraient être en mesure d’accéder aux résultats de ce type de recherche. Mais actuellement, ils ne sont pas accessibles, car ils sont généralement enfermés dans des articles de revues qui sont très chers. Par conséquent, les nombreux groupes et individus qui ont le plus besoin d’accéder à ces connaissances en sont exclus. De plus, une grande partie de ces savoirs construits avec des communautés sont exportés vers les pays du Nord. Par conséquent, l’ouverture des processus de recherche scientifique est intrinsèquement lié aux enjeux de développement dans les pays des Suds.

Jusqu’à récemment, nombreux ont été les grands projets scientifiques et de développement qui ont été limités aux pays du Nord (par exemple, la création d’aliments génétiquement modifiés, les grands projets d’infrastructure, etc.). La plupart de ces projets étaient imposés d’en haut et n’ont pas vraiment cherché à intégrer des questions ou des idées émanant des communautés locales. Au contraire, nous pensons que la science ouverte devrait être guidée par des questions et des programmes de recherche qui sont pertinents au niveau local. Si la recherche pouvait travailler avec les communautés locales pour comprendre ce dont elles ont besoin, si elle pouvait impliquer les communautés dans la participation à la recherche… Pour nous, ce serait la clé du lien entre la science et le développement. Ce lien produirait de la bonne science et du bon développement.

Ces implications potentielles de la science ouverte pour le développement ont-elles été abordées dans les nouveaux Objectifs de développement durable (ODD)?

La science n’est pas spécifiquement ciblée comme moyen d’atteindre les ODD. Cependant, puisque ces Objectifs sont définis de manière très large, nous pourrions peut-être y insérer quelque chose sur « l’ouverture » et la participation qui pourrait aider à faire en sorte que ces Objectifs soient (mieux) atteints. Prenons, par exemple, la construction d’infrastructures durables qui constitue l’un des Objectifs. On pourrait penser qu’il s’agit de ponts, de routes, etc., ce qui est vrai. Mais, en raison de l’importance accrue des réseaux dans la production de connaissances, toute planification du développement doit prendre en compte la connectivité, y compris les e-infrastructures durables. Par conséquent, tout en prônant l’importance de la science pour le développement, nous devons rappeler aux décideurs l’importance de se doter de l’infrastructure nécessaire au travail en réseau, y compris les ressources humaines. La formation d’une nouvelle génération de personnes au travail ouvert et en réseau fait partie des conditions d’atteinte des ODD. Ces outils doivent vraiment être pertinents au niveau local, en tenant compte des besoins des communautés locales.

Pour citer ce texte :

Chan, Leslie. 2016. « Créer un réseau de recherche sur la science ouverte dans les pays des Suds ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1

 

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Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux Droit d'auteur © 2016 par Florence Piron est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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