Savoirs locaux

14 Expériences de recherche en anthropologie de la santé au Cameroun et aux frontières tchado-camerounaises : lutte contre le paludisme et le choléra

Estelle Kouokam Magne

Estelle Kouokam Magne est anthropologue, enseignante et chercheuse à la Faculté de Sciences Sociales et de Gestion de l’Université Catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé, au Cameroun. Ses principaux domaines de recherche sont la santé, la religion, l’alimentation et le politique. En collaboration avec Ludovic Lado, elle a notamment dirigé un ouvrage sur le pluralisme religieux en Afrique (PUCAC, 2013). Ses dernières recherches portent sur la prévention de la transmission du VIH/SIDA de la mère à l’enfant, projet financé par la Fondation de France sous la responsabilité de Josiane Tantchou, et sur l’évolution de la prise en charge du VIH et des coïnfections, projet de recherche financé par l’ANRS et coordonné par Laurent Vidal et Christopher Kuaban. Pour lui écrire : esthelka@yahoo.com

Introduction

En anthropologie, la question des savoirs locaux est au cœur de la démarche ethnographique. Malinowski montra dès le départ que le rôle de l’anthropologue n’était pas de faire revivre les traditions anciennes, mais de prendre en compte les dynamiques mêmes de ces traditions :

Au lieu de relier les témoignages par la coordonnée du temps et les projeter sous les titres du passé, présent et avenir, dans une suite évolutionniste ou historique, nous devons rassembler les faits en catégories pouvant toutes coexister dans le présent et pouvant toutes être étudiées dans le travail empirique sur le terrain » (Malinowski, 1941 : 45).

L’ethnographie s’intéresse avant tout à ce qui est et aux pratiques des populations étudiées. Il y a donc une démarcation entre histoire et anthropologie. Dans le champ de la santé, le caractère dynamique de la culture suppose que les savoirs médicaux changent au gré des contacts avec les différents savoirs issus d’autres cultures. Des échanges de savoirs médicaux en Afrique ont existé bien avant l’ère coloniale. On peut citer à cet égard la médecine des yeux, qui s’est développée à Tombouctou dès le Moyen-Âge.

Le paludisme et le choléra : deux endémies selon l’Organisation mondiale de la santé

Statistiques

Le paludisme et le choléra bénéficient de programmes et de projets qui visent leur contrôle. Pourtant, leur impact sur la santé des populations continue d’être important. Au Cameroun, le paludisme est l’une des principales endémies. Il représente

35 à 40 % du total des décès dans les formations sanitaires : 50 % de morbidité chez les enfants de moins de 5 ans, 40 à 45 % des consultations médicales et 30 % des hospitalisations. Le paludisme est aussi la cause de 26 % des absences en milieu professionnel et de 40 % des dépenses de santé des ménages (Youmba et Barrere, 2009 : 165).

Cette maladie fait partie des cinq priorités de santé publique de l’État du Cameroun. Elle bénéficie de l’appui financier provenant des projets verticaux.

L’analyse des savoirs locaux que nous avons effectuée concernant cette maladie repose sur des données ethnographiques collectées en 2002 et 2003 dans le cadre du projet « Prévenir et guérir le paludisme au Cameroun »[1] réalisé dans l’Extrême-Nord du Cameroun.

L'extrême nord du Cameroun. Source : Seignobos et Iyébi Mandjeck 2000, page 3.
L’extrême nord du Cameroun. Source : Seignobos et Iyébi Mandjeck 2000, page 3.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le choléra est endémique en Afrique Centrale et on observe de fréquentes épidémies (OMS, 2010). L’expertise de l’anthropologue est sollicitée pour comprendre la résurgence de pratiques sociales considérées « à risque » lors des épidémies.

Sites de l’étude. Source : ACF, Mission Tchad, 2011
Sites de l’étude. Source : ACF, Mission Tchad, 2011

Couverture en eau potable et présence des sanitaires

Au-delà de ces données statistiques, des éléments du système de santé dans lequel se développent de telles affections peuvent contribuer à une meilleure compréhension du contexte sanitaire.

Selon les indicateurs opérationnels de suivi-évaluation au Tchad, la couverture en eau potable dans le milieu rural était estimée à 28 % en 2009 et le pourcentage des ménages ayant accès aux latrines fonctionnelles était de 12 % en 2003. Au Cameroun, un ménage sur deux a accès à l’eau potable; dans la région de l’Extrême-Nord, ce pourcentage est de 28,3 %. Également, 4,8 % des ménages (du Cameroun ou de l’extrême nord) disposent d’installations sanitaires modernes (MSP, 2009). Le Tchad, tout comme le Cameroun, a connu une réorientation des soins de santé primaires avec la mise en place des cartes sanitaires. Différents niveaux opérationnels sont en jeu dans ces deux pays : le niveau central est chargé de concevoir des politiques et des stratégies nationales de santé, le niveau régional (intermédiaire) a comme mandat de développer des programmes en lien avec la politique élaborée au niveau central, et finalement le district de santé (niveau opérationnel) développe des plan d’actions et en assure le suivi.

En ce qui concerne la main d’œuvre hospitalière, on recense au Tchad 1 médecin pour 50 000 habitants et 1 infirmier pour 20 000 habitants (DRH, 2010). Au Cameroun, le ratio est de 1 médecin pour 10 083 habitants et 1 infirmier pour 2 249 habitants (OMS, 2003).

Malgré le faible ratio entre le personnel de santé et les populations, ces dernières sont destinataires des messages de prévention réalisés par le ministère de la santé en collaboration avec les différents partenaires internationaux au développement. L’analyse des deux maladies infectieuses que sont le paludisme et le choléra permet d’établir le caractère dynamique des savoirs locaux en santé, ainsi que les possibilités et limites quant à leur prise en charge et leur prévention.

Objectifs et hypothèse

Cet article a deux principaux objectifs : analyser le caractère dynamique des savoirs des populations dans le domaine de la santé et confronter les savoirs locaux traditionnels et biomédicaux. Nous partons de l’hypothèse selon laquelle les savoirs sur les maladies sont le résultat d’une culture médicale elle-même historique, les savoirs locaux étant dynamiques et se nourrissant d’autres savoirs. Autrement dit, les savoirs locaux liés à une société donnée résultent de multiples processus d’indigénisation de savoirs d’abord considérés comme exogènes à un moment de l’histoire de cette société. Ainsi, le caractère local du savoir est dû moins à son existence dès les débuts de ladite société qu’à l’appropriation et l’interprétation continuelles par les membres de cette société des concepts, mots et objets de la santé et de la biomédecine.

Méthodologie

Les savoirs locaux sont les principaux objets de recherche de l’anthropologue sur le terrain. C’est la raison pour laquelle le « populisme méthodologique nécessaire à l’explication anthropologique » (Olivier de Sardan 2001 : 738) est employé comme approche de collecte de données sur le terrain. Qu’il s’agisse de la recherche sur le paludisme ou sur le choléra, le travail de l’anthropologue est de contribuer à la connaissance des pratiques et des représentations des populations concernées par l’étude grâce aux outils et méthodes de collectes de données dont il ou elle possède l’expertise.

Travailler sur les savoirs locaux concernant le paludisme et le choléra m’a amenée à m’intéresser aux différentes opérations de traduction sur le terrain. J’emploie la notion de traduction telle que définie par Akrich et Callon (2006 : 12-13). Il s’agit de

l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force… Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul (Akrich et Callon, 2006 : 12-13).

En ce qui concerne le paludisme, les données ont été collectées au Cameroun en 2002 et 2003. Les données en lien avec une flambée de choléra aux frontières tchado-camerounaises ont été acquises lors d’une recherche opérationnelle en 2011. Les outils de collecte de données employés sont les entretiens semi-directifs et les observations directes réalisées à partir de grilles conçues pour mieux rendre compte des pratiques des populations.

Les savoirs locaux sur le paludisme et le choléra

Le paludisme est une maladie endémique qui figure au rang des maladies prioritaires en santé publique. Les médicaments utilisés, ainsi que les moyens de prévention, sont connus des spécialistes de la santé. Malgré les acquis de la biomédecine, nous sommes confrontés à la résurgence de ces pathologies. Les deux principaux acteurs en présence, c’est-à-dire le Ministère de la santé publique et les associations/ONG locales, mènent des opérations de traduction auprès des populations destinataires. Dans cette section, nous allons d’abord nous intéresser aux opérations de traduction, aux manières de nommer ces pathologies, ainsi qu’à l’inscription de ces pathologies dans la mémoire des individus.

Les taxinomies populaires

Au regard des normes et recommandations de l’OMS, le Ministère de la santé fait une première opération de traduction qui consiste à adapter le message de l’OMS à la politique de santé publique du Cameroun. Le Ministère a donc établi des normes de prise en charge et de prévention du paludisme pour les différentes populations prioritaires selon leur vulnérabilité à l’infection. Il s’agit notamment des enfants de 0 à 5 ans et des femmes enceintes.

Au niveau national, un algorithme de prise en charge du paludisme simple et du paludisme sévère a été établi et diffusé à l’ensemble des centres de santé et des hôpitaux du pays. Les activités de formation du personnel de santé sont organisées dans le cadre du programme national de lutte contre le paludisme sur l’ensemble du territoire.

Dans les salles de consultation, les recommandations concernant la charge thérapeutique et la prévention du choléra sont affichées en tant que maladies prioritaires de santé publique présentes au Cameroun et au Tchad. Il est d’ailleurs recommandé, en période d’épidémie, de considérer tout épisode de diarrhée comme étant un cas de choléra.

Affichage dans un centre de santé à Lai, Tchad. Source : Estelle Kouokam Magne, 2011
Affichage dans un centre de santé à Lai, Tchad. Source : Estelle Kouokam Magne, 2011

Une des manières d’accéder aux représentations de la maladie est d’identifier la manière de la nommer dans une société donnée. Les taxinomies populaires peuvent générer trois types de savoir : une description de la maladie du point de vue des populations concernées, des indications des voies de transmission et l’historique des connaissances en lien avec cette maladie au sein d’une population donnée.

Le paludisme : une fièvre, « une maladie qui dure »[2]

C’est en fonction de leur environnement que les populations interprètent les signes que leur envoie le corps (Kouokam Magne, 2010). La cartographie de la maladie montre que le paludisme est endémique dans la zone méridionale, tandis que cette affection est saisonnière dans la zone septentrionale (Carnevale et Mouchet, 1980; Carnevale et al., 1984). Ainsi, qu’on soit au Nord ou au Sud du Cameroun, la manière de nommer la maladie est différente.

Ma recherche réalisée au Cameroun sur la prévention et la prise en charge du paludisme montre une différence des savoirs en lien avec la maladie selon les régions concernées. En effet, dans la région de l’Ouest du Cameroun, le paludisme est nommé fippa (en ghomalà). Cette appellation vient du mot anglais fever, qui renvoie à la fièvre. La fièvre est ici le principal élément auquel se fient les mères pour entreprendre une démarche thérapeutique (afin de la faire baisser). C’est la raison pour laquelle la plupart des médicaments et remèdes proposés sont des antipyrétiques, tels que le paracétamol, les tisanes et les infusions de citronnelle ou de feuilles de papayer.

Dans l’Extrême-Nord du Cameroun, le paludisme est une maladie qui dure. En fulfulde, langue véhiculaire, cette maladie est nommée fabbodje (Kouokam Magne, 2004; Kouokam Magne, 2011). Dans cette région où la transmission est saisonnière, les mères ne considèrent pas qu’il existe un lien évident entre fièvre et paludisme. En effet, la fièvre chez un nourrisson s’interprète de différentes façons, toutes aussi valables et valides du point de vue des savoirs locaux à ce sujet. Par exemple, elle peut être attribuée à la poussée dentaire ou à la maladie du lait gâté répertoriée dans le savoir local et considérée comme maladie factice par la société camerounaise de pédiatrie (SOCAPED, 2013).

Ces savoirs sur le paludisme s’acquièrent et s’enrichissent grâce au contact avec la biomédecine. Cette dernière n’est pas étrangère aux pratiques thérapeutiques des mères. C’est la raison pour laquelle les antipyrétiques comme le paracétamol, vendu sous plusieurs noms commerciaux, font partie des médicaments souvent utilisés contre la fièvre.

Le choléra

Cette maladie est connue des populations camerounaises, notamment celle de l’Extrême-Nord du pays. Elle se déclare généralement sous forme d’épidémie transfrontalière entre trois pays : le Cameroun, le Tchad et le Nigéria. À cet effet, une commission interministérielle réunit les pays du bassin du Lac Tchad pour apporter une réponse collective aux épidémies comme le choléra et la poliomyélite qui peuvent survenir à tout moment.

La terminologie populaire de cette maladie ne s’éloigne pas de la terminologie en français. Cette maladie est nommée kalara ou kolera par tous mes interlocuteurs. Aux frontières tchado-camerounaises, les langues locales se sont enrichies de cette appellation de la maladie. Dans un contexte où les maladies hydriques font partie du quotidien des populations et où il existe un accès libre aux médicaments sur le marché, les populations traitent cette maladie avec des médicaments répertoriés dans le lexique populaire comme ayant des vertus antidiarrhéiques, souvent appelés « stop diarrhée ». Le lien n’est pas toujours clairement établi entre un épisode de diarrhée et le choléra. Pourtant, lorsque l’épidémie de choléra est déclarée, toute diarrhée devrait être considérée comme un cas de choléra. C’est la raison pour laquelle on peut observer des délais, malgré la recommandation stricte du recours au centre de santé en cas de diarrhée lors d’épidémie.

1er cas

Jacques est lycéen à Djoumane et vit seul dans une chambre qu’il loue. Au début de la maladie, il a ressenti des maux de ventre et a eu de la diarrhée. Il a acheté une boîte de Flagyl chez les vendeurs de médicaments ambulants. Une journée après sa maladie, il a été ramené par son logeur chez ses parents à Yamtoka. Après une autre journée à la maison, Philippe, un des voisins du quartier travaillant au centre de santé de Kaourang, s’est rendu au domicile des parents de Jacques et a diagnostiqué le choléra. Jacques a été transporté au centre de santé de Kaourang[3].

2e cas

À Kolobo, Christine a reçu du Flagyl dès le début d’épisodes de diarrhée, c’est-à-dire dans la dernière semaine du mois de juin 2011. Ce traitement a été administré à domicile pendant deux jours[4], jusqu’à ce que son époux décide de l’accompagner à l’hôpital face à son affaiblissement généralisé.

Ces comportements s’expliquent par le fait que les maux de ventre sont parfois calmés par les comprimés achetés sur le marché. Le symptôme de la diarrhée n’a pas fait penser au choléra.

Parmi les comprimés utilisés contre la diarrhée, nos interlocuteurs parlent du Flagyl et de la doxycycline localement répertoriés comme les « stop-diarrhée ». Ces médicaments sont en accès libre chez les boutiquiers et les vendeurs ambulants au Tchad et au Cameroun.

 Les savoirs sur la transmission du paludisme et du choléra

Tout comme dans le cas du traitement, les savoirs sur la transmission de ces deux maladies rendent compte de la pluralité des normes en matière de santé et se réfèrent à la fois au domaine du sensible, aux messages délivrés par le ministère de la santé publique, à l’histoire de la lutte contre la maladie et au climat (Kouokam, 2012).

Le paludisme

Le paludisme est transmis par l’anophèle femelle. Toutefois, l’ensemble des interlocuteurs n’établissent pas de lien direct entre le vecteur et la maladie. Dans la région de l’Extrême-Nord ainsi que dans l’Ouest du Cameroun, un lien est fait entre le paludisme, le froid et la pluie. De même, cette maladie est associée à la consommation de fruits et légumes présents en saison des pluies, comme la mangue et le concombre (Kouokam, 2010).

Les messages de prévention du paludisme visant l’utilisation de la moustiquaire imprégnée sont donc confrontés à cette pluralité des savoirs sur la transmission de la maladie. Les populations accordent donc plus ou moins d’importance quant à l’usage de la moustiquaire imprégnée. Dans la région de l’Extrême-Nord, par exemple, les ménages s’approvisionnent surtout pour contrer les moustiques qui les empêchent de dormir (Kouokam Magne, 2010).

Le choléra

La plupart des campagnes de prévention réalisées contre le choléra mettent en relation la maladie avec la consommation d’une eau non potable. Dans la traduction réalisée par les sensibilisateurs locaux, l’eau non potable est présentée comme une eau « sale ». Toutefois, cette qualification de l’eau n’est pas en cohérence avec les conceptions du propre et du sale des villages tchado-camerounais étudiés au cours de mes recherches.

L’eau est considérée comme étant sale lorsqu’elle a été souillée par les selles, les urines, la présence de débris et par l’odeur. La saleté renvoie ici au domaine du visible, ce qui laisse peu de place aux conceptions hygiéniques de l’eau potable.

 Les pratiques de prévention du paludisme et du choléra

La question de la prévention de la maladie est présente dans la plupart des traditions africaines. Sidiki Tinta fait cette remarque à propos des Dogons du Mali :

La prévention est assurée principalement par l’évitement des interdits et le respect des (pratiques ancestrales). En respectant ces règles de prévention, on se protège de la (souillure), ce qui permet d’augmenter sa propre force et aide à ne pas tomber malade. Ainsi, comme la maladie exprime généralement le viol d’un interdit, le respect des traditions est en soi une garantie contre la maladie, laquelle n’est pas seulement un dysfonctionnement physique, mais le signe d’un désordre social (Tinta, 1993 : 217).

Les pratiques de prévention du paludisme

Les pratiques de prévention du paludisme viennent surtout des campagnes d’éradication du paludisme organisées par l’Organisation mondiale de la santé au Cameroun. Les interlocuteurs savent que les mesures de salubrité peuvent contribuer de manière efficace à réduire la présence des moustiques (Kouokam Magne, 2010 : 357). C’est d’ailleurs avec regret qu’ils constatent le faible investissement de l’État dans le domaine de l’hygiène et de la salubrité dans les ménages. Jean-Paul Bado constate une nette amélioration des conditions d’hygiène dans les villes concernées par la campagne d’éradication de l’OMS (Bado, 2007).

Les moustiquaires sont distribuées aujourd’hui gratuitement par le Ministère de la santé publique qui a noué un partenariat avec les entreprises de téléphonie mobile du Cameroun dans le but d’atteindre toutes les populations. Lors de la dernière campagne de distribution de moustiquaires imprégnées à longue durée, les ménages ayant des téléphones portables ont été informés du passage d’agents envoyés par le Ministère de la santé pour le dénombrement des membres du ménage. Les ménages étaient invités par la suite à venir chercher les moustiquaires au Ministère de la santé, à raison d’une moustiquaire pour trois personnes. Une de nos interlocutrices relate : « j’ai même regretté d’avoir seulement dit 11 personnes! J’ai vu les gens sortir avec les ballots! Les vendeurs étaient dehors et proposaient de gros sacs! Les gens exagèrent, ils vont au-delà des besoins de leur ménage »[5].

Toutefois, malgré qu’on observe souvent un engouement lors des campagnes de distribution des moustiquaires imprégnées, on constate qu’une fois l’objet présent dans les ménages, son usage systématique n’est pas garanti. Certains se plaignent de la sensation de chaleur qu’ils éprouvent à l’intérieur de la moustiquaire. Une autre raison expliquant pourquoi les ménages n’utilisent pas les moustiquaires, même si celles-ci sont installées dans les chambres, est leur perception que s’il y a absence des nuisances (bruit, etc.) dues aux moustiques, c’est qu’il n’y a pas de moustiques dont il faudrait se protéger.

Dans l’Extrême-Nord du Cameroun, les publicités d’insecticides sont encore plus nombreuses sur les chaînes de radio en saison des pluies. Dans leurs pratiques de prévention, les mères utilisent les spirales insecticides et les bombes insecticides. En outre, des feuilles de citronnelle sont aussi utilisées pour leurs vertus répulsives.

Les pratiques de prévention du choléra

Comme le paludisme, le choléra bénéficie de campagnes de prévention qui visent à réduire, voire à éradiquer la propagation de cette maladie. Les campagnes sont réalisées par les sensibilisateurs locaux qui emploient des pictogrammes pour rendre compte du message de prévention de cette maladie, ainsi que des produits désinfectants comme l’eau de javel.

Scène de prévention sur un marché. Source : Estelle Kouokam Magne 2011
Scène de prévention sur un marché. Source : Estelle Kouokam Magne, 2011

On peut voir dans cette image que la personne qui fait de la sensibilisation présente l’eau de javel comme moyen de prévention. On peut voir au sein des ménages que les pratiques de prévention se traduisent par un détournement, voire un braconnage (De Certeau, 1990) des techniques de filtrage de l’eau visant à éliminer les particules visibles dans l’eau : morceaux de papiers, pierres, feuilles mortes, etc. On observe que des morceaux de moustiquaires sont utilisés pour filtrer l’eau et la rendre propre.

Jarres recouvertes par des morceaux de moustiquaires. Source : Estelle Kouokam Magne
Jarres recouvertes par des morceaux de moustiquaires. Source : Estelle Kouokam Magne

L’importance de l’hygiène des mains, notamment au moment des repas, est diffusée par le message suivant : « Bien se laver les mains avec de l’eau et du savon avant de manger ». Toutefois, si cette recommandation est bien connue des sensibilisateurs et des interlocuteurs, le travail de terrain permet de constater qu’il existe une fausse compréhension entre promoteurs du message de la santé et ses destinataires. Les pictogrammes de sensibilisation contribuent à cette fausse compréhension.

Se laver les mains avec de l’eau et du savon avant de manger. Source : Estelle Kouokam Magne ACF Mission Tchad, 2011
Se laver les mains avec de l’eau et du savon avant de manger. Source : Estelle Kouokam Magne ACF Mission Tchad, 2011

L’acte de manger est reconnu socialement lorsqu’il est ritualisé par la présence de plusieurs participants. Ainsi, il est honteux pour un homme de « manger seul ». Laye, instituteur et habitant de Gabri Golo, dit : « je ne suis pas un animal pour manger seul »[6]. L’image ci-dessus est donc en contradiction avec le rituel du repas tel qu’il est pensé par les populations destinataires. Le repas a une fonction de commensalité importante. De plus, les plats consommés ont une fonction identitaire renvoyant au modèle alimentaire des populations concernées. La consommation de grillades, de beignets, de mangues et d’autres fruits disponibles aux marchés et aux coins des rues n’est pas renvoyée à l’acte de « manger ».

L’une des clés de compréhension de ces bricolages et braconnages qu’opèrent les populations face aux messages de santé publique peut être les logiques sous-jacentes à la production des savoirs locaux.

 Espace, objet et croyances des spécialistes en santé publique

L’Organisation mondiale de la santé définit la santé publique en 2002 comme l’ensemble des efforts des institutions publiques pour améliorer, promouvoir, protéger et restaurer la santé de la population grâce à une action collective. Le Ministère de la santé publique est le bras séculier de l’État. Ce dernier couvre un territoire et une population. Les citoyens sont des sujets de droits définis de manière impersonnelle. La citoyenneté sociale des populations destinataires est très peu prise en compte. Dans le cas de la lutte contre le paludisme, par exemple, l’un des défis est l’harmonisation des mesures de lutte et de prévention de cette endémie au regard du faciès épidémiologique qui change selon que l’on se trouve dans la partie méridionale ou dans la partie septentrionale du Cameroun. J’ai montré par ailleurs que ce faciès épidémiologique n’était pas étranger aux conceptions et représentations que les ménages peuvent avoir de la maladie et de ses modes de transmission.

Les messages de santé publique sont présentés et diffusés comme les seules vérités recevables sur des maladies telles que le paludisme et le choléra. Toutefois les populations concernées ont leur propre expérience de la maladie, entendue comme « liaison entre le subir et l’agir, entre endurer l’impact du milieu et réorienter sa conduite en fonction du trouble (ou du doute) éventuel que fait naître cet impact ». Cela contribue à l’interprétation et à la traduction qu’ils peuvent avoir des messages reçus des sensibilisateurs, des chaînes de radios et de télévision. En partant du postulat selon lequel le savoir local n’est pas anhistorique, on pourrait laisser les populations s’exprimer et les écouter. Cela éviterait d’avoir une attitude condescendante ou de reléguer les discours non médicaux au rang de croyances. Cette dernière terminologie contribue la plupart du temps à discréditer les savoirs des populations. Les études réalisées sur le paludisme et le choléra montrent pourtant que ces savoirs résultent d’une réappropriation de connaissances vulgarisées par les différents médias. C’est souvent avec désappointement que certains découvrent que ce qu’ils considèrent comme étant des croyances provient en fait des savoirs issus de la médecine pasteurienne! La question qui subsiste est : « qu’est ce qu’on fait? ». Déjà, il serait judicieux de considérer que les populations concernées ne sont pas vierges de toutes connaissances, notamment issues des sciences biomédicales.

Certaines traductions donnent lieu à des incompréhensions, comme on peut le constater dans le cas du paludisme qui semble se résumer au symptôme de la fièvre dans la zone méridionale. Les messages étant la plupart du temps pensés en français ou en anglais, le travail de traduction s’avère délicat, voire périlleux :

Les champs sémantiques entre le français et les langues africaines n’étant pas isomorphes, la première étape d’une campagne d’éducation pour la santé est une enquête de type ethnolinguistique dont le but sera de décrire dans quel univers de sens prennent place les différentes informations sanitaires que diffusent les développeurs. (Jaffré, 1990)

 Le rassemblement des différents savoirs pour agir

Il existe peu de forums où soignants et patients se retrouvent pour discuter et échanger en dehors d’une épidémie de paludisme ou de choléra. Pourtant, de telles opportunités contribueraient à véhiculer de manière durable les messages de prévention et de prise en charge de ces deux maladies.

Des mémoires sont soutenus chaque année sur l’une ou l’autre de ces maladies dans les universités et les grandes écoles de formations que compte le Cameroun[7]. Une mise à jour des données disponibles (mémoires, thèses, ouvrages) et une mise en réseau de ces différentes données permettraient de les rendre visibles et utilisables. Les institutions en charge de la santé pourraient faire un travail de mise en valeur de ces données afin de rendre les recherches plus opérationnelles dans le champ du développement. Un tel travail éviterait la duplication d’études et favoriserait la naissance de nouveaux sujets de recherche.

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’analyser le caractère dynamique des savoirs des populations dans le domaine de la santé et de confronter les savoirs locaux populaires et médicaux. Au regard de l’impact d’épisodes de paludisme et de choléra sur la santé de la population malgré l’existence de savoirs produits par la biomédecine, une meilleure prise en compte des savoirs locaux aiderait à ne pas les réduire à des savoirs exotiques ou anhistoriques, mais à les resituer dans l’histoire et la socialisation des populations.

Nous avons pu constater que dans le cas du paludisme et du choléra, les populations sont en contact régulier avec les messages de prévention véhiculés par le ministère de la santé publique et les organisations non gouvernementales internationales. On peut penser que

c’est en réconciliant les savoirs techniques et les identités sociales, en permettant aux soignants de mieux comprendre les formes de l’expression de la demande des malades, et aux malades de mieux comprendre la logique du discours médical, que l’anthropologue pourrait jouer un rôle fondamental dans les équipes de santé (Jaffré, 1990).

Références

Akrich M., Callon M. ET Latour B., 2006. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses des mines, 303 pages.

Bado, J.-P., 2007. La traque du paludisme en Afrique. Leçons d’hier perspectives d’aujourd’hui. Enjeux. Bulletin d’analyse géopolitique de l’Afrique centrale, 1er trimestre 2007, p. 40-45.

De Certeau, M., 1990. L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard, 352 pages.

Jaffre Y., 1990. « Éducation et santé». In Didier Fassin et Yannick Jaffré, Sociétés, développement et santé. Paris: Les Éditions Ellipses, 1990, 287 pp, Collection Médecine tropicale, pp. 50-66. [En ligne] http://classiques.uqac.ca/contemporains/jaffre_yannick/education_et_sante/education_et_sante_texte.html#education_et_sante_3_1.

Kouokam Magne E., 2012. « Paludisme et interprétations sociales du changement climatique à l’ouest du Cameroun», Territoire en mouvement, Inégalités et iniquités face aux changements climatiques, n°14-15, p. 45-54.

Kouokam Magne E., 2011. « Comprendre le corps. Nosologies et thérapies des accès fébriles chez les jeunes enfants à Maroua (Extrême-Nord du Cameroun) » in Michel Kouam et Christian Mofor (dir.) Philosophies et cultures africaines à l’heure de l’interculturalité (tome 2), Paris, L’Harmattan, p. 84-96.

Kouokam Magne E. 2010. « La perception du risque palustre chez les femmes dans deux villes camerounaises : Maroua et Bafoussam » in Vernazza-Licht S., Gruénais M-E et Bley D. (dir.), Sociétés environnements santé, Paris, IRD éditions, p. 351-364.

Malinowski B., 1941. Les dynamiques de l’évolution culturelles, recherche sur les relations raciales en Afrique, Paris, Payot, [En ligne] http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/dynamiques_evolution/Dynamiques.pdf.

Olivier de Sardan J.-P., 2001. « Les trois approches en anthropologie du développement », Revue Tiers Monde, n° 168, p. 729-754.

Seignobis C. et Iyebi Mandjeck O., 2000. « Limites administratives » In Seignobis C. et O. Iyébi Mandjeck (dir.) Atlas de la région Extrême-Nord Cameroun, Paris, IRD, MINREST/INC, p. 1-16.

Tinta S., 1993. Les services de santé du cercle de Bandiagara. In: Brunet-Jailly J. (eds.). Se soigner au Mali : une contribution des sciences sociales : douze expériences de terrain. Paris (FRA); Paris : Karthala; ORSTOM, p. 211-227.

Youmba J. C. et Barrère M., 2009. « Paludisme ». [En ligne] http://dhsprogram.com/pubs/pdf/FR163/09chapitre09.pdf, p. 165-178, consulté le 27 juillet 2016.

Anonyme. La «ville aux 333 saints». [En ligne] https://www.herodote.net/Tombouctou-synthese-1744.php consulté le 27 juillet 2016.

http://www.who.int/csr/don/2010_10_08/fr/ consulté le 30 juillet 2016.

SOCAPED Littoral et Sud-Ouest, 2013. « Croyances populaires : ces maladies qui n’en sont pas ». [En ligne] http://socaped-lt-sw.org/index.php/guide-sante-ados-enfant/croyances-populaires/30-croyances-populaires, consulté le 30 juillet 2016.

Pour citer ce texte :

Kouokam Magne, Estelle. 2016. « Expériences de recherche en anthropologie de la santé au Cameroun et aux frontières tchado-camerounaises : lutte contre le paludisme et le choléra ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1

 

  1. Projet soutenu par l’Institut de Recherche pour le Développement et le Ministère Français des Affaires Étrangères.
  2. Une interlocutrice rencontrée à Maroua, dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, en juillet 2003.
  3. Observation faite à Yamtoka le 12 août 2011.
  4. Entretien réalisé le 18 août à Kolobo.
  5. Conversation informelle, mai 2016.
  6. Entretien réalisé à Gabri Golo le 10 août 2011.
  7. Le Cameroun compte huit universités fonctionnelles réparties sur l’ensemble du territoire national.

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Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux Droit d'auteur © 2016 par Florence Piron est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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