La science ouverte, le projet SOHA : analyses et témoignages
32 Le projet SOHA, un véritable tournant dans ma réflexion sur la science
Emmanuella Lumène
L’avènement du projet SOHA (Science ouverte en Haïti et en Afrique francophone) en Haïti a été, autant pour moi que pour beaucoup d’autres étudiants et étudiantes d’Haïti, un véritable tournant. Personnellement, cela m’a permis d’aborder la problématique de la production et de la diffusion des connaissances scientifiques à l’échelle internationale avec beaucoup plus de perspicacité. En effet, mes réflexions sur la géopolitique de la connaissance – subséquentes à ma rencontre avec le projet SOHA – me permettent désormais de comprendre plus facilement la situation de mon pays (traité en parent pauvre) en matière de recherche scientifique en tant que pays de l’hémisphère Sud.
Le Projet SOHA m’a également amenée à réviser ma position sur la place de la connaissance scientifique par rapport aux autres formes de savoir. A l’Université d’État d’Haïti, le savoir transmis est issu principalement de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Ces savoirs ne prennent évidemment pas en compte certaines réalités de notre pays. Cependant, les étudiants et étudiantes ont peu la capacité de se distancier par rapport à ces savoirs produits ailleurs et les érigent au rang de vérités absolues, ce qui occasionne parfois un rejet systématique des savoirs locaux venant particulièrement des milieux ruraux.
Le projet SOHA m’a ouvert les yeux sur les différentes formes de manifestations de l’injustice cognitive et particulièrement sur la dimension du genre. En Haïti, les femmes sont numériquement minoritaires dans les universités. Celles qui arrivent à y accéder ont du mal à se faire accepter comme des sujets épistémiques au même titre que les hommes.
Est-ce qu’on peut faire de la science avec le créole haïtien? C’est une question sur laquelle les universitaires haïtiens ne parviennent pas encore à s’entendre. N’étant pas immunisés contre les stratégies d’occultation de cette injustice cognitive relative à la langue, certains pensent que nous ne pouvons pas produire des connaissances scientifiques en utilisant le créole. En ce sens, le projet SOHA, en prônant le plurilinguisme, procède en quelque sorte à la réhabilitation des langues mises à l’écart au sein de la communauté scientifique internationale. Et cette réhabilitation des langues occasionne en conséquence une réhabilitation d’une catégorie de chercheurs invisibilisés.
Avec pour objectifs de valoriser les savoirs locaux, de lutter pour le libre accès des connaissances scientifiques, de combattre l’injustice cognitive faite à l’égard des femmes et de rallier l’Université à la société en vue de mettre les savoirs scientifiques au service des communautés, le Projet SOHA embrasse un ensemble de problématiques transversales les unes par rapport aux autres. Étant consciente de l’importance du libre accès aux savoirs scientifiques, particulièrement pour un pays comme Haïti où nous n’avons pas de bibliothèques universitaires, mon engagement dans la lutte pour la science ouverte est une nécessité.
Je suis actuellement membre du Projet SOHA et du REJEBECSS (Réseau des jeunes bénévoles des classiques des sciences sociales), une association d’étudiants bénévoles créée à l’issue du colloque sur la science ouverte qui a eu lieu à Port-au-Prince les 3 et 4 mars 2016. Et je vais continuer avec cette belle aventure en contribuant à répandre l’idée de la science ouverte dans tout le pays afin que beaucoup plus de jeunes s’impliquent dans la lutte.
Un grand merci à Florence Piron pour avoir pris cette initiative.
Pour citer ce texte :
Lumène, Emmanuella. 2016. « Le projet SOHA, un véritable tournant dans ma réflexion sur la science ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1
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