La science ouverte, le projet SOHA : analyses et témoignages
34 Le projet SOHA ou comment la solidarité et la justice cognitive peuvent contribuer au développement de l’Afrique
Alassa Fouapon
Alassa Fouapon est né à Kouoptamo, à l’ouest du Cameroun. Il détient une licence en histoire des civilisations et religions et a fait un master sur la place de l’islam et de la culture musulmane dans les relations internationales au Département d’histoire de l’Université de Yaoundé 1. Il fait actuellement une thèse de doctorat à la même université et est assistant de recherche au CERIAC (Centre d’études et de recherches sur l’islam et les sociétés musulmanes d’Afrique centrale). Ses recherches portent sur l’étude socio-historique de l’islam et des sociétés musulmanes, la place de la culture africaine dans les relations internationales et son impact sur le nouveau processus de développement au Cameroun. Il est aussi membre de différentes organisations, notamment CAMSU (Cameroon Muslim Students Union), AWLC (African Women leadership colloquium) et le collectif SOHA (Science ouverte en Haïti et en Afrique francophone). Pour lui écrire : falassane2015@gmail.com
Introduction
Depuis la fin de la colonisation et la déculturation des pays sous domination coloniale, les détenteurs du savoir[1] sont constamment en quête des voies et moyens pouvant satisfaire aux préoccupations existentielles inhérentes au genre humain. Les modes de vie et les valeurs que chaque culture ou civilisation véhicule varient ainsi dans l’espace et dans le temps. Depuis mes premiers pas universitaires, j’ai toujours nourri l’ambition de questionner certains principes établis qui n’ont cessé de me tarauder l’esprit. Dans cette introduction, j’aimerais permettre aux lecteurs et lectrices de prendre conscience de la richesse et de la diversité des savoirs dont regorgent les cultures africaines mais qui ont été refoulés au rang de superstitions parce que ne respectant pas les canons du scientisme tracés par les maîtres. À cause de ces paradigmes fixés hors des cultures locales, les jeunes Africains peu avertis ont fini par croire que « l’émotion est nègre et la raison hellène ». Il ne fait plus de doute que les recherches scientifiques ont joué un rôle décisif dans le vaste et complexe processus de cantonnement des sociétés africaines dans un système de domination. Une domination ayant pour socle la construction dans notre imaginaire d’un perpétuel complexe d’infériorité vis à vis de l’Occident.
Une rencontre : le projet SOHA
Je me suis toujours demandé pourquoi les pays occidentaux sont devenus les principaux lieux de la recherche avancée et des découvertes dans le domaine scientifique et pourquoi leurs médias et revues sont les supports chargés d’annoncer ces découvertes et de les livrer au reste du monde, même si ces découvertes ont été faites en Afrique ou en Orient… Il y a des magazines spécialisés, des programmes et mêmes des chaînes de télévision entièrement consacrées à ce sujet. Je me disais que les Africains ne font pas confiance à leur capacité créative pour produire un mécanisme de valorisation et de vulgarisation des savoirs locaux.
L’année 2016 marque un tournant décisif dans ma nouvelle compréhension du monde scientifique, car c’est au cours de cette année que j’ai fait la rencontre d’un projet qui, comme un ange venu du ciel, a répondu à mes interrogations et m’a ouvert largement les yeux ainsi que les portes d’une nouvelle réflexion constructive. Il s’agit évidemment du projet SOHA. À ceux qui m’approchent et me demandent toujours : « Explique nous un peu, de quoi s’agit il? », je réponds en langue bamoun : « pùo pamma bùo yéh fon mbùembùem poh pamom, kùet nùn ntùt mùm njù yua me ntùo rié ne pùna à rèn – Tenons-nous les mains comme le roi mbùembùem avec son peuple et lisez attentivement ce que je m’en vais vous écrire. »
Ma rencontre avec le projet SOHA est l’un des événements marquants de mon parcours académique et de ma quête d’un encadrement scientifique pluriel et pluridisciplinaire. C’est en fouillant ma boite mail un soir de novembre 2015 que j’ai trouvé le mail de mon encadreure Muriel Perez Gomez, de l’Université Laval, qui écrit : « Ceci peut t’intéresser, cordialement, MPG ». À la première impression, j’ai cru avoir à remplir une fiche pour une éventuelle bourse d’études doctorales. Après une lecture plus profonde, j’ai lu « Projet SOHA, Science ouverte en Haïti et Afrique francophone ». J’ai failli avoir la paresse de lire plus loin, mais je me suis dit dans une sorte de monologue : « la Prof ne peut pas prendre le temps de m’envoyer un document qui ne me servira à rien ». C’est avec beaucoup d’engouement que j’ai rapidement cliqué sur le lien. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait de remplir un questionnaire qui portait sur les difficultés que rencontrent les jeunes chercheurs dans les universités africaines.
À la lecture du questionnaire, j’ai eu l’impression que les questions m’étaient personnellement destinées, car elles décrivaient de manière minutieuse mes propres difficultés. Imaginez avec quel enthousiasme et empressement je me suis mis à remplir le questionnaire, tel un bébé qui cesse de pleurer juste au constat qu’une maman s’est engagée à entendre ses lamentations. Me voilà membre du projet SOHA avec qui je commence à me familiariser tout en restant dubitatif quant à mon engagement.
Puis est arrivé un autre mail du projet SOHA annonçant l’arrivée d’un colloque à Yaoundé[2] en mai 2016 sur le thème « Justice cognitive, science ouverte et valorisation des savoirs locaux ». Je me suis dit : « Si c’est à Yaoundé, voilà l’occasion de mieux comprendre cette affaire ». Il m’est apparu comme un devoir de soutenir l’organisation de cet évènement scientifique. J’ai commencé à discuter par mail avec Florence Piron qui m’a réservé un accueil très sympathique et m’a mis en contact avec Sophie Dibounje Madiba, l’organisatrice locale du colloque, que j’ai très rapidement rencontrée. Première surprise, je trouve une dame dans un très grand bureau qui m’accueille chaleureusement et m’explique le projet SOHA, ainsi que les attentes du colloque. Deuxième surprise, quand Sophie me parle de Florence Piron, je suis troublé d’apprendre que la dame avec qui j’échange comme avec une jeune camarade est professeure d’université. C’était le déclic qui me permit de comprendre et de définir le projet SOHA comme un réseau de chercheurs seniors et juniors qui se tiennent mutuellement les mains en vue de promouvoir l’idée d’une science ouverte à tous et pour tous. J’ai saisi l’envie du projet SOHA de créer un système de solidarité positive qui pourrait permettre à la nouvelle génération des chercheurs et chercheuses en Afrique et en Haïti de s’élever au-delà de toutes barrières et difficultés et se sentir utiles pour leur société.
Le colloque de Yaoundé
Le colloque de Yaoundé sera un important pas en avant dans cette démarche visant à mettre fin à la politique du « pont coupé » à la mode dans nos universités et à lancer les bases de l’épanouissement des jeunes chercheurs et chercheuses de toutes les couches sociales. Ceci illustre aussi le rôle essentiel des précieux partenariats à établir entre étudiants et universités à travers le monde afin d’habiliter les savoirs locaux, d’où qu’ils viennent, à prendre leur place à la tribune des savoirs normatifs. J’ai entrepris une démarche de sensibilisation de mes camarades et enseignants en leur faisant remarquer que l’injustice cognitive ambiante n’était pas de nature à favoriser la recherche scientifique en Afrique, ni à aider les chercheurs et chercheuses à assumer véritablement leur rôle. Cette injustice provoque inéluctablement des divorces qui reflètent l’incompatibilité entre des réalités locales et les recherches universitaires calquées sur un ensemble d’épistémologies et de paradigmes imposés par l’extérieur. J’ai très vite apprécié cet effort d’empowerment des étudiants et étudiantes et la nécessité de repenser le développement à partir des savoirs locaux.
Plusieurs universitaires que j’ai approchés ne comprenaient pas ce qu’était l’injustice cognitive, car c’était la première fois qu’ils entendaient ce concept. Je leur rappelais alors certains faits montrant que les enseignements, les programmes d’éducation et d’études, les politiques de la recherche scientifique, ainsi que les langues et les structures scolaires et académiques du Cameroun étaient inscrits dans la continuité du colonialisme. Partant de ce constat, je leur expliquais comment le projet SOHA m’avait amené à me demander si nos universités souffraient encore d’une forme de colonisation de l’esprit. À la fin de ces discussions avec mes camarades du département d’histoire, ces derniers se précipitaient pour me dire : « Nous sommes partant pour ce projet, car ces questions sont très capitales et l’heure est à la révolution des mentalités dans le monde universitaire afin de trouver des solutions idoines à cette forme d’endoctrinement des intellectuels africains ». À ces propos, je répondais : « Et ceci cessera d’être un leurre et deviendra réalité si et seulement si nous avons conscience des potentialités que nous détenons et nous mettons sur pied une chaine de solidarité constructive entre les détenteurs des savoirs locaux. Et je crois fermement que notre projet de science ouverte en Haïti et en Afrique nous offre cette opportunité ».
Pendant le colloque de Yaoundé, les participants, moi y compris, ont été impressionnés par la qualité des échanges et surtout par l’attention que portait l’équipe SOHA aux jeunes chercheurs et aux savoirs locaux. Nous avons compris, à travers la conférence inaugurale de Florence Piron sur l’injustice cognitive, que les études portant sur les réalités de notre société ne prenaient pas souvent en compte toutes les catégories sociales impliquées ou concernées. Aussi, généralement abordées de manière isolée ou indépendante, ces études ne facilitent pas toujours une approche globale des phénomènes pourtant nécessaire pour une meilleure intelligibilité des faits examinés. Compte tenu du caractère « total » intrinsèque de tout fait social, une approche holistique des réalités socioculturelles méritait désormais d’être envisagée non seulement pour une meilleure analyse des faits, mais davantage pour plus d’efficience dans la résolution des problèmes identifiés. Cette approche holistique peut être considérée comme « l’action de développer un ensemble de connaissances et de valeurs morales, physiques, intellectuelles, scientifiques considérées comme essentielles pour atteindre le niveau de culture souhaité ».
Dans les couloirs de l’amphi de l’ESSTIC qui abritait le colloque SOHA de Yaoundé, les débats faisaient rage entre étudiants, étudiantes et jeunes chercheurs et chercheuses. J’ai noté le début d’une prise de conscience individuelle et collective des racines des problèmes que rencontrent les étudiants et étudiantes. Mes commentaires convergeaient vers les solutions envisagées par le projet SOHA : des universités décolonisées, les savoirs locaux valorisés, la formation des étudiants et étudiantes à l’utilisation des logiciels de la science ouverte, ainsi que leur orientation vers les recherches basées sur les besoins locaux.
Une vision de solidarité pour le développement de l’Afrique
Selon la vision proposée par le projet SOHA et son équipe, les universitaires d’Afrique peuvent mieux s’entraider, coopérer et favoriser l’émergence d’universités qui pourront mieux gérer l’équilibre entre les savoirs locaux et la mondialisation du savoir. La science ouverte appelle les étudiants-chercheurs et étudiantes-chercheuses à valoriser leurs recherches locales et à prendre activement part à la coopération internationale sans être recolonisés. Cette initiative s’avère essentielle pour l’Afrique et Haïti, car elle mobilise des chercheurs du Nord et du Sud à travers une vision commune qui se traduit par des activités communes relatives à la recherche et à la valorisation des productions scientifiques locales.
Malgré tous les défauts d’Internet, il aura tout de même permis aux membres de la grande famille SOHA de s’exprimer librement, et il est donc une formidable occasion offerte pour présenter l’Afrique aux Occidentaux, pour répliquer aux équivoques lancées… C’est aussi un forum ouvert et un espace d’échanges et de débats entre les jeunes ressortissants des pays africains et d’Haïti, afin de régler certains problèmes internes de cette communauté scientifique. On peut ne pas s’en rendre bien compte, mais ce sont des centaines d’internautes qui tirent profit des formations et des publications en accès libre délivrées par le projet SOHA sur différents sites : ces jeunes chercheurs et chercheuses se sont instruits dans leurs différents domaines d’études et ont trouvé une alternative aux programmes universitaires peu fournis.
Je trouve très intéressant que le projet SOHA développe des mécanismes de participation collective dans le but de garantir le principe de la science ouverte à tous et pour tous sans discrimination et sans clivage. Ce projet me parait être une caution solidaire ou une forme de garantie fondée sur la confiance et la solidarité : ce sont des éléments majeurs dans l’accompagnement rassurant des étudiants et étudiantes de différentes classes sociales et horizons. Les défauts ou les faiblesses des uns peuvent être complétés par les qualités ou les forces des autres. Il se dégage là l’utilité de la collectivité par différence avec les esprits individuels qui sont comme des armées dispersées.
Nous devons donc nous atteler à prendre activement part à ce projet et nous inspirer de cette expérience dans le champ du développement afin de nous doter d’un mécanisme endogène propre à la vie sociale en Afrique. Compte tenu du fait que la conscience de l’interdépendance dans le champ du développement fait encore défaut chez les Africains, on pourrait penser un projet de développement original reposant sur un système de relais entre les chercheurs et les populations locales. Ainsi, les universitaires sortiront du joug de l’endoctrinement épistémologique pour mieux répondre aux besoins du développement local. J’ai retenu avec beaucoup d’intérêt de la conférence de Christian Djoko qu’il fallait non plus une rupture épistémologique, mais une désobéissance épistémologique.
Cet accompagnement des étudiants et étudiantes est avant tout un gage pour leur solidarité, leur sécurité, leur intégration et leur évolution dans un monde en quête de justice cognitive. Le projet SOHA rend facile une synergie d’efforts drainée en rangs serrés vers des objectifs d’auto-développement des étudiants et étudiantes et la valorisation des patrimoines matériels et immatériels de leur localité respective ou de leur région d’origine. Voilà une véritable lutte pour plus de justice cognitive, contre l’inertie de la production scientifique en Afrique, l’inaction des politiques et la paralysie de la recherche. Cette vision nous permettra de dépasser ensemble l’absence d’une solidarité intra-universitaire, l’absence de centres de formation à la science ouverte, l’incompatibilité des structures de recherche avec les besoins locaux et la faible diffusion des travaux locaux à l’échelle internationale. Grâce à un effort collectif, avec de la volonté et de la patience, les habitudes commencent à bouger.
Au sujet de la patience justement : il est nécessaire que chaque personne qui s’engage à rejoindre la grande famille de la science ouverte réalise un important travail d’autocritique au fil d’un réel effort d’introspection personnelle qui consiste à découvrir au jour le jour les défauts que l’on a en soi, car cela élève l’individu au lieu de l’asservir.
Le concept de boutiques des sciences montre que le management de proximité constitue un important facilitateur de l’intégration sociale. C’est dans l’intégration sociale que l’on peut facilement déceler ou déterminer les facteurs accélérateurs, accompagnateurs, facilitateurs et multiplicateurs des savoirs locaux. Cela passe par la prise de conscience qui pourrait amener chacun à s’assumer et à assumer sa responsabilité vis-à-vis de la société. Compte tenu du fait que le mal est profond, ces enseignements devraient nous amener à méditer et à parvenir à un engagement individuel ou collectif. Cet engagement passe par la concrétisation de la solidarité entreprise au sein de la grande famille SOHA.
Conclusion
On ne peut s’avancer dans la mise en œuvre de cette justice cognitive sans s’assurer de l’effectivité de la coopération estudiantine, car chaque étudiant ou étudiante a la capacité précieuse de pouvoir servir de boussole aux autres. Il est évident qu’on ne peut façonner un programme sans passer par des formations serrées afin d’ancrer dans les esprits le souci de la justice cognitive. C’est cet état d’esprit qui pourrait permettre aux chercheurs et chercheuses made in SOHA de se montrer solidaires les uns des autres et de rompre avec les mauvais comportements qui se manifestent à travers les luttes de positionnement égoïstes. La mise en œuvre de ce projet a besoin d’individus désintéressés qui, avec leur sens du bien, leur personne et leur temps, se mettent sur le sentier de la science ouverte et de la justice cognitive pour un monde plus équitable, gage d’une cohabitation pacifique entre les différents peuples et les différentes nations.
Comment la communauté peut-elle sortir de cette situation et avoir une lueur d’espoir? Il n’y a qu’à prendre l’exemple du roi Njoya qui constituait à lui seul toute une communauté et qui a inventé au profit de son peuple une écriture « le shumum », une machine à écraser, une religion traditionnelle « le nuet kuete » et qui enseignait nshié mùn yùen nga mfiri yié yi ntù nweri me chi kah ndi monpùe me ntùmi mo njap nte gbù : « que chacun voit le problème de son semblable comme son propre problème , car un seul doigt ne peut retirer un morceau de viande dans une marmite ».
Pour citer ce texte :
Fouapon, Alassa. 2016. « Le projet SOHA ou comment la solidarité et la justice cognitive peuvent contribuer au développement de l’Afrique ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1
- Je préfère utiliser le concept de « détenteur du savoir » en lieu et place « d’intellectuel » pour trancher avec la vision normative de l’intellectuel désignant « le petit nègre ayant fait l’école du blanc ». Ma grand-mère qui m’enseigne comment comprendre l’univers et vivre en société à travers les contes et légendes est aussi dépositaire d’un savoir. ↵
- Un précédent colloque avait déjà été organisé à Port-au-Prince en mars 2016. ↵
Commentaires/Errata