Université, société et développement local durable

23 L’Afrique à l’ère de la science ouverte. Plaidoyer pour un Pacte africain de développement pour l’émergence par les traditions (PADETRA)

Pascal Touoyem

Pascal Touoyem, titulaire d’un doctorat, est anthropologue/philosophe et spécialiste de la pensée politique africaine. Auteur, entre autres, de Dynamiques de l’ethnicité en Afrique. Éléments pour une théorie de l’État multinational (Leiden, 2014), de Conjoncture sécuritaire en zone frontalière Cameroun, Tchad, République centrafricaine… (Stockholm, 2011), de Genre et sources traditionnelles de gestion des conflits en Afrique. Esquisse de construction d’un paradigme endogène de la paix (Paris, 2016), il travaille à développer une approche philosophique des relations internationales africaines et de la gestion des conflits internationaux à travers divers travaux et enseignements, publications et communications. Établi à Yaoundé au Cameroun, le diplômé tilbourgeois collabore avec plusieurs universités africaines. Aujourd’hui fonctionnaire international, il est coordonnateur général des programmes au département scientifique du CERDOTOLA, institution inter-Etats de coopération scientifique et diplomatique pour la préservation, la diffusion et la mise en valeur des identités patrimoniales africaines. Il vient d’être désigné Expert pour le Bureau Caraïbes de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF).

Introduction

La présente contribution a l’ambition de démontrer que la vocation pratique de la « science ouverte » ne peut signifier ni une démission par rapport aux études « fondamentales », ni une rechute dans l’empirisme béat. En même temps, il y a lieu d’opérer une distanciation critique entre sciences de développement « du dehors » et sciences de développement « du dedans ». Sur cette base, nous établissons successivement la nécessité d’une refonte endogène du statut de ces sciences, de leur mode de coexistence et de leurs objectifs. Mettre en lumière les enjeux épistémologiques et praxéologiques des débats sur la « science ouverte », tel est l’objet de cette étude. Sans vouloir analyser les significations des pratiques et les dessous des parures de ces sciences en terres africaines, ni chercher à en critiquer, de l’intérieur, les principes théoriques et les méthodes, nous nous proposons de déployer une saisie réflexive de ce que leur statut libère dans la question du développement en Afrique. Il en résulte que dans les pays du Sud le sort général de la recherche dépend, pour des raisons multiples, de notre capacité de nous approprier les sciences de développement pour en orienter le cours selon nos réalités perçues du point de vue de notre culture et de nos intérêts; ce qui est susceptible de produire des incidences jusque y compris sur les paradigmes dominants, les méthodes, les concepts et les modèles. Dans quel sens l’État post-colonial patriarcal avec ses multiples ruses, ses codes, ses pronostics, peut-il s’affranchir de la standardisation mondialiste des dogmes du catéchisme de la dépendance pour « recentrer » l’Afrique à partir de la valorisation des savoirs locaux de ses communautés?

L’objectif de l’Agenda 2063 est de définir, pour les 50 prochaines années, une trajectoire globale d’émergence pour l’Afrique tenant compte des leçons tirées des 50 dernières années[1]. Le rapport 2011 sur le développement économique en Afrique, rapport préparé conjointement par la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) et l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI) sous le titre Promouvoir le développement industriel en Afrique dans le nouvel environnement mondial (107 pages) préconise l’adoption d’une approche pratique et bien conçue de l’industrialisation. Celle-ci doit être adaptée à la situation de chaque pays et s’appuyer – pour notre cas – sur les traditions et cultures locales, en vue de l’émergence.

Si la question de l’industrialisation en Afrique est essentiellement liée à la valorisation des énormes ressources naturelles dont regorge le continent, il convient d’en faire aujourd’hui la clef de voûte de la stratégie globale panafricaine ou plutôt un projet cinquantenaire du panafricanisme maximaliste. En effet, la question des alternatives au développement, soulevée dans plusieurs milieux depuis les premières critiques des politiques d’ajustement dans les années 1980, urge encore plus aujourd’hui. Le lent développement de la conscience épistémologique dans les pays du Sud produit comme des effets de dégénérescence[2] aujourd’hui lisibles dans la nature restrictive des questions de recherche (identification et quantification des « effets », mesure des « déterminants », énumération des « facteurs »…) ou dans l’accueil non critique de modèles élaborés ailleurs, ou dans l’acceptation passive de protocoles de validation apparemment neutres. Il en résulte le préjugé selon lequel les sciences de développement « du dedans » ne peuvent se développer que sous le régime de la vassalité, ou, au mieux, comme une province des sciences de développement « du dehors ».

Les projets d’émergence en construction sur le continent, sont symptomatiques d’une crise profonde des sociétés africaines en général. Il s’agit d’un concept technocratique fonctionnant comme un nouveau fétiche, au même titre que « l’ajustement structurel » à une certaine époque. En réalité, il est de nature à masquer une incapacité générale à trouver les moyens et procédures appropriés pour permettre aux Etats africains de contribuer efficacement à la réduction de l’extrême pauvreté des populations à court et à moyen terme. Les difficultés propres à l’atteinte du tout 1er OMD, à savoir « réduire de moitié l’extrême pauvreté et la faim », sont effectivement symptomatiques d’une difficulté générale qui n’est pas exclusivement liée à l’ingénierie de la gestion de l’aide par les partenaires africains. De même, il n’est pas certain que l’augmentation du volume de cette aide et sa canalisation optimale soient de nature à modifier la structure des causes et conséquences de ce retard. C’est le paradoxe de la crise des pays confrontés à des problèmes multiples qu’ils ne savent plus gérer ni maîtriser face aux impératifs de leur avenir, alors qu’ils disposent d’immenses atouts pour construire leur bonheur et leur prospérité collective. Ces États, aujourd’hui paralysés dans leurs énergies créatives croient trouver dans l‘émergence, une possible voie de sortie de crise, sans que l’on se pose avant tout la question de savoir si cette initiative est différente des autres plans de sauvetage auxquels l’Afrique est habituée depuis ses indépendances factices de 1960. Ils gisent nombreux dans nos mémoires, ces fameux plans pour sauver l’Afrique :

– Les politiques volontaristes de développement qui accouchèrent d’énormes éléphants blancs dans le contexte d’endettement massif autour des années 1970.

– Le célèbre plan de Lagos qui fit beaucoup de bruit dans les années 1980, avant de disparaître dans la trappe du silence et dans les vertigineuses agitations sociopolitiques de nos pays au sein d’un ordre mondial tourmenté.

– Les plans d’ajustements structurels qui firent couler beaucoup d’encre et de larmes parmi nos populations sans pourtant ouvrir une quelconque voie de développement réel à nos peuples.

– Le PANURADA, très fameux plan de sauvetage lancé par les Nations Unies, dont personne ne se souvient aujourd’hui alors qu’il nous fut présenté comme l’ultime chance pour notre avenir à l’orée de la décennie 1990.

– Le plan de la Coalition Globale pour l’Afrique, dont le souffle s’est épuisé avant même que les peuples d’Afrique ne prennent connaissance de son contenu et des perspectives qu’il ouvrait.

– Le rapport Tévoédjré présenté au début du présent siècle comme base pour engager l’Afrique dans le nouveau millénaire, après le long et terrible millénaire d’humiliation dont la traite, la colonisation et le néocolonialisme furent des pénibles stations de souffrances.

– Les Objectifs du Millénaire pour le développement : l’application de la Déclaration du Millénaire, statistiques à l’appui, est voué à un retard cuisant. Les engagements déjà pris par les Etats (bonne gouvernance, financement adéquat, libre échange, accès global à la science et la technologie pour mettre fin à l’extrême pauvreté sur la planète d’ici une génération, soit en 2025) risquent de ne pas être honorés s’il n’y a pas une reprise en main des stratégies, mécanismes et procédures pour atteindre ces OMD en Afrique. Les explications et justifications se multiplient pour donner du sens à ce retard et tenter d’y faire face. La réforme du système de l’aide au Développement est présentée comme la principale mesure corrective à mettre en place selon le dernier rapport du Millenium Project qui avoue en même temps «l’incohérence générale» des politiques de suivies menées jusqu’ici. L’une des articulations fortes de cette stratégie corrective, devenue mécanique dans les discours publics, est désignée sous le vocable : « renforcement des capacités ». Aujourd’hui encore, de nouveaux plans agitent les esprits et mobilisent les consciences dans des débats sans fin.

– Le NEPAD est présenté comme la dernière chance d’une Afrique enfin capable de formuler ses attentes et de proposer, à partir de sa propre réflexion, une base pour le sortir de la crise, en collaboration avec la communauté internationale. Curieusement, avant même que le plan du NEPAD n’ait réellement pris son envol dans nos sociétés, voici que le Plan Blair est proposé aux pays riches comme voie d’aide à une Afrique appauvrie et désemparée, afin de la sauver enfin de son désespoir.

– La Commission pour l’Afrique (CA), l’un des exemples les plus récents d’initiatives concernant l’Afrique, conçues et contrôlées par d’autres, définit la gouvernance comme étant la capacité du gouvernement et des services publics à créer le cadre économique, social et juridique approprié qui encouragera la croissance économique et permettra aux pauvres d’y participer.

Cette vision à tout le moins techniciste/technocratique, également partagée par le NEPAD et ses succédanés, est bien loin d’être un programme de renforcement des droits citoyens des individus. À preuve, bon nombre de nos économies ont connu une croissance sans création d’emplois, tandis que la réduction de la pauvreté est allée de pair avec la détérioration des indicateurs sociaux de malnutrition, de mortalité infantiles et de mortalité maternelle, etc.

La critique du modèle de développement néo-libéral qui domine notre existence depuis les années 1980 a toujours comporté des composantes fondamentales pour réfléchir sur un autre type de développement. Ce qui nous a fait défaut, c’est l’espace politique et intellectuel, le pouvoir, l’engagement et la ténacité pour poursuivre cette vision nouvelle. Pour faire en sorte que la critique du modèle de développement actuel et ses implications tienne, et pour formuler une nouvelle vision et en concevoir les rouages, nous devons faire émerger la culture des pactes. La force du pacte nous permettrait de ravir l’espace et le pouvoir pour façonner une vision indépendante dont le point de départ est l’intérêt propre de l’Afrique. Alors seulement pourrions- nous inverser le cycle de programmes dits durables qui sont conçus ailleurs et qui nous sont transmis pour que nous nous en appropriions. Nous devons reprendre le contrôle de notre critique du programme néolibéral, mieux, le sens de l’initiative historique et en tirer la conclusion logique.

Le projet intellectuel ainsi défini vise au fond un changement de lieu du discours. À la place de continuer à s’inscrire dans la trajectoire propre à la « ratio » de l’Occident et de produire des discours complètement déconnectés du contexte réel de leur production, il faut reprendre le problème des sciences humaines et sociales à sa racine, dans cette sorte de connivence fondamentale qui doit lier le chercheur à son milieu archéologique. Dans une telle perspective, il ne s’agirait plus de remplacer l’africanisme des occidentaux par l’africanisme des Africains, mais de détruire l’espace épistémologique qui produit des concepts inopérants. Il faut trouver de nouvelles fondations épistémologiques à partir desquelles il deviendra possible de produire une parole réconciliée avec une praxis de révolution, une parole qui ne soit pas « langage en folie », mais discours articulé sur le concret du vécu socio-économique. Au fond, le problème est de pouvoir élaborer une épistémologie conforme à l’ordre ontologique dont elle rend compte. 

Le PADETRA et l’avenir de l’Afrique : pour des programmes alternatifs et pour la culture des pactes

Dans les pays anglo-saxons, les subalterns studies sont nées du constat de l’imputabilité de l’échec de certaines politiques de développement aux approches monodisciplinaires et agrégatives de phénomènes dont la configuration exige plutôt des études intégrées, inter-disciplinaires, c’est-à-dire connexes et non simplement conjointes. Le premier trait définitionnel de l’Open science duquel s’abreuve le PADETRA réside au fond dans son parti pris holistique, mais qui se trouve sans cesse contredit par des motifs externes, et en particulier par l’alibi ubiquitaire et polymorphe du pragmatisme. L’Open science se définit par la construction polémique de son objet, du fait de l’opposition aux vues fragmentaires que nous venons de dire, mais aussi du fait de la disqualification expresse de la science coloniale. Cette dernière, extravertie et tuteuriale, s’avérait ou bien indifférente aux intérêts des peuples concernés, ou bien idéologiquement solidaires du régime juridico-ontologique de l’« indigénat » auquel elle devait apporter sa caution idéologique. Mais la réalité de la rupture entre science coloniale et science ouverte est-elle consommée?[3] Tandis que la Sociologie de la connaissance devrait scruter la transition institutionnelle, une épistémologie purement réflexive en méditerait, pour ainsi dire, l’héritage de mots et l’héritage d’idées. C’est l’un des défis que s’assigne le PADETRA.

L’urgence de nourrir autrement la réflexion autour d’un nouveau PACTE s’impose et comporte une exigence scientifique d’une très haute valeur ajoutée qu’il s’agit de satisfaire avec l’aide d’une expertise polyvalente de pointe. L’enjeu c’est de remobiliser une réflexion et des actions inscrites dans le cadre d’une problématique globale articulée autour de la manière dont les populations pauvres d’Afrique s’imprègnent de l’idée même de développement aujourd’hui, se l’approprient dans le contexte des pressions multiples et souvent disparates au niveau local, national et global. Un corps politique ou social est constitué par des pactes, c’est-à-dire par la promesse, la sacralité de la parole offerte. Évoquant le célèbre « Pacte de Mayflower », H. Arendt rappelle comment en cette circonstance, les Pèlerins redécouvrent les ressorts propres aux hommes et à leur pouvoir, qui est l’action entreprise en commun, reposant sur la confiance mutuelle en la fidélité et la résolution des uns et des autres. La force de ce pouvoir, née d’une action commune fondée sur la confiance est maintenue et rendue stable dans la durée au moyen de la fidélité aux promesses qu’on se fait et par lesquelles on se lie les uns aux autres. Telle fut la base de la nation et de la démocratie : un peuple organisé en communautés librement constituées par des pactes et des promesses, aptes à se donner des lois et des institutions, à se fédérer les unes avec les autres, tout en étant des corps séparés et constitués indépendamment les uns des autres. La culture des pactes est une culture d’associations, de plates-formes entre groupes, individus qui s’unissent pour protéger, défendre et promouvoir leurs droits inaliénables; pour être opérationnel, le PADETRA devra s’intégrer dans les constitutions africaines au sens où la constitution est la culmination de ce processus. La constitution est le peuple se percevant dans la projection de sa structure de base consistant en charges et avantages, droits et devoirs, positions et rôles, avec leurs immunités et leurs sanctions, destinée à assurer la coopération et la solidarité mutuelles qui est la protection, la défense et la promotion des opérateurs, des processus et des conditions nécessaires d’humanisation de tous et de chacun. La thèse que je souhaite faire valoir ici, c’est que le pacte devra reconstruire toute la pensée politique et sociale à partir de ses traditions en vue d’une anthropologie politique neuve. N’est-il pas temps de considérer les problèmes sous un autre angle, de les formuler en termes de conditions de possibilité de réussite d’un nouveau plan de sortie de crise pour l’Afrique, au lieu de s’obstiner à élaborer des programmes d’action insuffisamment enracinés dans le champ des mentalités et des pratiques sociales à promouvoir pour leur réussite? C’est ici que le PADETRA prend tout son sens. 

Au plan conceptuel

Le PADETRA se veut le vecteur d’un développement efficient culturellement soutenable, d’un développement local durable. Selon cette nouvelle approche, les ressources humaines et les ressources culturelles occupent une place surdéterminante et deviennent un vecteur stratégique pour le développement culturellement durable. D’où l’expérience décrite par le sociologue économiste allemand Max Weber (1966) dans son étude sur les déterminants de l’émergence du capitalisme occidental, à travers L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Ces ressources sont des atouts fondamentaux et spécifiques que les pays africains ont à leur disposition. De là se dégagent les concepts de spécificité et d’endogénéité qui ouvrent la perspective d’un nouveau type de développement (Anouar Abdel-Malek, 1984). L’endogénéité, dont le noyau profond présuppose la question de l’industrialisation sur la base de l’histoire des sociétés nationales. Il s’agit donc pour nous, de « repenser les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique[4] ». Les savants et les philosophes qui s’interrogent aujourd’hui sur la science en Occident montrent que la manière dont la science se développe ne répond plus aux attentes de l’Occident lui-même. La quête d’une « science ouverte », d’une « raison plurielle » ou d’une « complémentarité de savoirs » met radicalement en cause la pratique d’une rationalité particulière, hégémonique et à tout le moins tronquée. Rien ne justifie l’absurde prétention de cette science à s’identifier à la « raison universelle ». L’existence d’une « science ouverte », potentiellement féconde n’est plus à contester, sauf à considérer les derniers soubresauts de quelques nostalgiques d’une orthodoxie universaliste. Il est davantage question d’établir aujourd’hui, les nouvelles conditions de son expression et d’y optimiser son potentiel en termes d’offre de développement.

Au plan épistémologique

La « science ouverte »[5] renvoie, d’une part, à de « nouvelles manières de pratiquer la recherche scientifique dans tous les domaines : accès libre aux publications scientifiques (grâce aux archives ouvertes), revues en libre accès, partage des données, science en ligne, partage des bibliographies, recherche-action participative, ouverture de la recherche et des universités vers la société civile, démocratie scientifique, etc. D’autre part, elle implique une réflexion critique sur l’ordre normatif dominant de la science contemporaine et le désir de rétablir un certain équilibre en créant plus de « justice cognitive » (De Sousa Santos 2007), plus de respect et de visibilité pour la science faite dans les pays du Sud. Bien que de plus en plus considérée comme un outil d’empowerment dans le cadre d’une démarche de développement durable »[6], elle est peu connue dans bon nombre de pays africains. De ce point de vue l’idée d’un transfert de technologie ne se conçoit pas sans celle d’un transfert d’esprit. Or à l’observation, cet optimisme se trouve forcément surfait. De fait, les exemples des pays dits « émergents » d’Asie du Sud-Est montrent, entre autre, la part nécessaire de la « tradition » en tant qu’elle ne consiste pas en éléments disjoints, mais réside dans la totalité de l’auto-conscience et de l’auto-connaissance d’un peuple, impliquant l’auto-perception de son devenir propre. Le développement se dit au pluriel, il est foncièrement éclectique, au sens mélioratif du terme : rencontre entre une dynamique exogène et une dynamique endogène. La première peut alors réussir à se greffer à la seconde, et même la féconder, mais non s’y substituer.

Au plan politique

Le PADETRA par exemple devrait recommander à l’Union africaine d’évaluer la première décennie de l’application des politiques d’émergence par ses Etats membres et à chaque Etat de se commander un exercice de prospective appliquée, conduite par une équipe interdisciplinaire et internationale pour disposer d’un diagnostic pertinent permettant de voir clair et de réorganiser en conséquence, toute la gouvernance publique dans l’optique d’un pronostic axé durablement sur les résultats, maximisant ainsi les chances de la levée de déni, du doute et de l’ironie que les peuples collent présentement à la conduite de la politique de l’Emergence, qui elle-même, devrait être classée et oubliée, pour laisser sa place à la lutte permanente pour le développement des Nations dans la mesure où l’émergence n’est qu’un objectif intermédiaire. Le pronostic de cette étude indépendante, interdisciplinaire et multisectorielle validé au niveau national, devrait être coulé dans une Loi de programmation (budgétisée) du développement à court, moyen et long termes, de façon que chaque régime, arrivant au pouvoir soit obligé de travailler sur les mêmes bases et pour les mêmes objectifs.

Au plan méthodologique

Ce pari pour les savoirs dits locaux, traditionnels ou indigènes commande une nouvelle attitude : celle d’une refondation de notre imaginaire dans la mise en perspective, dans les différents corps de disciplines, de méthodologies nouvelles pouvant permettre d’évaluer, de tester, d’(in)valider, d’éprouver ces types de savoirs. Nous voyons donc à quel point les savoirs dits traditionnels sont marginalisés, appauvris, alors même qu’ils constituent encore, sur le terrain, le seul recours pour une grande majorité de la population; c’est le cas de certaines recettes de la pharmacopée traditionnelle qui, sitôt découvertes par l’enquête ethnobotanique, sont prises en compte par l’industrie pharmaceutique moderne et « brevetées » au profit des laboratoires du Nord. Ceci impose l’élargissement de la base sociale de la recherche et contraint l’anthropologie coloniale européo-centrée à reconnaître son caractère arbitraire et à liquider sa prétention à l’universalité. La mondialisation, dans sa forme actuelle hélas, véhicule cette rationalité bancale, hégémonique; d’où l’urgence d’une dé-mondialisation, mieux, d’une mondialisation plus équilibrée à même de favoriser partout, le sens du partage et de la coresponsabilité. La validation scientifique du traditionnel, rendue nécessaire par le décentrement heuristique et la distanciation critique, implique des réaménagements, des ajustements dont nous ne pouvons prévoir pour l’instant ni l’étendue, ni la portée. L’enjeu étant d’établir des nouvelles passerelles, en vue de refaire l’unité du savoir, ou plus précisément l’unité de l’homme, au nom de la « justice cognitive ». Ce défi exige que nous cherchions à savoir ce qui s’est passé en nous et autour de nous pour que tant de plans de sauvetage de notre continent échouent et meurent. Il nous oblige donc à démêler l’écheveau des mécanismes qui nous rendent si impuissants dans tous nos programmes de sortie de crise. Comprendre notre situation dans ses profondeurs est la première condition pour entrer avec sérieux dans la réflexion sur le concept d’émergence en Afrique. Cette compréhension est le préalable à la recherche des stratégies d’engagement dans le processus de transfiguration profonde de nos mentalités et de nos pratiques en vue de mesurer la portée de l’émergence aujourd’hui et ses enjeux pour l’avenir.

Pour ne pas conclure

Mission de nouvelles forces sociales

Les nouvelles tâches de la pensée en Afrique consisteraient à promouvoir cette philosophie de la réorientation de nos esprits et de nos pratiques sociales parmi nos populations. C’est un travail d’éducation et de formation humaine. Il devrait être organisé comme une tâche permanente pour l’émergence d’un autre imaginaire africain. Cette révolution de l’imaginaire sera le point archimédique, comme base pour bâtir une nouvelle société africaine. En tant qu’exigence d’une transformation profonde de nos mentalités et de nos pratiques sociales, cette révolution interpelle toutes les forces vives de nos pays : les forces spirituelles, morales et intellectuelles; les pouvoirs politiques, économiques et socioculturels; les organisations d’action publique, les groupements et mouvements des jeunes ainsi que les énergies les plus profondes et les plus fécondes de nos peuples. Sans une visée d’impact sur toutes ces puissances d’action, la réflexion que nous projetterons sur l’émergence du continent africain ne sera qu’un frontispice pompeux.

En somme, dans un domaine où l’enjeu scientifique se double en permanence d’enjeux politiques, et de surcroît dans les régions généralement les plus pauvres et les plus politiquement instables de la terre, les obstacles extérieurs à la connaissance s’avèrent plus préjudiciables que les obstacles intérieurs, ce que Bachelard désigne plus précisément sous l’expression d’« obstacles épistémologiques »[7]. Mais la démarche convenable, pour les surmonter, ne saurait consister à se résigner passivement à la vassalité, à la dépendance à l’égard des structures extérieures, fussent-elles les mieux intentionnées. Le domaine de la recherche ne s’accommode pas d’assistanat épistémologique. Et de fait, l’assistanat épistémologique ne peut engendrer qu’un artisanat scientifique qui finirait par déclasser notre science en faisant d’elle une simple pourvoyeuse de données. La « science ouverte » apporterait ici une contribution précieuse au moins sur deux fronts sensibles : le front de la cohésion interdisciplinaire et celui de l’option proversive, entretenue par des réductions imputables au pragmatisme.

Références

Anta Diop, Cheikh, Antériorité des civilisations nègres, mythe ou vérité historique?. Présence Africaine, 1967 (rééd. 1993).

Bachelard, Gaston, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938.

Bachelard, Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Alcan, 1934.

Boudieu, Pierre, J.C. Chamboredon, et J.-C. Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968.

Boukongou, Jean-Didier, (dir.), Émergence de l’Afrique, Presses de l’UCAC, Yaoundé, Mai 2015.

Brasseul, Jacques, Introduction à l’économie de développement, Paris, Armand Colin, 1989, Réed. 1993.

Delaporte, François, Histoire de la fièvre jaune (Présentation de Georges Canguilhem), Paris, Payot, 1989.

Descartes, René, Règles pour la direction de l’esprit (probablement rédigé en 1628. Première publication : 1701), trad. Georges Le Roi, in Œuvres et Lettres, Textes présentés par André Bridoux, Paris, Gallimard, 1937.

Ela, Jean-Marc, Repenser les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique, Livre II, L’Harmattan, 2007.

Menil, René, « La modernité maintenant », in « L’homme », Revue française d’Anthropologie. N° 145, Janvier-Mars 1998, éd Ecole des hautes études en sciences sociales, pp. 137-142).

Ngango, George, Les investissements d’origine extérieure en Afrique Noire francophone : statut et incidence sur le développement, Paris, Présence Africaine, 1973.

Ørskov, E. R, Reality in Rural Development aid, with emphasis on Livestock Aberdeen, Rowett Research Services, Ltd, 1993.

Sauvy, Alfred, Mondes en marche, Paris, Calman-Lévy, 1982.

Pour citer ce texte :

Touoyem, Pascal. 2016. « L’Afrique à l’ère de la science ouverte. Plaidoyer pour un Pacte africain de développement pour l’émergence par les traditions (PADETRA) ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun.

En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1


  1. Le 24e sommet de l'Union africaine (UA) s'est terminé le 31 janvier 2015 par l'adoption de l'Agenda 2063. La réalisation d’un tel objectif se heurte néanmoins à plusieurs défis. L'objectif de l'Agenda 2063 est de planifier et organiser la trajectoire de développement de l'Afrique sur une base endogène et appropriée pour les 50 prochaines années, tirant profit des leçons apprises au cours des 50 dernières années ainsi que de l’expérience des précédents plans continentaux de développement (plan d’action de Lagos, Traité d’Abuja, NEPAD), s'appuyant sur les progrès actuels et tirant parti des opportunités stratégiques qui s’offrent à l’Afrique.
  2. C’est l’idée que tout ce qui fonctionne en Occident, une fois transféré ailleurs, dégénère. Cette théorie justifie tacitement certaines pratiques de colonisation maintenue.
  3. Voir sur ce point les doutes suggérés par l’enquête épistémo-critique de François Delaporte au sujet de la « contestation de priorité » de la découverte du vecteur de la fièvre jaune, entre un chercheur du Sud (Cuba) et un chercheur du Nord (U.S.A.). In Histoire de la fièvre jaune (Présentation de Georges Canguilhem), Paris, Payot, 1989.
  4. Nous reprenons ici pour notre compte, le titre de l’ouvrage de Jean-Marc Ela, Livre II, L’Harmattan, 2007. Pour lui comme pour nous, l’Afrique doit veiller à construire une nouvelle cohérence. Dans ce but, des choix fondamentaux s’imposent au sujet de la nature de la science elle-même.
  5. Objet du colloque international tenu du 3 au 4 mars 2016 à Port-au-Prince, Haïti, et dont la professeure Florence Piron a si souverainement circonscrit le thème, portait sur « La science ouverte et le libre accès aux ressources scientifiques. Un outil collectif de développement durable », et s’articulait autour des thèmes suivants : « ouvrir la science à l’université pour en faire des outils de développement durable local : les enjeux », « injustices cognitives : obstacles à la production scientifique, invisibilité des savoirs, fermeture de la science et de l’université », « des initiatives originales pour ouvrir l’université et la recherche au bien commun », « le libre accès aux publications scientifiques dans les pays des Suds », « le numérique en contexte universitaire : un outil incontournable au service de la recherche », etc. 
  6. Cf. Florence Piron, Professeure à l’Université Laval (Canada), coordonnatrice de l’ambitieux Projet SOHA (Science ouverte en Haïti et en Afrique) et présidente de l’Association Science et bien commun; élucidation terminologique extraite des termes de référence du Colloque international tenu du 3 au 4 mars 2016 à Port-au-Prince, Haïti.
  7. Comme on le sait, à ce thème Bachelard a consacré un ouvrage entier : La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938.

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