Justice cognitive
4 Les sciences sociales à l’échelle mondiale. Connecter les pages
Raewyn Connell
Raewyn Connell est née en 1944 à Sydney en Australie. Elle est devenue professeure de sociologie à l’Université Macquarie en 1976, créant un nouveau département qui a essayé d’incarner la démocratie universitaire, ainsi que de nouvelles priorités pour la sociologie. Au début des années 1990, elle déménagea à l’Université de Californie à Santa Cruz, puis obtint une chaire en sciences de l’éducation à l’Université de Sydney où elle devint professeure titulaire. Elle est actuellement professeure émérite à l’Université de Sydney et membre à vie du syndicat National Tertiary Education Union.
En tant que sociologue, Raewyn est connue pour ses recherches sur la dynamique de classe à grande échelle et sur la façon dont les hiérarchies de classe et de genre sont construites et re-construites dans la vie quotidienne des écoles. Elle a développé une théorie sociale du genre qui le définit comme une structure sociale dynamique à grande échelle et pas seulement comme un aspect de l’identité personnelle. Elle a aussi travaillé sur la masculinité, la pauvreté et l’éducation, la sexualité et la prévention du SIDA et l’équité entre les sexes.
Depuis les années 1960, Raewyn s’est intéressée aux enjeux de la vie intellectuelle, développant progressivement une sociologie des intellectuels centrée sur les processus de travail dans la formation et la diffusion des connaissances. Basée principalement en Australie, mais voyageant beaucoup depuis les années 1980, Raewyn a développé une critique de l’hégémonie des pays du Nord dans les sciences sociales et montré les structures coloniales de la connaissance. Son livre Southern Theory (2007) présente le travail théorique des intellectuels de la périphérie globalisée et explore les manières d’avancer vers une démocratie des savoirs à l’échelle mondiale. Plus récemment, Raewyn a appliqué cette approche à la question du genre et de la masculinité et du néolibéralisme.
Ce chapitre est une traduction réalisée par Samir Hachani, Florence Piron et Caroline Dufresne de l’article « Social Science on a World Scale. Connecting the Pages », publié par Raewyn en 2015 dans la revue Journal of the Brazilian Sociological Society – Revista da Sociedade Brasileira de Sociologia, volume 1, numéro 1, pp 1-16, accessible en ligne à http://diagramaeditorial.com.br/sid/index.php/sid/article/view/5.
Une introduction personnelle
Vers 1968, à la Free University de Sydney, un projet de recherche ambitieux sur les classes sociales dans l’histoire de l’Australie fut lancé par deux jeunes universitaires : Terry Irving et Raewyn Connell. Free U était un centre de recherche et d’enseignement expérimental fondé par des militants du mouvement étudiant australien qui se consacrait à l’exploration de questions radicales que les universités traditionnelles préféraient généralement ignorer. Free U dura seulement trois ans, mais le projet de recherche sur les classes perdura. Une décennie plus tard, ses principaux résultats furent publiés dans le livre Class Structure In Australian History – La structure des classes dans l’histoire australienne – (Connell, Irving, 1980), qui eut beaucoup de succès pendant un certain temps. Ce livre tentait de reconstituer, grâce à une abondante documentation, le modèle distinctif de formation et de conflit de classes dans la société coloniale australienne.
Deux ans avant que ne débute ce projet, deux chercheurs radicaux avaient écrit un livre sur les modèles distinctifs de formation et de conflit de classes dans les sociétés postcoloniales d’Amérique latine. Le livre Dependencia y desarollo en America Latina – Dépendance et développement en Amérique latine – de Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, écrit en 1966-1967 et publié pour la première fois en 1969, était un projet encore plus ambitieux que le nôtre puisqu’il avait une portée continentale. Il eut un immense succès en librairie avec 30 impressions à son actif à la fin du mandat de Cardozo en tant que président du Brésil.
Trois éléments importants sont à noter ici. Premièrement, on constate que des projets intellectuellement très proches sont apparus en des lieux différents de la périphérie globale (les pays des Suds) presqu’en même temps. Les deux étaient vraiment innovants dans le champ des analyses de classes dans les années 60, surtout par rapport au courant dominant de la sociologie à ce moment.
Mais, et c’est le deuxième élément, ces projets étaient complètement déconnectés l’un de l’autre. Je doute que Cardoso et Faletto aient jamais été en contact avec la recherche australienne en sciences sociales. Au même moment, à moins d’avoir des liens personnels avec l’Amérique latine, aucun chercheur australien n’avait entendu parler de la CEPAL (Comisión Económica para América Latina) (quoique l’Australie suivait une stratégie similaire d’industrialisation pour remplacer l’importation). J’ai entendu parler de leur travail beaucoup plus tard, grâce à des traductions en anglais publiées aux États-Unis.
Finalement, on peut remarquer qu’aucun de ces deux projets n’avait de connexion avec l’analyse de classe radicale des sociétés postcoloniales effectuée à la même époque sur d’autres continents. Pourtant, des travaux remarquables étaient menés sur la dynamique des classes en Afrique du Sud pendant la lutte contre l’apartheid (Wolpe 1972), de même que dans l’Inde post-indépendance. Une branche de ces travaux devint célèbre, les Subaltern Studies (Études Subalternes), lorsqu’elles furent canonisées sous le nom d’« études postcoloniales » dans les universités du Nord. La puissante critique que Ranajit Guha (1989) fit des modèles gramsciens de l’hégémonie appliquée aux situations coloniales, montrant que le colonialisme s’appuyait sur la force, n’avait pas encore eu l’impact qu’elle aura plus tard sur l’analyse de classes au niveau international[1].
Nous pouvons déplorer ces occasions perdues de connexion. Mais surtout, nous devons analyser pourquoi ces occasions furent perdues. Pourquoi les pages de sciences sociales qui s’écrivent dans les pays des Suds ne sont-elles pas connectées, ou le sont-elles uniquement en passant par les pays du Nord? Peut-on transformer cette situation?
J’ai abordé ces questions dans mon livre Southern Theory – Théorie des Suds (Connell, 2007). J’en suis arrivée à la conclusion qu’une nouvelle sociologie du savoir, conçue à l’échelle mondiale, est nécessaire. Le but de cet article est de décrire quelques éléments de cette sociologie du savoir qui affecte la formation des sciences sociales elles-mêmes.
L’économie globalisée du savoir
Le philosophe béninois Paulin Hountondji (1994) a fait une contribution majeure en définissant le problème non pas uniquement comme l’imposition de perspectives « occidentales » au monde postcolonial, mais plutôt comme une division mondiale du travail dans la production du savoir, ayant ses racines dans l’impérialisme.
La conquête du monde par le pouvoir européen (puis nord-américain) au bout de plus de 500 ans d’empire moderne et de globalisation n’a pas seulement enrichi matériellement les pouvoirs impériaux; elle a aussi produit un riche dividende de connaissances. Le monde colonisé a été une fabuleuse mine d’information pour la science européenne. Des personnages aussi célèbres que Charles Darwin et Alexander von Humboldt se partagèrent la collecte [des données] quoique la majorité fut réalisée par des fonctionnaires coloniaux plus modestes, des missionnaires et des forces militaires. Comme je l’ai montré ailleurs, le rassemblement d’information à partir des sociétés colonisées a également été déterminant quant à la formation de la sociologie en tant que discipline (Connell, 1997; Steinmetz, 2013)
L’information fut rassemblée dans des musées, bibliothèques, sociétés savantes, universités, jardins botaniques, instituts de recherche et par des organismes gouvernementaux situés dans ce que nous appelons aujourd’hui le Nord globalisé ou la métropole. Il ne s’agissait pas seulement du centre de l’Empire qui exerçait son immense pouvoir appuyé par sa richesse. Ce processus engendra une division structurelle du travail intellectuel qui est profondément ancrée dans les systèmes de savoir modernes[2]. Le monde colonisé était, avant toute chose, une source de données. La métropole, où les données provenant de différentes parties du monde étaient rassemblées (un processus automatisé de nos jours dans des banques de données), devint le site du moment théorique, de la théorisation, dans la production de connaissances.
En effet, c’est dans les institutions du savoir de la métropole que les données furent classifiées et les structures intellectuelles construites et débattues. À cette occasion, deux importants développements eurent lieu. L’un fut la formalisation et la routinisation des méthodes de recherche, une dimension capitale du travail théorique en science. L’autre fut la création d’une main-d’œuvre spécialisée dans la production et la circulation des connaissances, c’est-à-dire le travailleur collectif intellectuel moderne. Ce processus fut de plus en plus centré au sein des universités grâce à la diffusion du modèle allemand de l’université de recherche, transféré aux États-Unis à la fin du 19e siècle.
Dans les institutions du Nord, la recherche a été transformée en sciences appliquées telles que l’ingénierie, l’agronomie et la médecine. Sous cette forme appliquée, le savoir retourna à la périphérie globale. Il fut utilisé par les pouvoirs coloniaux, puis par les États postcoloniaux, dans les mines, l’agriculture et l’administration. Les applications de la science de l’hémisphère Nord devinrent cruciales pour l’idéologie du « développement » dans la seconde moitié du 20e siècle.
De nos jours, la périphérie continue d’être une riche source de matières premières pour l’économie du savoir comme pour l’économie matérielle. La périphérie produit des données pour la nouvelle biologie, l’industrie pharmaceutique, l’astronomie, les sciences sociales, la linguistique, l’archéologie et d’autres spécialités. Elle est, entre autres, une source importante de données pour la climatologie moderne, comme le montrent les fameux rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Mais c’est toujours la métropole qui continue d’être le site principal, reconnu, de la théorisation, incluant les instituts privés de recherche et les bases de données géantes.
Dans cette économie du savoir, les travailleurs intellectuels vivant dans la périphérie globalisée sont amenés vers une position culturelle et intellectuelle spécifique. Hountondji appelle « extraversion » le fait d’être orienté vers une autorité externe à sa société d’origine.
Cette expérience est familière à tous les universitaires de la périphérie. Peu importe la discipline, on doit lire les revues de premier plan publiées dans la métropole, connaître et citer les plus importants théoriciens de la métropole, tout comme on doit apprendre et appliquer les méthodes de recherche enseignées dans la métropole. Un cheminement de carrière réussi suppose d’assister à des colloques et de suivre des formations poussées dans la métropole et, pour les plus chanceux, de décrocher un emploi dans la métropole. Pour obtenir du prestige dans son pays, la méthode la plus directe est d’obtenir de la reconnaissance dans la métropole. Ainsi, les structures intellectuelles développées en métropole sont intégrées dans le travail intellectuel de la périphérie – non pas par l’exercice du contrôle direct, mais par la manière dont toute l’économie du savoir est organisée.
Le problème n’est pas que l’absence de contenu local dans la recherche et les publications effectuées dans les pays des Suds. Le problème est que la réalité locale est méthodiquement réduite au statut de « cas » encadré par des conceptualisations issues de la métropole. Dans la périphérie, un article typique en sciences sociales, associe des données locales ou des exemples avec des concepts tirés de l’un des théoriciens de la métropole, qu’il s’agisse de Latour, Foucault, Butler, Marx ou Habermas, et ce, même s’il est publié dans une revue locale Cette formule définit à peu près les bonnes pratiques des sociologues de la périphérie.
La pression à penser et écrire de cette manière s’est intensifiée à l’ère néolibérale. Les gestionnaires néolibéraux du secteur universitaire ont introduit un système de performance managérial reposant sur des audits, des indicateurs de performance, des classements et des palmarès. Les universitaires subissent une pression pour publier dans les revues les plus prestigieuses, ce qui leur demande bien sûr de participer aux débats intellectuels reconnus par ces revues et d’utiliser leurs méthodes de recherche préférées. Surprise! Les revues au top des classements sont presque toutes publiées aux États-Unis ou en Europe occidentale. La sociologie n’est pas une exception : les 20 premières revues du classement ISI (Institute for Scientific Information de Thomson Scientific) en sociologie proviennent toutes des États-Unis ou du Royaume-Uni.
Certains chercheurs du Nord ont déclaré, au sujet de la globalisation, que la distinction entre le Sud et le Nord est une opposition binaire obsolète. Il y aurait plutôt des flux complexes et multidirectionnels et un système sans centre. Cette argumentation démontre de bonnes intentions, l’envie de reconnaître la complexité globale et d’aller au-delà des stéréotypes colonialistes.
Mais il demeure les flagrantes inégalités économiques mondiales, la puissance étatique et militaire disproportionnée entre Nord et Sud, l’économie industrielle transnationale et les pratiques hiérarchiques des institutions du savoir[3]. Bien sûr, il existe de grandes inégalités à l’intérieur de la métropole et à l’intérieur de la périphérie aussi. L’économie mondiale est dynamique et souvent turbulente. Elle ne produit pas une simple dichotomie. Mais elle produit des structures massives de centralité et de marginalité dont l’axe principal est la relation métropole-périphérie, Nord-Sud.
Il est crucial de reconnaître cette situation pour comprendre les enjeux de globalisation qui sous-tendent la théorisation en sciences sociales. Le fonctionnement normal de l’économie globale du savoir donne priorité à la théorie produite en métropole et marginalise celle issue de la périphérie. Les innovations en Amérique latine, en Afrique du Sud, en Inde ou en Australie ne connaissent normalement pas entre elles jusqu’à ce qu’elles soient adoptées et diffusées à partir du Nord.
Critiques et options alternatives
Cette situation n’est pas un secret et est critiquée de toutes parts. L’intérêt croissant pour les « études postcoloniales » au Nord n’est qu’un aspect de cette critique. Y contribuent aussi le mouvement « décolonial », l’exploration de traditions alternatives en sciences sociales et la possibilité de la sociologie postcoloniale (Reuter; Villa, 2010), les savoirs autochtones, la décolonisation de la méthodologie et la recherche sur la théorie du Sud.
L’option alternative la plus claire est associée aux savoirs autochtones. À part dans les cas où la colonisation a entraîné un génocide absolu, des éléments de savoir préexistants à la colonisation lui ont survécu et offrent, en principe, un point de vue indépendant du système occidental de connaissances. Cet argument a été vigoureusement utilisé en Afrique (voir Odora Hoppers, 2002), mais des conceptions similaires concernant les savoirs autochtones sont présentes en Amérique du Nord et du Sud, en Australie et dans ailleurs. L’école de pensée dé-coloniale (Mignolo, 2007) se rapproche souvent de cette approche en proposant une stratégie fondée sur une opposition absolue entre la culture des colonisateurs et celle des colonisés.
Les mouvements en faveur des savoirs autochtones proposent une critique radicale de la structure impérialiste des courants dominants des sciences sociales où les peuples colonisés sont toujours traités comme les objets du savoir. L’important livre de Linda Tuhiwai Smith Decolonizing methodologies – Décoloniser les méthodologies (1999/2012), basé sur les luttes des Maoris pour la survie de leur culture à Aotearoa Nouvelle Zélande, montre comment les peuples colonisés peuvent devenir les sujets de leurs propres projets de savoir et pratiques d’enseignement.
Les projets de savoir autochtone reposent généralement sur ce qu’on pourrait appeler une « épistémologie mosaïque » dans laquelle des systèmes de savoir séparés se côtoient tels des tuiles dans une mosaïque, chacun étant basé sur une culture ou une expérience historique spécifiques et chacun ayant sa propre demande de reconnaissance. L’épistémologie mosaïque offre clairement une alternative à l’hégémonie du Nord et à l’inégalité globalisée en remplaçant la primauté d’un seul système de savoir par des relations respectueuses entre plusieurs systèmes de savoirs.
Cependant une approche mosaïque soulève aussi des difficultés majeures, signalées par Bibi Bakare-Yusuf (2014) dans sa critique minutieuse d’un texte afrocentrique bien connu au sujet du genre. Les cultures et les sociétés sont dynamiques et non pas fixées dans une position. Les sociétés précoloniales n’étaient pas des silos, mais interagissaient les unes avec les autres sur une longue période de temps, absorbaient les influences extérieures et avaient une diversité interne. Ce point de vue est confirmé par la perturbation massive des sociétés actuelles causée par le colonialisme et les pouvoirs postcoloniaux, ce qui fait que la plupart des recherches contemporaines, menées en dehors de la métropole, sont menées dans des conditions où « un chaos relatif, des écarts économiques flagrants, les transferts, l’incertitude et la surprise sont les normes et non pas l’exception » (Bennett, 2008 : 7).
Riposter à l’impérialisme du savoir occidental en se fondant sur les savoirs autochtones a eu un impact politique dont les conséquences n’ont pas toujours été heureuses. En Afrique du Sud, la tentative de combattre le virus de l’épidémie du HIV/SIDA par des pratiques de guérison locales plutôt que par l’utilisation de médicaments antirétroviraux fut une erreur dévastatrice qui a coûté la vie à de nombreuses personnes (Cullinan; Thom; 2009), alors qu’on aurait pu rendre ces deux approches complémentaires. Hountondji est l’un de ceux qui a critiqué l’approche en silo des savoirs autochtones. Son concept de « savoir endogène » met l’accent sur les processus actifs de production du savoir qui apparaissent chez les peuples autochtones et qui se développent au-delà : l’accent est mis sur la communication des savoirs et non sur la séparation (Hountondji, 1994; 2002).
Cette idée de communication et la possibilité d’une meilleure interconnexion entre les projets de savoir issus du monde postcolonial sont au centre de ce que Gurminder Bhambra (2014) appelle des « sociologies connectées ».
Bien sûr, il est important d’établir d’abord qu’il existe différentes sociologies à connecter! Nous ne produisons pas tous et toutes des variantes locales d’un même produit – quoiqu’en pensent les défenseurs de la sociologie dominante. D’où le caractère essentiel du travail de documentation des multiples traditions en sciences sociales réalisé par Sujata Patel dans son ISA handbook of diverse sociological traditions – Manuel ISA des traditions sociologiques diverses (2010) et par Farid Alatas dans son Alternative discourses in Asian social science – Discours alternatifs dans les sciences sociales asiatiques (2006). Comme le démontre João Maia dans le cas du Brésil, les intellectuels des populations de colons et de créoles produisirent des sciences sociales qui avaient des thèmes et des sensibilités différentes de celles d’Europe.
Ce travail prouve l’hétérogénéité des projets de savoir sur la société dans le monde postcolonial. Il ne s’agit pas seulement de systèmes de savoir intensément locaux et intégrés dans les cultures locales. Alatas, par exemple, démontre comment l’universalisme de la pensée islamique a donné naissance à de puissantes théories sociales qui ont des applications bien au-delà de leur lieu de naissance. Son exemple clé est La Muquadimmah [Les Prolégomènes] d’Ibn Khaldoun.
La formulation du problème en termes de « diversité » ou d’« options alternatives » nous laisse quand même avec un problème : la domination sans conteste et, à l’ère néo-libérale, croissante de l’option « sociologie du Nord » qui est beaucoup plus qu’une option parmi d’autres. La contribution des théoriciens décoloniaux est, ici, importante parce qu’elle a produit une critique de la formation de la modernité européenne au sein de l’impérialisme et généré le concept important de « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2000) – et de colonialité du savoir. La connexion entre des sociologies de différentes parties du monde requiert une critique approfondie de l’économie globale du savoir centrée dans les pays du Nord et des processus qui l’ont produite et qui la soutiennent.
Mon travail sur la « théorie du Sud » débute par une telle critique et par la prise de conscience qu’il y a des options alternatives (Connell, 2007; Epstein; Morrell, 2012). On peut démontrer que les principales catégories des sciences sociales du Nord proviennent de l’expérience des sociétés de la métropole et de leur position dans l’histoire de l’impérialisme (Connell, 2006). Elles ont entraîné des mouvements au sein de la théorie sociale du Nord tels « la revendication de l’universalité », la « lecture à partir du centre », les « gestes d’exclusion » et « le grand effacement » du colonialisme lui-même. De tels mouvements se trouvent même dans des domaines spécialisés des sciences sociales. Helen Meekosha (2011), par exemple, montre comment ils ont faussé l’analyse sociale du handicap. Les questions concernant les personnes handicapées paraissent très différentes quand on les contextualise au niveau mondial en mettant en lumière l’expérience des colonisés.
Cette critique conduit à une vision de l’histoire des sciences sociales bien différente de l’histoire habituelle des « pères fondateurs » européens et de la diffusion mondiale de leur idées. En vérité, cette histoire critique se concentre plutôt sur l’exclusion du savoir social actuellement produit à la périphérie et le déni de reconnaissance qu’il affronte.
Les peuples colonisés ont vraiment essayé de comprendre ce qu’ils leur arrivaient. Ils disposaient de leurs propres traditions culturelles et intellectuelles, mais aussi des idées des colonisateurs. L’approche de la théorie du Sud rejette l’hypothèse, propre à l’économie dominante du savoir, qu’une théorie influente ne peut qu’être inventée en métropole. Des peuples colonisés, des populations de colons et des sociétés postcoloniales aux prises avec la dépendance, la violence et les nouvelles formes d’exploitation peuvent faire émerger une abondance de savoir sur le social. Ce savoir du Sud contient une forte composante théorique, c’est-à-dire des concepts, des méthodologies, des cadrages intellectuels et des priorités.
La théorie du Sud est souvent formulée de manière différente de celles des sciences sociales universitaires du Nord, parce que les conditions de travail des universités de recherche du Nord n’ont presque jamais été reproduites dans le monde colonial et ne l’ont été que rarement dans le monde postcolonial. Seule une vision très bornée et limitée de la connaissance nierait la puissance et l’originalité de penseurs tels que Heleieth Saffioti, Ashis Nandy, Paulin Hountondji, Samir Amin, Ali Shariati, Celso Furtado ou Bina Agarwal, pour ne citer que ceux-là. Il y a là une formidable ressource sur laquelle on peut construire.
Main d’œuvre et processus de travail
Les discussions que l’on vient d’évoquer visent généralement lu niveau des idées, des textes et des discours. Mais une sociologie du savoir doit aussi s’intéresser au contexte sociale dans lequel ces idées ont été formées et distribuées, aux institutions locales qui les appuient (ou n’appuient pas) et aux pratiques de création du savoir, d’enseignement et d’apprentissage. Qu’en est-il sur le plan mondial?
Commençons par réfléchir à la main-d’œuvre intellectuelle[4]. Dans l’économie dominante du savoir, la main-d’œuvre intellectuelle est composée d’universitaires, aux fonctions d’enseignement et de recherche, y compris les postdoctorants et les étudiants des cycles supérieurs qui, selon certaines estimations, produisent environ la moitié des connaissances qui proviennent des universités. Cette main-d’œuvre intègre aussi le personnel de soutien et le personnel professionnel des universités. Au-delà des universités, on peut retrouver des structures semblables dans les centres de recherche privés et étatiques, ainsi que dans les institutions hybrides publiques/privées comme le Fundaçao Vargas au Brésil.
En dehors de l’économie globale du savoir, il existe des institutions importantes, bien que moins dominantes. Les projets sur les savoirs autochtones sont basés sur des communautés décentralisées qui sont très souvent pauvres. Les mouvements sociaux peuvent être générateurs d’idées et d’information. Millie Thayer (2010) a soutenu, dans une discussion sur les idées et le langage du militantisme féministe, qu’il existe un « contre-public » mondial vaste et hétérogène constitué par des militants de mouvement sociaux, des universitaires, des groupes de femmes et même du personnel d’agences de développement et des fonctions publiques. Dans les régions plus pauvres du monde en développement, comme la majeure partie de l’Afrique Sub-saharienne, une large partie des recherches sociales est produite par des ONG ou des sous-traitants, souvent financés à petite échelle par l’argent de l’aide au développement (Mkandawire, 2005).
Plusieurs forces ont remodelé cette main-d’œuvre. La croissance mondiale de l’alphabétisation et de l’éducation formelle, surtout chez les femmes, a produit beaucoup d’acteurs sociaux capables de participer à l’économie dominante du savoir. Mais cela veut dire qu’il y a aussi davantage d’acteurs sociaux qui peuvent participer aux projets alternatifs de savoir qui dépassent le niveau local, tel que le féminisme islamique.
La propagation du pouvoir néolibéral et le démantèlement des États en faveur des forces globales du marché ont réduit les ressources des projets de savoir du secteur public et ont créé de l’insécurité économique parmi les travailleurs du savoir. Dans les pays du Sud, la conversion des mouvements sociaux en ONG a conduit à formaliser les projets alternatifs de savoir dans des termes de « reddition de comptes » et de « meilleures pratiques », ce qui les a aussi rendus moins ambitieux et plus proches des paradigmes de recherche issus du Nord.
Considérons les matériaux du savoir et les transformations dont ces matériaux sont l’objet. La tendance dans l’économie dominante du savoir est à la formalité et à l’abstraction dans la constitution des données utilisées en sciences sociales. On connaît bien la domination de l’analyse statistique et de la modélisation formalisée en économie, actuellement la plus prestigieuse des sciences sociales. On peut également remarquer que l’American Sociological Review, la revue de sociologie la plus prestigieuse au monde dans les palmarès néolibéraux, favorise les recherches qui présentent des analyses statistiques de grands ensembles de données abstraites, quelle que soit la question de fond. Cette orientation des sciences sociales est tellement prépondérante qu’il y a une tendance à voir les analyses « qualitatives » comme étant radicales en elles-mêmes, ce qui n’est bien sûr pas le cas.
Thomas Piketty, dans Capital in the Twenty-First Century – Le Capital au XXIe siècle (2014), déplore l’absence d’ensembles normalisés de données de distribution des revenus pour la majeure partie du monde : c’est ainsi qu’il justifie l’eurocentrisme de son travail. Il existe maintenant des projets qui visent à étendre au monde entier la portée de la collecte de données normalisées et abstraites. Par exemple, en sciences de l’éducation, ce qui était au début un projet de recherche scandinave sur les résultats des étudiants est devenu un immense régime d’examen et de classement intergouvernemental, le Program for International Student Assessment (PISA) (Programme pour l’Évaluation des Étudiants Internationaux), coordonné par le think thank néolibéral des pays riches, l’OCDE.
Il va sans dire que l’expérience éducative des élèves dans leurs écoles a peu d’intérêt pour les testeurs du PISA, tout comme les rapports sociaux de production sont de peu d’intérêt pour Piketty. Les projets de savoir provenant de groupes très marginalisés sont souvent du type « témoignage », comme si raconter sa vie, narrer son expérience et affirmer une réalité non représentée dans les sources dominantes est en soi un accomplissement important[5]. Mais le témoignage seul ne crée pas un savoir social-scientifique étendu ni une puissante analyse. Pour cela, l’analyse structurelle, l’interprétation et l’information quantitative sont aussi nécessaires.
Finalement, nous devons considérer les modes de circulation du savoir social-scientifique. La création d’institutions de savoir spécialisées dans les pays du Nord a aussi créé un système de communication à l’intérieur du Nord [qui est] centré sur la « revue » scientifique, complété par les manuels et les synthèses systématiques – dont L’année sociologique de Durkheim est un exemple pionnier.
La création de revues analogues dans les universités de la périphérie fit miroiter la promesse d’une certaine décentralisation de l’économie du savoir. Mais elle fut annulée localement par l’extraversion du contenu de ces revues et, à un niveau macro, par la hiérarchisation mondiale des revues, formalisée par les fréquences de citation et de classement où prédominent toujours les revues du Nord. Plus récemment, l’Internet a promis une décentralisation et une démocratisation technologiques. Mais cette promesse a été contrecarrée par la commercialisation massive du Net et par la manière dont les riches institutions du Nord l’ont utilisé pour établir leurs priorités comme étant des normes mondiales, par exemple avec les MOOC – Massive Open Online Course – Cours en ligne ouvert à tous ).
Il n’y a effectivement pas de manière simple de créer un système radicalement démocratique de communication en sciences sociales à l’échelle mondiale. Des organisations internationales telles que l’Association internationale de sociologie font des véritables tentatives pour devenir les canaux principaux d’une communication multicentrée. Les tentatives de liens directs Sud-Sud qui se multiplient présentement[6] sont très importantes, mais sont encore à petite échelle par rapport à l’économie dominante du savoir.
Je ne vois pas d’autre solution que de construire patiemment des connexions, d’organiser des traductions, de financer des voyages, d’encourager des projets communs et des publications conjointes. Qu’il s’agisse d’une approche à long terme et insuffisante pour résoudre les problèmes urgents de l’analyse sociale du monde postcolonial, ce n’est que trop évident.
En conclusion
Quelle alternative imaginer à l’épistémologie pyramidale, qui préserve la domination du Nord, et à l’épistémologie mosaïque, qui sépare les uns des autres les projets de savoir du Sud? Une épistémologie basée sur la solidarité (Connell, 2015) qui recherche les connexions entre les projets de savoir tout en respectant leurs différences (par exemple Bulbeck, 1998). Une épistémologie qui est aussi très consciente de l’histoire de l’économie globalisée du savoir et de ses enjeux politiques actuels.
Pour incarner une telle vision du savoir, la sociologie doit recourir à des pratiques de formation et de diffusion du savoir qui contestent les exclusions et les hiérarchies qui ont proliféré, non seulement sous le colonialisme, mais aussi à l’ère néolibérale. La production du savoir est un processus radicalement social. La tentative de le mouler de force dans un individualisme compétitif, qui est au cœur de la stratégie de gestion néolibérale, le fausse inévitablement et finit par banaliser le projet de savoir. Ce n’est pas par hasard que les gestionnaires néolibéraux des universités emploient maintenant des ressources en relations publiques qui sont plus proches de la haute direction que ne l’est la main-d’œuvre scientifique de recherche.
Il peut sembler désespéré de lutter contre la force destructrice de la commercialisation et de la domination du Nord. Mais il existe nombre de projets alternatifs de savoir dont certains s’épanouissent. C’est en reconnaissant leur multiplicité, leur portée et leur puissance intellectuelle que nous trouverons l’énergie et l’inspiration de construire une science sociale qui réponde aux objectifs démocratiques, à l’échelle mondiale.
Références
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Pour citer ce texte :
Connell, Raewyn. 2016. « Les sciences sociales à l’échelle mondiale. Connecter les pages ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1.
- Le virage culturel dans l’analyse des classes au Nord a, en fait, déplacé la réflexion dans la direction opposée – par exemple à travers l’influence du concept confus de « capital culturel » de Bourdieu. ↵
- Knowledge peut se traduire par « savoir » ou par « connaissance ». En général, la traduction réserve le terme « connaissance » à la tradition scientifique du Nord et le terme « savoir » à tous les autres savoirs, sauf dans certains cas. ↵
- Pour une preuve des hiérarchies continues dans le savoir, voir Collyer, 2014. ↵
- Pour une explication de mon approche, voir Connell, 2011. ↵
- Pour un exemple frappant, quoique peu connu, voir les histoires de vies des personnes transsexuelles en Afrique du Sud, rassemblées par le groupe activiste GenderDynamiX : Morgan et al., 2009. ↵
- Voir www.southernperspective.net. ↵
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