Savoirs locaux

19 Réhabilitation de la fierté de l’Afrique subsaharienne par la valorisation numérique des savoirs locaux et patrimoniaux : quelques initiatives

Marie Sophie Dibounje Madiba

Marie Sophie Dibounje Madiba est documentaliste et responsable du Centre de documentation du CERDOTOLA (Centre International de Recherche et de Documentation sur les Traditions et Langues Africaines) depuis 2004. Elle est titulaire d’un Master 2 pro en Science de l’information documentaire de l’École de bibliothécaires, archivistes et documentalistes de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et d’une Maîtrise en Science Politique à l’Université de Yaoundé 2. Elle s’apprête à commencer un doctorat au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Coordonnatrice technique des projets de numérisation de la littérature grise d’Afrique centrale et de la mise en réseau des archives, bibliothèques et musées nationaux des pays de la CEEAC, Marie Sophie Dibounje Madiba est auteure de plusieurs articles sur la préservation du patrimoine documentaire de l’Afrique. Membre du projet SOHA, elle a été co-organisatrice du colloque international de Yaoundé (mai 2016) sous le thème « Science ouverte, justice cognitive et valorisation des savoirs locaux ». Marie Sophie est par ailleurs membre du Comité permanent de la section Préservation et Conservation (PAC) de la Fédération mondiale des associations de bibliothécaires et institutions (IFLA) et a été promue, en janvier 2016, directrice du nouveau Centre Régional de préservation et conservation du patrimoine documentaire de l’Afrique francophone. Pour lui écrire : smadiba@yahoo.fr

Introduction

L’Afrique est considérée par la plupart des paléoanthropologues[1]) comme le berceau de l’humanité. Or, dans la longue marche des durs sentiers de son existence et de son rapport avec le reste du monde, l’Afrique subsaharienne a été confrontée à toutes sortes d’épreuves : la traite négrière, l’esclavage ou encore la colonisation au nom de la « mission civilisatrice » défendue par Rudyard Kipling, « prophète de l’impérialisme britannique[2]». Bien que les motifs économiques aient été à la base de la présence étrangère en Afrique, les pays du Nord se sont acharnés à construire un mythe pour mieux exploiter les peuples ainsi dominés, à savoir le mythe de leur infériorité.

Cette image dévalorisante de l’Afrique s’est donc progressivement imposée à travers de nombreux stéréotypes, conduisant à mépriser les peuples africains au point même de nier toute culture aux sociétés africaines – thèse ardemment réfutée par Denise Paulme dans Les Civilisations africaines (Coll. « Que sais-je? », 1953). Pensons au philosophe allemand Hegel qui taxait l’homme africain d’être dominé par ses passions, de rester dans sa barbarie, d’être caractérisé par la danse et le folklore, incapable d’amorcer la marche vers le progrès. Ces thèses évoquées par divers auteurs au fil des siècles davantage n’ont cessé de marginaliser les Africains et les Africaines, leur culture et leurs traditions.

Pour que les Africains et Africaines puissent retrouver leur dignité perdue, il faudrait revaloriser leur culture et leurs traditions qui constituent l’essence de leur être. Dans ce chapitre, je montrerai comment l’avènement du numérique offre de nouvelles possibilités à l’Afrique, considérée comme terre de l’oralité, pour valoriser ses traditions.

Des cultures méprisées au fil de l’histoire

La traite négrière

Aussi appelée « commerce triangulaire », la traite négrière est un trafic qui a mis en relation l’Europe pourvoyeuse de pacotille qu’elle échangeait sur la côte ouest-africaine contre des esclaves. Ces derniers étaient acheminés vers les Amériques pour être vendus contre des pierres précieuses ramenées ensuite en Europe. La lourde machinerie coloniale était fondée sur le système esclavagiste.

Cet écrémage effectué par la traite au niveau de la population africaine a déstabilisé l’Afrique et ébranlé ses mécanismes de paix et de cohésion sociale. À la suite de l’engagement de Victor Schœlcher[3] et des mouvements abolitionnistes, l’Afrique noire connut un court répit qui permet à quelques royaumes de se reconstituer (voir les références ci-dessous). Mais déjà, la logique du développement et l’influence européenne allaient précipiter le mouvement de colonisation et consacrer le partage de l’Afrique au début du XXe siècle.

La période coloniale face aux savoirs endogènes

Les religions traditionnelles de l’Afrique, intimement liées aux cultures et traditions, ont été l’objet de mépris de la part des puissances coloniales. Au Cameroun, la plupart des religions traditionnelles s’adressaient aux ancêtres et à un Dieu unique dont les appellations variaient selon les régions : Nyambe chez les Duala ou Zamba chez les Béti. Ce culte était mis en œuvre à travers des chants, des prières et des sacrifices. Les religions consacraient une hiérarchisation des esprits : au sommet de la pyramide, il y avait un Dieu suprême à toute créature, puis l’esprit des ancêtres qui était traité avec crainte et respect, les déités qui détenaient le pouvoir de récompenser ou de punir, les puissantes mystiques et les talismans pour la protection. Les peuples Bamiléké et Fang prélevaient les crânes de leurs ancêtres et les conservaient précieusement. Participer aux rites et aux rituels était obligatoire, car les religions étaient considérées comme le ciment qui donnait aux sociétés humaines la solidité, la stabilité et la cohésion.

Au nom de la « mission civilisatrice » de l’homme blanc, les puissances coloniales ont imposé un autre modèle de vie aux Africains et Africaines.

La dynamique des savoirs africains

En Afrique, on distingue de nombreux genres littéraires qui véhiculent des savoirs : l’épopée, les chants rituels, les musiques épiques, le conte, la légende, le mythe, les proverbes, les devinettes et les maximes. Ces récits qui rappellent l’histoire détaillée d’un peuple, d’un village ou d’un royaume ont permis à l’Afrique d’élaborer et de transmettre le droit coutumier, la philosophie, la médecine traditionnelle, les sciences ésotériques, le commerce, la chasse, l’agriculture, etc.

Par exemple, les Fang, peuple de forêt éparpillé dans plusieurs ethnies au Cameroun, au Gabon et en Guinée équatoriale, formaient une ethnie très douée qui pratiquait la sculpture sur bois et sur ivoire avec brio. L’histoire nous renseigne que « leurs masques se distinguent par la pureté du trait et la profonde sérénité de l’expression ». Après l’arrivée des Européens, cet art a subi un net déclin à la suite de la conversion au christianisme des Fang. Les Fang adoraient aussi le chant et la danse. Les artistes ravissaient leur auditoire par des chants lyriques ou épiques dans lesquels ils racontaient l’histoire de leur peuple et les origines du monde à travers des instruments tel le Mvet. Il s’agissait d’un art populaire qui entretenait les rapports entre les peuples. Mais tout ceci n’a pas été apprécié à sa juste valeur.

Ma conviction est que cet isolement de l’Afrique et la situation de déconnexion de nombreux Africains et Africaines d’avec leur propre culture peuvent être combattus par le numérique et le développement technologique qui pourront ainsi permettre aux Africains et Africaines de retrouver leur fierté culturelle.

La mission du CERDOTOLA, Centre International de Recherche et de Documentation sur les Traditions et Langues Africaines

Investi de la mission de valoriser la tradition orale sous toutes ses formes pour aider les Africains et les Africaines à retrouver leur fierté, le CERDOTOLA est conscient qu’il doit innover, adapter ses contenus à la réalité africaine et impliquer les citoyens et les citoyennes dans l’élaboration de ses politiques et stratégies. Sa mission est de redonner une certaine dynamique à la tradition orale qui est la base de tout développement endogène de l’Afrique. Il doit aussi diffuser les savoirs africains pour faciliter leur transmission de personne à personne et de générations en générations, et non en termes de conservation de messages caducs et figés.

C’est fort de ces valeurs que quelques projets de réhabilitation des savoirs locaux africains ont été initiés par le CERDOTOLA dans l’espoir de sauver ce qui peut encore l’être du patrimoine littéraire, musical, scientifique et technique véhiculé par les langues minoritaires, qu’elles soient depuis toujours restées exclusivement orales ou qu’elles aient été autrefois écrites. Mieux encore, la mondialisation induisant échanges et partage, le numérique lui a semblé être le meilleur moyen de diffusion de ces savoirs endogènes.

Le projet ARTO : Archives sonores de la tradition orale

Lancé en 2000, ARTO est un projet populaire qui avait pour ambition de faire revivre la culture orale dans les villages, là où elle a ses racines, pour la rendre accessible au monde entier via Internet. L’objectif global du projet ARTO était d’utiliser les possibilités offertes pour la première fois par les nouvelles technologies de l’information pour conserver la culture africaine sur des supports stables afin de préserver des pans importants de la tradition vivante, surtout ceux concernant les savoirs précoloniaux.

Les données collectées ont été diffusées et rediffusées par les radios rurales, puis ont fait l’objet d’échanges entre radios de langues communes. Elles ont aussi été transcrites, publiées et enfin utilisées pour des émissions de développement.

Le projet ALORA : Archives numériques des Langues et des Ressources Orales d’Afrique

ALORA est une initiative non seulement africaine, mais aussi mondiale pour documenter et diffuser les traditions orales menacées avant qu’elles ne disparaissent complètement. Ce projet sert de soutien aux communautés locales et aux agents de terrain engagés dans la collecte et la conservation de toutes formes de littérature orale, en leur fournissant des outils de travail efficaces. À travers ce projet, le CERDOTOLA tient compte de l’utilité de la technologie comme gage de conservation des ressources orales à long terme.

Le serveur ALORA est une infrastructure numérique fonctionnant via le web. Il rassemble, de façon structurée, des données numérisées sur les traditions et langues africaines aux fins d’exposition en ligne.

On y trouve des documentaires culturels sur le mode de vie des communautés, certains rites, les us et coutumes susceptibles de transformer une société. Un projet vise à documenter le mythe de « Ngok Lituba », la montagne sacrée du peuple Basa au Cameroun et précisément du groupe Bati.

Projet de numérisation des contes, légendes et sagesses africaines

Ce projet s’est inscrit dans l’esprit de transformer des documents textuels sur les traditions africaines, disponibles dans la bibliothèque du CERDOTOLA, par la numérisation de la voix du conteur, de les traiter et de les mettre à la disposition de l’Afrique et du monde à partir des supports audio.

Autrement dit, il est question de mettre en scène des conteurs qui s’approprient les acteurs et les rôles décrits dans un conte « conté » dans un livre. On réinvente ainsi un conte figé dans un livre pour le rendre vivant en le diffusant largement sur CD et DVD. L’objectif final de ce projet était la vulgarisation et la préservation du patrimoine culturel immatériel de l’Afrique.

D’autres initiatives individuelles et collectives ont vu le jour, telle la numérisation du jeu de stratégie africain appelé « Songo », typique du groupe Fang constitué des peuples Béti et Bulu (Cameroun, Gabon, Guinée équatoriale). Le jeu mobilise un plateau de 14 cases, des graines et des joueurs. Au cours de la partie, des expressions proverbiales sont utilisées par les joueurs en fonction des situations, de même que des chants épiques servant d’animation. Considéré comme vecteur de la culture africaine, ce jeu a été qualifié par les Européens de « jeu de quilles ». Or, jouer au Songo c’est avant tout calculer et penser.

« Les chants des graines sur le plateau du Songo soufflent les pétales de nos cultures dans ce qu’elles ont de noble et sont ainsi le moteur de notre réelle modernité », souligne Serge Mbarga Ondoua, concepteur du logiciel Songo, lors d’une entrevue accordée à Cameroon online. Équivalent au jeu d’échecs ou à tout autre jeu rationnel, le jeu du Songo est « l’art de mastiquer le temps ». La numérisation et la création d’un logiciel du Songo sont nées de la volonté de démontrer que « le bon joueur de Songo, c’est-à-dire celui qui a su se rendre maître de soi et faire jouer entre les « cases » et entre les pions une solidarité sans faille, est le même qui, dans une situation donnée de la vie, saura faire de son expérience du jeu l’allié fidèle de ses atouts et le miroir de ses faiblesses », tel qu’exprimé par Serge Mbarga Ondoua. L’objectif est donc de permettre à tous d’expérimenter le jeu du Songo, d’avoir une meilleure connaissance des règles de jeu à travers les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Conclusion

Pendant plusieurs siècles, mythes et préjugés de toutes sortes ont caché au monde la valeur de la culture et des traditions de l’Afrique subsaharienne. La créativité des Africains et des Africaines étant ignorée, la culture africaine passait pour de la barbarie. Or, toute culture, qu’elle soit européenne ou africaine, est l’essence d’un peuple. À la suite d’importants travaux réalisés par les africanistes et les peuples africains pour démontrer la vivacité et la richesse de la culture africaine, voire la valoriser, l’avènement des NTIC et d’Internet vient donner un nouveau souffle au processus de valorisation des traditions africaines. Les initiatives de numérisation des traditions africaines, tant pour des besoins mémoriels que scientifiques, se développent partout en Afrique et des applications technologiques sont développées pour permettre une meilleure considération de la culture et des traditions des peuples d’Afrique subsaharienne.

Références 

Anta Diop, Cheikh (1981) Civilisation ou Barbarie. Paris, Présence africaine.

Boahen, A. Adu (1987) Histoire Générale de l’Afrique. Paris, UNESCO/NEA, 909 pages.

Bruyas, Jean (2001) Les sociétés traditionnelles de l’Afrique noire. Paris, L’Harmattan.

Canale, Jean Suret (1962) L’Afrique noire à l’ère coloniale 1900-1945. Paris, Éditions Sociales, 636 pages.

Dulcucq, Sophie (2009) Ecrire L’HISTOIRE de L’Afrique à l’époque coloniale. Paris, Karthala, 328 pages.

Ela, Jean Marc (2006) L’Afrique à l’ère du savoir : science, société et pouvoir. Paris, HARMATTAN, 407 pages.

Filliot, J.M. (1974) La Traite des esclaves vers les Mascareignes, XVIII SIECLE. Paris, OSTORM.

Ki-Zerbo, Joseph (1978) Histoire de l’Afrique noire. Paris, Hattier, 733 pages.

Kitsoro, Firmin et Kinzounza, C. (2016) le logiciel mental, facteur déterminant de l’émergence des pays africains. Aubagne, Cesbc presses, 96 pages.

Koetou, Blandine Manouere Matapit (2010) Maternité et Destins féminins dans les Contes du Cameroun. Yaoundé, Editions Universitaires Européennes, 682 pages.

Koichiro, Matsuura (2004) Lutte Contre l’esclavage. Paris, UNESCO, 64 pages.

Laburthe-Tolra, Philippe (2010) Le rite tsoo chez les Bene du cameroun. Paris, HARMATTAN, 129 pages.

Mbog, Bassong (2013) Le savoir africain : essai sur la théorie avancée de la connaissance. Québec, éditions kiyikaat, 299 pages.

Njeuma, Martin Z. (1989) Histoire du Cameroun. Paris, HARMATTAN, 312 pages.

Obenga, Théophile (1974) Afrique Centrale Précoloniale. Paris, PRESENCE AFRICAINE, 187 pages.

Mbarga Owona, Serge (2003) Le Songo pour mastiquer le temps, entrevue en ligne, Lille. [En ligne] http://www.cameroon-info.net/stories/0,12386,@,serge-mbarga-owona-le-songo-pour-mastiquer-le-temps.html, consulté le 2 août 2016.

www.cerdotola.org

https://alora.cerdotola.com

http://www.songoh-connecting.com/Guide/Manuel-Songoh.pdf?PHPSESSID=hcc7l26m1s1irio0

Pour citer ce texte :

Dibounje Madiba, Marie Sophie. 2016. « Réhabilitation de la fierté de l’Afrique subsaharienne par la valorisation numérique des savoirs et patrimoniaux : quelques initiatives ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun.

En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1


  1. Richard Leakey est un paléoanthropologue kenyan ayant mis au jour des indices sur les origines africaines de l’humanité.
  2. Dans son poème « The White Man's Burden », l’écrivain considère les Occidentaux comme étant porteurs d’un devoir de civilisation du reste de monde (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Fardeau_de_l'homme_blanc)
  3. Homme d’État français connu pour avoir agi en faveur de l’abolition définitive de l’esclavage en France, via le décret de 1848.

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Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux Droit d'auteur © 2016 par Florence Piron est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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