Justice cognitive

1 Vers des universités africaines et haïtiennes au service du développement local durable : contribution de la science ouverte juste

Florence Piron, Thomas Hervé Mboa Nkoudou, Anderson Pierre, Marie Sophie Dibounje Madiba, Judicaël Alladatin, Hamissou Rhissa Achaffert, Assane Fall, Rency Inson Michel, Samir Hachani et Diéyi Diouf

Florence Piron est anthropologue et éthicienne, professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval où elle enseigne la pensée critique à travers des cours sur l’éthique, la démocratie et le vivre-ensemble. Présidente fondatrice de l’Association science et bien commun et de la boutique des sciences et des savoirs Accès savoirs de l’Université Laval, directrice des Éditions science et bien commun, elle s’intéresse aux liens entre la science, la société et la culture (l’éthique), à la fois comme chercheuse et comme militante pour une science plus ouverte, plus inclusive, socialement responsable et tournée vers le bien commun qu’elle interprète comme la lutte contre les injustices et la dégradation de l’environnement. Elle intervient oralement et par écrit dans une grande diversité de milieux, dans et hors du monde universitaire. Elle anime depuis janvier 2015 le projet SOHA (La science ouverte comme outil collectif de justice cognitive et de développement du pouvoir d’agir en Haïti et en Afrique francophone : vers une feuille de route).
Ce texte a été cosigné par Thomas Hervé Mboa Nkoudou (Cameroun), Anderson Pierre (Haïti), Marie Sophie Dibounje Madiba (Cameroun), Judicaël Alladatin (Bénin), Hamissou Rhissa Achaffert (Niger), Assane Fall (Sénégal), Rency Inson Michel (Haïti), Samir Hachani (Algérie) et Diéyi Diouf (Sénégal).

Introduction

Dans un diagnostic dévastateur, Eric Fredua-Kwarteng (2015) explique ainsi le fossé entre les universités africaines et les enjeux de développement local : « Depuis des décennies, les universités africaines, notamment publiques, ont joué un rôle important dans le développement des ressources humaines pour les bureaucraties étatiques, les ministères, les services, les agences, le secteur de l’éducation et les professionnels comme les avocats, les banquiers, les juges, les ingénieurs, les médecins, les comptables et les gestionnaires. Néanmoins, ces mêmes universités n’ont quasiment pas réussi à produire des personnes capables de résoudre les problèmes de développement qui accablent le continent. En fait, les diplômés ont eu tendance à maintenir le statu quo plutôt qu’à transformer les organisations étatiques qui les emploient. Ils sont imbus de leur mérite, d’un sentiment colonial de ce qui leur est dû, ils n’ont pas de compétences tournées vers la résolution de problèmes et ont un faible niveau de productivité au travail ». En d’autres mots, les universités africaines post-coloniales sont considérées par les gouvernements africains comme une machinerie destinée à produire et reproduire l’élite du pays et son ordre social et non comme des lieux où de nouvelles idées et de nouveaux savoirs peuvent être créés pour aider à résoudre les problèmes les plus urgents des populations.

Cette orientation explique probablement pourquoi la recherche scientifique est si peu financée dans les pays d’Afrique francophone. Pendant les trois décennies qui ont suivi les indépendances (1960-1990), l’Afrique a connu une explosion du nombre de chercheurs, le taux de croissance s’établissant à 9 % par année, soit davantage que dans les pays du Nord (Gaillard et Waast 1988). Par contre, le niveau d’investissement dans la recherche-développement est très faible, constituant en 2008 à peine 0,34 % du PIB de la zone CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), alors que celui des pays émergents est à plus de 1 % (CAMES, 2013). Malgré donc le nombre respectable de chercheurs et chercheuses, les travaux de recherche réalisés ne répondent que partiellement aux exigences du contexte et ne sont guère à la mesure de l’angoisse que ressentent les États d’Afrique francophone victimes d’une marginalisation croissante au sein du système économique mondial.

Récemment encore, le ministre sénégalais de l’enseignement supérieur et de la recherche Mary Teuw Niane (Agence de presse sénégalaise, 2016) s’est lamenté de l’absence de toute politique scientifique en Afrique francophone et de tout investissement des États dans ce domaine, comme si les dirigeants africains ne comprenaient pas le potentiel de développement de la science, pourtant bien connu et claironné dans les pays du Nord. Une recherche scientifique africaine mieux financée pourrait-elle faire la différence? En particulier, la science ouverte et collaborative, incluant le mouvement du libre accès aux publications scientifiques et les sciences participatives, pourrait-elle contribuer à transformer les universités africaines pour en faire des outils de développement?

Notre projet de recherche-action sur la science ouverte en Afrique francophone et en Haïti (SOHA) nous a permis de développer une réponse originale à cette question, que nous présentons ici en quatre temps. « Nous », c’est un vaste groupe de chercheurs, chercheuses, étudiants et étudiantes de tous les cycles et d’une quinzaine de pays qui réfléchissons à ces enjeux depuis près de 18 mois dans différents forums et notamment des groupes de discussion sur Facebook, un média numérique très accessible en Haïti et en Afrique francophone.

La première partie de ce texte propose une réflexion critique sur le développement, la science, l’épistémologie et l’économie de la connaissance en vigueur dans les pays du Nord, afin de mettre au jour certains enjeux fondamentaux. Puis nous présentons différentes formes possibles d’ouverture de la science. Ensuite, nous explorons le contexte des universités d’Afrique francophone et d’Haïti du point de vue des « mondes vécus » des étudiantes et étudiants qui sont en train d’y être formés à la recherche scientifique de manière à y mettre en lumière neuf injustices cognitives qui nuisent à leur capacité de produire des savoirs pertinents pour le développement local durable. Ce travail de contextualisation nous permet de terminer en proposant une vision de la science ouverte qui nous paraît capable de contribuer à transformer les universités africaines et haïtiennes en faveur du type de développement que nous privilégions.

Quelle épistémologie pour quel développement?

Le concept de « développement » suscite depuis longtemps de nombreuses critiques, en particulier la dimension occidentalo-centriste et impérialiste de cette vision de l’avenir des pays des Suds (Latouche, 2001). L’hégémonie actuelle du néolibéralisme et de la pensée managériale dans les pays du Nord encourage l’obsession du développement économique chez les grands organismes internationaux et leurs experts. Pourtant, son échec patent est prouvé continuellement par les inégalités mondiales effroyables qui perdurent entre les pays du Nord et ceux des Suds, notamment l’Afrique francophone et Haïti.

L’idée de post-développement théorisée par l’anthropologue Arturo Escobar (Escobar, 2000 et 2007; Ziai, 2007) propose une autre interprétation de la fracture entre le Nord et les Suds. Au lieu de la voir comme le signe d’un retard des pays des Suds par rapport à une norme prétendument universelle incarnée par le Nord, elle en fait le signe de la difficulté de certains pays ou communautés des Suds à se développer selon leurs propres priorités, normes et valeurs, dans leur langue et de manière respectueuse de leur milieu de vie. Cet autre type de « développement », qu’on peut appeler le développement local ou communautaire, a l’immense intérêt à nos yeux d’inclure comme allant de soi la nécessité de développer le pouvoir d’agir (ou empowerment) des populations dans leur territoire ou milieu de vie. De ce point de vue, nous interprétons la fracture entre le Nord et les Suds comme une injustice entre des pays (au Nord) qui ont pu évoluer selon leurs valeurs et leurs priorités, donc se développer localement, et des pays qui n’y réussissent pas (dans les Suds), notamment parce que les normes des pays plus puissants restent dominantes et colonisent le futur des autres en exploitant leurs ressources naturelles, humaines et matérielles.

Dans le contexte actuel du réchauffement climatique qui touche la planète entière, le développement local ne peut pas être isolé du reste du monde. Il doit s’inscrire dans le combat mondial pour la préservation de l’environnement et des ressources naturelles nécessaires à la vie sur Terre et dans la recherche d’une option alternative à l’apologie néolibérale de la croissance qui nuit à l’environnement. Nous ajoutons l’adjectif « durable » pour désigner cette vision du développement local à laquelle nous adhérons.

La critique de l’impérialisme inhérent au concept dominant de développement basé sur la croissance économique ne fait pas que montrer qu’il s’agit d’un outil d’exploitation et d’oppression des pays des Suds. Elle porte aussi sur la conviction de ses promoteurs que ce modèle de développement doit s’appliquer partout de la même façon, car il serait le seul possible et même le seul pensable. Autrement dit, le « singulier » du développement dans la théorie dominante efface toutes possibilités de pluriel, c’est-à-dire de pluralité des formes et types de développement. Pourtant cette pluralité est essentielle à l’idée de développement local durable : les modèles de développement varient selon les contextes et enjeux locaux.

Le discours « unitaire » du développement est bien évidemment le fruit de la modernité (Sarr, 2016). Or la modernité se définit aussi par son effort pour faire advenir une épistémologie centrée sur la quête de « la » vérité incarnée dans le projet scientifique (Foucault, 2001) Le singulier de cette vérité dotée d’un article défini (« la ») instaure ce que Foucault appelle un régime de vérité (Foucault et Gordon 1980) construit sur l’exclusion ou la moindre valeur accordée à d’autres vérités, d’autres savoirs qui pourraient prétendre dire ce qu’est le monde et ce qu’il sera : des savoirs théoriques et empiriques produits dans les universités périphériques et critiques de l’ethnocentrisme de la science du Nord, des savoirs traditionnels, endogènes, des savoirs sacrés transmis de manière secrète lors de rituels, des savoirs propres à des pratiques, des genres ou des âges de la vie (savoirs de femmes, savoirs de vieux, savoirs d’hommes, etc.), mais aussi des savoirs politiques (savoirs de l’oppression, mémoire sociale, mémoire collective), expérientiels (subjectifs) ou à cheval sur la frontière « normale » entre art et science, culture et science. Nous regroupons tous ces savoirs sous l’étiquette de « savoirs locaux » pour indiquer qu’ils sont liés à des expériences humaines localisées dans des contextes et qu’ils n’ont pas la visée de généralisation ou de décontextualisation qui marque le savoir de type scientifique. Notre position épistémologique est qu’ils n’en sont pas moins des savoirs qui permettent à des multitudes d’acteurs sociaux d’interpréter le monde et d’y agir.

Dans le champ scientifique, le singulier a continué de dominer[1], donnant naissance à l’idée de « scientificité », c’est-à-dire à un ensemble de conditions matérielles et de critères cognitifs qui permettent d’évaluer si tel ou tel savoir peut ou non être considéré comme scientifique et entrer officiellement dans le réservoir de connaissances que constitue « la science » : une dimension généralisable des connaissances produites, la publication de ce savoir dans une revue spécialisée « reconnue » après une évaluation par les pairs, l’utilisation de méthodes de recherche « reconnues », le grade de doctorat et l’obtention d’un poste universitaire pour son auteur, le choix d’une revue anglophone à haut facteur d’impact, etc. L’identité « données probantes » s’inscrit dans cet univers sémantique.

Nous appelons « positiviste » cette posture épistémologique unitaire qui non seulement exclut la pluralité des savoirs humains de son champ, mais impose comme la seule possible une manière spécifique de faire de la science : en se soumettant au cadre normatif positiviste et à sa définition de la scientificité. Depuis 50 ans, les critiques constructiviste, anarchiste, féministe et postcoloniale de la science (Berger et Luckmann 1967; Feyerabend, 2010; Harding, 2004; Harding, 2011; Thiong’o, 2011) ont montré que cette science généralisante était elle-même un savoir local, ancré dans une histoire, des institutions, des intérêts, des valeurs associés à la modernité et à la colonisation, bien que prétendant être la seule vérité. Ce savoir ancré dans l’histoire de l’Occident est doté de caractéristiques qui le rendent particulièrement puissant : son pouvoir de véridiction, de dire le vrai et ainsi d’imposer une vérité (Foucault, 2001), sa capacité de réfléchir à la façon dont il est constitué (la méthodologie), diffusé (la publication) et contesté (la critique) et sa capacité de synthétiser et d’intégrer une énorme quantité de savoirs variés dans le mouvement même de création de connaissances (recension des écrits, synthèse de littérature). Notre posture critique ne nous conduit pas du tout à rejeter la science, mais bien plutôt sa prétention d’être la seule manière de connaître et sa fermeture aux autres savoirs. Nous appelons à une transformation radicale de cette prétention.

En somme, la critique du développement conduit à une nécessaire critique épistémologique, celle de l’incapacité de la science du Nord, héritière de la modernité, de se penser au pluriel, de s’ouvrir à une pluralité de savoirs et d’épistémologies (pluriel scandaleux!), notamment issues des pays des Suds. Sauf dans certaines pratiques des sciences sociales, la tutelle de l’épistémologie positiviste qui règne actuellement dans le réseau mondial des universités disqualifie d’emblée les thèmes de recherche locaux ou exprimant un intérêt pour des enjeux locaux, car ils seraient trop « engagés » ou pas assez généralisables.

Ajoutons une autre dimension : l’argent. Cette science dominante à prétention mondiale, publiée principalement par un groupe d’éditeurs scientifiques anglophones à but lucratif (Larivière, Haustein, et Mongeon, 2015), se développe en s’appuyant sur les politiques scientifiques néolibérales de l’économie de la connaissance (OCDE 1996). Ce qu’on appelle en général les « politiques ou stratégies de recherche et d’innovation » considèrent la science comme un instrument de croissance économique et de prospérité qui doit, en échange de son financement, générer des innovations commercialisables (Piron, 2011). Ces politiques financent donc la recherche scientifique nationale pour en faire un atout économique et une source d’innovations profitables à l’emploi industriel en premier lieu. Le nombre de publications par université et par pays devient un indicateur de santé économique, surtout dans certaines disciplines, au point que les scientifiques vivent une très forte pression à publier à tout prix, même si c’est n’importe quoi, au risque de dérapages malhonnêtes (Edwards et Roy, 2016). Cette ambiance amène les dirigeants d’universités dans le Nord à se considérer comme des chefs d’entreprise, d’où les salaires démesurés qu’ils obtiennent et les pratiques managériales qu’ils introduisent pour rendre les universités plus efficaces et productives. Cette évolution des universités se fait au détriment, selon plusieurs observateurs, de leur mission d’enseignement et de formation de futurs citoyens (Nussbaum, 2012; Martin et Ouellet, 2013). Il est intéressant de noter que ces politiques de recherche et d’innovation considèrent les éditeurs scientifiques comme une industrie lucrative et continuent de les encourager à prospérer, par exemple en finançant les frais qu’ils demandent parfois aux auteurs, même si c’est sur le dos du travail accompli par des scientifiques financés par des fonds publics.

Étrangement, les universités d’Afrique francophone ne semblent pas officiellement contester ce paradigme puisque, par exemple, la capacité de publier dans des revues à facteur d’impact, en majorité anglophones, est utilisée comme critère de promotion dans l’évaluation des carrières professorales (CAMES, 2016). C’est comme si la colonisation des esprits (Thiong’o, 2011; Dehoorne et Theng, 2012) s’accompagnait maintenant d’une colonisation des pratiques universitaires de publication et d’évaluation qui impose l’épistémologie positiviste. Pourtant, le financement de l’économie du savoir est inexistant dans ces pays… Pourquoi les universités des Suds s’efforcent-elles de joindre cette science mondiale dont elles sont de fait exclues pour des raisons financières et qui méprisent ou ignorent les savoirs locaux qu’elles produisent, c’est-à-dire ceux qui revendiquent une pertinence locale avant tout?

Ce rapide tableau montre donc les liens entre l’épistémologie positiviste, l’économie du savoir, la transformation du rôle des universités dans les pays du Nord et la perpétuation du modèle de développement basé sur la croissance économique, ainsi que l’hégémonie de ce modèle qui, se définissant comme héritage de la modernité, prétend être le seul modèle possible de science au service du développement, au Nord comme au Sud. Le bulletin University World News est le parfait véhicule de ces idées.

La question que nous posions au début du texte devient alors la suivante : est-il possible de faire des universités africaines et haïtiennes non seulement des lieux de formation des élites, non seulement des sources d’innovation et de développement économique, mais aussi et surtout des pôles de développement local durable, respectueux des priorités définies par les populations locales et du combat commun pour un monde habitable par tous? Pouvons-nous imaginer, au-delà du paradigme positiviste et productiviste, une recherche scientifique générant un véritable commun de connaissances au service du bien commun local? La science ouverte et collaborative pourrait-elle être un outil de cette transformation sociale?

Les différentes ouvertures possibles de la science

En raison de notre engagement politique et éthique en faveur du développement local durable pour Haïti et l’Afrique francophone, nous avons cherché à nous dégager de la posture positiviste qui ignore la pluralité des savoirs et des contextes et qui se fait plutôt l’avocate d’une indifférence aux contextes et aux enjeux locaux, jugés menaçants pour la visée de généralisation. Au contraire, notre conception de la science ouverte invite ceux et celles qui la pratiquent à sortir du « laboratoire confiné » pour faire de la recherche « de plein air » (Callon, Lascoumes, et Barthe, 2001) et travailler avec les acteurs sociaux non universitaires, que ce soit dans des projets de recherche-action, de recherche partenariale, de recherche appliquée ou de recherche industrielle. Autrement dit, refusant la tour d’ivoire, les praticiens et praticiennes de la science ouverte acceptent d’être mêlés à la vie de leur cité.

Dans une université, la science ouverte invite à mettre en place non seulement des bureaux de collaboration avec le milieu entrepreneurial, mais aussi des dispositifs comme celui d’une boutique des sciences et des savoirs qui met en relation des organismes de la société civile avec des étudiants et étudiantes et des enseignants et enseignantes pour réaliser des projets de recherche ou des projets pratiques en commun (voir le chapitre 21). Une université qui met en place une boutique des sciences et des savoirs renforce la mission et les capacités de la société civile dans sa région et éveille les étudiants et étudiantes à ce secteur d’activité et à l’engagement citoyen (Piron, 2009; Leydesdorff et Ward, 2005; DeBok et Steinhaus, 2008; Mulder et DeBok, 2006). La pratique de la science ouverte amène donc une université à valoriser une conception du développement qui fait la part belle aux enjeux locaux et à la participation active de la société civile locale pour définir les priorités collectives. Notons que ce choix oblige aussi une transformation pédagogique vers des projets pratiques qui ne peut que bénéficier au développement des capacités des étudiants et étudiantes et à leur implication dans les enjeux locaux (Piron, 2016).

Pour nous, faire de la recherche avec des objectifs financiers est possible et pensable, tout comme faire de la recherche avec des objectifs politiques ou engagés. Ce sont les valeurs et le contexte de travail des scientifiques qui les amènent à prioriser telle ou telle forme d’implication des enjeux de leur communauté dans leur travail. La neutralité exigée des scientifiques dans l’épistémologie positiviste apparaît hypocrite, de l’ordre du déni (Salomon, 2006).

Le rejet du positivisme nous a conduit à une profonde remise en question de la conception de l’universalisme propre à la science contemporain et à son régime de production des savoirs (Pestre, 2003). Au lieu de le définir comme une condition de validité d’un énoncé qui doit pouvoir être vrai partout et en tout temps, en somme qui en fait l’équivalent d’une décontextualisation, nous proposons de le redéfinir de manière inclusive comme une ouverture à la pluralité des savoirs et des points de vue (des femmes, des jeunes, des minorités et bien sûr des Suds) (Harding, 2004). Cette pluralité redéfinit à son tour l’objectivité comme étant en fait l’intersubjectivité, c’est-à-dire le croisement des subjectivités, des voix et des savoirs. Nous définissons donc un savoir comme une interprétation localisée de la réalité, ancrée dans un contexte. Pour nous, la pluralité des personnes, des savoirs et des points de vue dans le travail scientifique est accueillie comme une chance de le rendre plus pertinent et plus « vrai », même s’il est alors possible qu’il soit pertinent à certains moments et dans certains lieux, mais pas ailleurs ni plus tard ou plus tôt.

L’universalisme inclusif liée à cette forme d’ouverture de la science demande à ce que la pensée scientifique soit capable de passer d’un point de vue à l’autre sur le réel, d’un contexte à l’autre, et qu’elle construise ses savoirs à partir du croisement de ces points de vue plutôt qu’en les ignorant au profit d’un point de vue de surplomb, hors de tout point de vue. Cet universalisme appelle alors, chez les scientifiques qui le pratiquent, une autre qualité complètement évacuée par l’épistémologie positiviste de la neutralité : la sensibilité au contexte et à la différence et, la capacité d’imaginer un point de vue autre que le sien et même le refus de l’indifférence à l’autre imposé par l’injonction de neutralité axiologique propre au positivisme (Piron, 2000).

Au contraire, cette forme de science ouverte exige une ouverture à l’Autre, à sa langue, à sa culture, aux particularités de son contexte de vie, à sa détresse, à sa façon d’expérimenter l’oppression ou la colonisation et aux savoirs qu’il ou elle construit à ce sujet.

En fait, dès les débuts du projet SOHA, nous avons fait expérimenté cette forme d’ouverture en choisissant d’aborder les liens entre la science et le développement local durable en Afrique francophone et en Haïti non pas d’un point de vue « neutre » en surplomb, mais à partir d’un faisceau de points de vue situés dans des contextes réels : principalement celui des étudiants et étudiantes inscrits dans différentes universités publiques d’Afrique francophone et d’Haïti. Tout le travail du projet SOHA a été orienté vers la compréhension de leur point de vue, notamment de leurs difficultés et de leurs aspirations, et la reconnaissance de leurs savoirs sur leur université, leur pays, leur culture et les enjeux de leur développement local durable. Cette démarche a pris de multiples formes : leur proposer un questionnaire d’enquête pour recueillir leur point de vue sur leur université et leur formation à la recherche, les inviter à écrire des billets de blog, mener des conversations de groupe infinies sur Messenger ou Whatsapp (là où ils sont), animer des groupes Facebook, proposer du travail d’écriture en commun et organiser des séminaires et colloques en Haïti, au Burkina Faso, au Sénégal et au Cameroun incluant de grandes périodes de prise de parole. Le projet SOHA, tout en leur faisant découvrir le libre accès et d’autres pratiques de science ouverte issues du Nord, leur a en fait surtout montré une manière respectueuse et chaleureuse d’accueillir leur voix et leurs savoirs locaux dans un projet de recherche scientifique ayant choisi une épistémologie non positiviste, ouverte à la pluralité des savoirs et des points de vue, autour de l’exploration conjointe d’une question brûlante : comment pourraient-ils et elles mieux contribuer au développement local durable de leur pays? Comment acquérir un pouvoir d’agir leur permettant de créer des savoirs localement pertinents malgré les infinies difficultés de leur vie quotidienne?

Au fil de ce travail collectif d’exploration des mondes vécus des étudiants et étudiantes d’Haïti et d’Afrique francophone, la science ouverte et collaborative que nous pratiquons s’est mise à ressembler à ce que (Connell, 2015) appelle une « épistémologie de solidarité » fondée moins sur la construction de théories généralisables que sur le penser-ensemble de personnes riches de leurs savoirs et de leurs expériences qui décident de les partager pour mieux comprendre et se comprendre et qui prennent ainsi confiance en elles et en autrui. Voici ce qu’un étudiant a écrit : « Avec SOHA, j’ai appris à oser et du coup j’ai découvert du talent qui dormait en moi. ». Son ami écrit : « Avec la science ouverte, je me découvre ».

La visée de cet empowerment est devenue tellement indissociable à la fois de notre objet d’étude (l’expérience en recherche des étudiants et étudiantes d’Afrique et d’Haïti) et de notre manière de travailler que nous avons donné une nouvelle signification à un concept destiné au départ à qualifier l’aspiration à la reconnaissance active de la pluralité des savoirs en science formulée par Shiv Visvanathan (2009) : la justice cognitive. Nous la définissons désormais comme un idéal épistémologique, éthique et politique visant l’éclosion de savoirs socialement pertinents partout sur la planète et non pas seulement dans les pays du Nord, au sein d’une science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs.

De ce point de vue, nous considérons les difficultés vécues par les universitaires africains et haïtiens à pratiquer la recherche et à la publier comme des injustices cognitives, car elles diminuent leur capacité de déployer le plein potentiel de leurs talents intellectuels, de leurs savoirs et de leur capacité de recherche scientifique pour les mettre au service du développement local durable de leur ville, de leur région, de leur pays. Nous pensons – et cherchons à confirmer – que notre conception de la science ouverte, qui va bien au-delà du libre accès aux publications scientifiques ou même de la participation de non-scientifiques à des projets de recherche, peut au contraire aider les scientifiques des Suds, notamment les étudiants et étudiantes non encore complètement sous la tutelle positiviste ou ceux et celles qui la contestent, à déployer leur potentiel de création de savoir au service du développement local durable. Pour le montrer, nous présentons ci-dessous un tableau de neuf injustices cognitives vécues par ces étudiants et étudiantes, avec quelques indications sur la façon dont la science ouverte juste peut y réagir. L’injustice liée au genre est transversale à toutes celles présentées ici, les rendant plus aiguës encore pour les femmes.

Injustices cognitives en Haïti et en Afrique francophone

Les injustices identifiées[2] sont exposées ici de manière synthétique, sans lien avec les données et témoignages recueillis qui seront présentés dans une autre publication en 2017.

Injustice cognitive 1 : Les infrastructures et les politiques de recherche sont inexistantes en Afrique et en Haïti.

Les universités (publiques) africaines et haïtiennes n’ont que très rarement les ressources financières, administratives et informationnelles nécessaires pour développer un système viable de recherche scientifique comprenant laboratoires, bibliothèques équipées, web universel, centres de recherche, organismes subventionnaires, revues scientifiques, etc. Notre enquête nous montre plutôt des difficultés administratives infinies pour les jeunes scientifiques, l’absence de politique scientifique à l’échelle du pays, des salaires minimes pour les enseignants, une dépendance à l’endroit des pays du Nord pour les subventions de recherche. Les cloisonnements disciplinaires et les rivalités entre facultés et entre mandarins n’aident pas à créer un contexte de travail favorable à la recherche. Comment produire de la connaissance dans ces conditions, si ce n’est au prix de nombreux sacrifices personnels? Seule une véritable volonté politique dans chaque pays pourra renverser cette situation.

Injustice cognitive 2 : L’accès aux publications scientifiques est souvent fermé.

Alors qu’ils constituent la source principale de références en recherche scientifique, une grande partie des articles scientifiques sur le web ne sont pas accessibles à leurs lecteurs potentiels. Ce phénomène passe inaperçu aux yeux de ceux et celles qui sont affiliés à une université dont la bibliothèque a les moyens de s’abonner aux revues scientifiques qui publient ces articles, notamment dans les pays du Nord : ils se connectent à leur bibliothèque et peuvent lire directement ou télécharger les articles qu’ils souhaitent. En revanche, les personnes qui ne sont pas affiliées à une université ou dont l’université est trop pauvre pour s’abonner à ces revues n’y ont accès qu’à la condition de payer une certaine somme avec une carte de crédit. Or, en Haïti ou en Afrique, très rares sont les personnes qui ont une carte de crédit, surtout parmi les étudiants et étudiantes. Ces personnes sont donc privées de l’accès à des ressources scientifiques qui sont pourtant nécessaires à la qualité de leurs travaux de recherche.

Le mouvement du libre accès aux publications scientifiques propose une réponse à cette injustice. Il incite les scientifiques du Nord et des Suds à publier dans des revues en libre accès ou à archiver une copie numérique de leurs textes dans un dépôt numérique institutionnel de manière à les rendre accessibles gratuitement dans tous les pays du monde sur le web. Malgré la résistance des éditeurs scientifiques commerciaux à but lucratif (Elsevier, Springer, DeBoeck, etc.) et un certain conservatisme chez les scientifiques, le mouvement vers le libre accès semble irréversible, comme en témoignent la récente politique des organismes subventionnaires canadiens ou celle de l’Union européenne (Piron et Lasou, 2014).

Pour ce qui est de l’archivage web des mémoires et des thèses, réservoir immense de connaissances précieuses rarement publiées, de grands progrès ont été faits dans les pays du Nord qui les intègrent en général dans leur politique de libre accès. La sensibilisation commence dans les pays des Suds, mais pourrait aller beaucoup plus vite pour rendre universellement accessibles les mémoires, thèses et travaux de recherche des professeurs qui tendent à dormir sur des tablettes en format papier plutôt que d’être disponibles à tous sur le web. Soulignons ici le Sénégal qui a rapatrié en 2016 400 thèses et mémoires soutenus en France par des chercheurs sénégalais (Sylla, 2016).

Injustice cognitive 3 : La littératie numérique et l’accès au web sont rares.

Notre projet de recherche a clairement confirmé aussi bien la difficulté de l’accès au web pour les universitaires d’Afrique francophone et d’Haïti que la faible littératie numérique d’un grand nombre d’entre eux.

La littératie numérique désigne la capacité d’exploiter de manière optimale les possibilités d’un ordinateur et du web. Par exemple, certains n’ont touché à un ordinateur qu’à leur première année d’université, d’autres n’ont pas d’adresse électronique ou utilisent l’ordinateur comme une machine à écrire. Ils n’ont bien souvent aucune idée des ressources scientifiques et éducatives libres qui sont déjà disponibles sur le web, alors que les universités du Nord y initient leurs étudiants, étudiantes, professeures et professeurs.

Les causes de ces difficultés d’accès au web et de cette faible littératie numérique ne sont pas simplement le manque de ressources financières des universités ou des pays. Il s’agit du résultat de choix politiques, l’accès au web n’étant pas une priorité pour nombre d’universités d’Afrique et Haïti. Pourtant, offrir un accès universel au web sur les campus des universités africaines et haïtiennes serait un geste très efficace pour contrer cette faible littératie numérique et permettre aux universitaires de s’approprier les compétences numériques indispensables à la diffusion de l’information scientifique et technique dans le monde actuel. Avec un tel accès, les universitaires pourraient utiliser au mieux les ressources du web scientifique libre et améliorer la qualité de l’enseignement et de la recherche. Ils seraient aussi moins tentés par « l’exode des cerveaux » s’ils trouvaient dans leur pays le même accès à la vie scientifique internationale que dans les pays du Nord.

Injustice cognitive 4 : Les savoirs locaux sont exclus ou méprisés.

Dans le cadre normatif positiviste qui domine la science actuelle, les savoirs locaux, oraux, pratiques, expérientiels et contextuels sont considérés comme des non-savoirs qui doivent être soit ignorés, soit retraduits en termes scientifiques par des experts. Les étudiants et étudiantes ont exprimé une grande souffrance à l’idée de devoir mépriser ou ignorer, pour entrer dans « la science », les savoirs que leur famille, leur culture leur avaient appris à respecter et valoriser. La moindre mention de la valeur intrinsèque de tous les savoirs a suscité de grande joie et un attachement solide au projet SOHA (Achaffert, 2015; Mboa Nkoudou, 2015; Pierre, 2016).

Injustice cognitive 5 : Le mur entre la science et la société est une muraille.

Au nom de l’idéal positiviste de la neutralité de la science, mais aussi par peur d’une ingérence externe dans la science qui la rendrait « impure » et moins scientifique, les scientifiques de tous les pays sont formés à se méfier de tout de ce qui est politique et à refuser d’ouvrir la science et les processus de recherche aux non-scientifiques, qu’il s’agisse de l’industrie, du pouvoir politique ou de la société civile. Hélas, cette position génère une science en vase clos, coupée de la société et privée de l’appui des citoyens qui ne comprennent pas à quoi elle sert. Cette position nuit aussi à la volonté politique éventuelle de faire de la science et de l’université des outils de développement local durable. Pourtant, de nombreux scientifiques d’Haïti et d’Afrique francophone ont comme principale motivation d’améliorer la situation de leur pays.

Heureusement, les initiatives de recherche ouverte aux acteurs locaux se multiplient, comme la recherche-action, la citizen science, les sciences participatives et collaboratives, la recherche partenariale et, en particulier, les boutiques des sciences et des savoirs qui mettent en lien étudiants, étudiantes et société civile (Joseph, 2016). En Afrique francophone et en Haïti, ce type de pédagogie impliquée dans l’action et hors les murs de l’université est une nouveauté radicale dans un contexte où l’enseignement magistral est roi.

Injustice cognitive 6 : Le système occidental de la recherche est fermé.

Le système de publication occidental dominé par les revues anglo-saxonnes est très exigeant pour les chercheurs et chercheuses du Nord qui souhaitent publier. Loin d’encourager la diversité et la qualité des savoirs, il est basé sur la compétition entre chercheurs qui doivent « publier ou périr » et sur la lutte pour des places rares. C’est l’évaluation par les pairs qui vise à éliminer les articles qui ne correspondent pas aux critères d’excellence fixés par des revues de plus en plus homogènes. Il est d’autant plus difficile aux chercheurs et chercheuses francophones des Suds de percer ce système. Pourtant, la publication dans ces revues d’élite est un critère de promotion dans les universités d’Afrique francophone!

La solution à ce problème est double : d’une part, les débats vigoureux qui agitent la science anglo-saxonne déboucheront peut-être bientôt sur une remise en question de ce système. D’autre part, nous travaillons actuellement au projet du Grenier des savoirs, un système de publication scientifique en libre accès pour et par des chercheurs et chercheuses d’Afrique et d’Haïti.

Injustice cognitive 7 : La langue de la science est coloniale.

La domination des éditeurs commerciaux anglo-saxons sur les publications scientifiques et leur mainmise sur les bases de données à partir desquelles est calculé le facteur d’impact de leurs revues renforcent l’hégémonie de la langue anglaise sur la science des pays du Nord qui se prétend pourtant universelle. Pour les scientifiques d’Afrique francophone et d’Haïti, pays dont la langue coloniale a été le français, l’anglais pose un défi de lecture qui ne fait que s’amplifier dans les situations d’écriture en vue de publier. Comme ces universitaires en situation postcoloniale parlent au moins une langue nationale (leur langue maternelle) en plus du français, l’anglais devient leur troisième ou quatrième langue. Comment travailler, penser et produire de la connaissance au meilleur de nos capacités quand on doit utiliser une langue qu’on maîtrise peu?

Par équité sur le plan de la langue, les publications scientifiques pourraient davantage s’ouvrir au plurilinguisme. Sans renoncer à l’anglais ou au français comme langue de contact, les revues pourraient encourager leurs auteurs et auteures à écrire dans la langue dans laquelle ils et elles pensent. Elles devraient publier conjointement le texte original et ses traductions dans différentes langues. C’est ce que nous souhaitons faire avec notre maison d’édition, les Éditions science et bien commun.

Injustice cognitive 8 : La pédagogie de l’humiliation sévit encore.

Nous avons recueilli de nombreux témoignages d’une triste pédagogie qui est reproduite dans le milieu universitaire notamment aux niveaux master et doctorat : la « pédagogie de l’humiliation » qui est pratiquée par plusieurs professeurs transformant leur droit d’aînesse en droit de détruire ceux qui pourraient les remplacer ou les dépasser. Humiliation publique en classe, refus de lire les travaux, évaluations très sévères, soutenance de thèse reportée de mois en mois, critiques destructives : la souffrance ainsi générée ne peut que bloquer le potentiel des futurs scientifiques de ces pays.

Nommer cette pédagogie, sensibiliser les enseignant sur les avantages de méthode alternative visant à rééquilibrer les interactions enseignant-étudiant, comme dans les classes inversées, encourager les doctorants et doctorantes à la refuser ou à y résister et surtout montrer qu’une autre pédagogie axée sur l’empowerment est possible, voici ce qu’il est possible de faire.

Injustice cognitive 9 : L’aliénation épistémique est profonde.

Les recherches postcoloniales, notamment les travaux de Frantz Fanon (2002), ont montré que la colonisation des esprits a accompagné celle des corps et de la terre. Quijano (2000), Thiong’o (2011) et d’autres proposent de décoloniser la pensée et les savoirs des Suds en critiquant les prétentions universalistes de la modernité et en montrant son ancrage très localisé en Europe. Sur le plan scientifique, le projet de cette décolonialité correspond à la déconstruction du positivisme et de son hégémonie sur la science contemporaine, ainsi qu’à la mise en valeur des épistémologies ou manières de connaître propres aux pays des Suds.
L’ensemble de ces injustices cognitives a pour effet que les scientifiques d’Afrique francophone et d’Haïti doivent penser et chercher sans avoir les moyens pour le faire, dans une langue qui n’est pas la leur et dans une épistémologie qui leur a été léguée par la colonisation et qui les conduit à dévaloriser les savoirs et les manières de connaître locales.

Une réponse à ces injustices consiste à favoriser l’empowerment de ces scientifiques, c’est-à-dire le développement de leur pouvoir d’agir et de construire des savoirs localement pertinents et utiles. Dans la partie suivante, nous explorons ce qu’une telle contextualisation signifie pour une pratique de science ouverte, le libre accès aux ressources scientifiques.

Libre accès et développement du pouvoir d’agir[3]

Le mouvement du libre accès aux publications scientifiques, né dans les universités du Nord dans les années 1990, n’est pas dénué d’ambiguïtés, notamment quant à ses finalités. Il est possible d’en identifier plusieurs au sein des différents argumentaires utilisés par ses leaders.

Tout d’abord, le libre accès peut avoir comme finalité l’accélération de la productivité scientifique et l’augmentation de la qualité des publications. Par exemple, Eysenbach (2006), constatant que le libre accès maximise le nombre de citations d’un article, en conclut que « OA is likely to benefit science by accelerating dissemination and uptake of research findings ». En effet, le libre accès aux publications et aux données scientifiques facilite et accélère la circulation des résultats de recherche et des protocoles, ce qui peut éviter les redondances et les réplications inutiles, etc. Inutile de dire que cette finalité est parfaitement à sa place au sein du cadre normatif dominant de la science positiviste.

Une autre finalité possible est principalement économique : « Open Access to science and data = cash and economic bonanza », indique Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne (Kroes, 2013). Pourquoi? Parce qu’il facilite l’innovation en faisant mieux circuler l’information et permet de partager les risques. Dans ce cas, la science ouverte est une stratégie inscrite au cœur de l’économie de la connaissance, dans sa variante Open innovation (Backer 2008). Les réseaux des laboratoires vivants et de fablabs réussissent à combiner innovation ouverte et incubateurs d’entreprise à but lucratif.

Finalement, on peut identifier une troisième finalité officielle du libre accès : la démocratisation de l’accès à la science auprès de différents publics n’ayant pas un accès facile aux ressources des bibliothèques universitaires, notamment les enseignants préuniversitaires, les non-scientifiques et les organismes de la société civile, ce qui leur permet en retour de contribuer à la connaissance scientifique (par le biais des sciences participatives, par exemple) (Bustamante et Constanza, 2015).

Contextualiser ces trois finalités dans les universités d’Afrique francophone et d’Haïti permet de les repenser. En effet, dans ces pays, les fonds consacrés à la recherche scientifique, les bons salaires stables pour les universitaires et même l’accès de bonne qualité au web sont très rares alors que l’analphabétisme numérique est fréquent en milieu universitaire. Dans un tel contexte, concevoir le libre accès comme un moyen de maximiser l’efficacité et la productivité du processus de recherche scientifique n’a pas de sens. Le processus de recherche scientifique doit d’abord être véritablement lancé dans bon nombre de ces pays où n’existent ni revues scientifiques ni centres de recherche ou programmes de subvention pour appuyer les scientifiques. D’ailleurs, les classements de production scientifique par pays que proposent les plateformes scientifiques comme Scopus ou The Web of Science attribuent à l’Afrique francophone moins de 1 % de la production mondiale (Mboa Nkoudou, 2016). Même si on peut contester la validité de ces classements qui ignorent les productions scientifiques locales et celles en français, il n’en reste pas moins que la science mondiale est essentiellement une science des pays du Nord et que les enjeux de compétition entre laboratoires et de productivité scientifique concernent avant tout ces pays.

De même, la finalité économique du libre accès défendue par les tenants de l’économie du savoir qui sont sans cesse à la recherche d’innovations commercialisables semble peu pertinente dans un contexte où l’économie formelle et l’industrialisation à l’occidentale sont balbutiantes. Il y a d’autres priorités sur ce terrain que le combat pour accéder gratuitement aux publications des revues du groupe Elsevier, par exemple. Vu des pays des Suds, ce combat repose implicitement sur l’accès aisé de chercheurs bien payés aux outils numériques de base, à des infrastructures de recherche qui les appuient et à des subventions de recherche qui peuvent même défrayer les frais de publication exorbitants demandés par certaines revues (Hachani et Piron, 2016).

En revanche, la finalité de la démocratisation de l’accès aux connaissances apparaît cruciale, non seulement pour les non-scientifiques, mais surtout pour les enseignants, enseignants, étudiantes, étudiants et élèves qui, en Afrique et en Haïti, sont en situation chronique de manque d’accès à une information scientifique et technique à jour et de bonne qualité. En effet, comme l’a confirmé notre enquête (Piron et Mboa Nkoudou, 2016), les bibliothèques universitaires d’Afrique francophone et d’Haïti manquent de ressources financières ou documentaires, ce qui nuit à leur mission d’améliorer les conditions d’étude et de travail des étudiants et étudiantes. Chaque fois qu’un ou qu’une scientifique du Nord met en libre accès ses travaux, il ou elle les rend accessibles non seulement à ses pairs, non seulement aux fonctionnaires, enseignants, entreprises et associations de son pays, mais aussi à tous les étudiants et étudiantes d’Afrique et d’Haïti – dans la mesure où l’accès au web leur permet de les télécharger.

Toutefois, les travaux scientifiques publiés dans les revues des pays du Nord ont principalement pour auteurs des scientifiques du Nord, porteurs d’une épistémologie du Nord et travaillant fort probablement sur des sujets qui reflètent les enjeux locaux du Nord et les politiques scientifiques de ces pays. Si le libre accès se limite à faciliter l’accès des scientifiques des Suds à cette science du Nord, il aura pour effet de redoubler leur aliénation épistémique, c’est-à-dire leur habitude de faire référence prioritairement à la science du Nord. Ce phénomène peut renforcer leurs difficultés de créer une science locale, localement pertinente et signifiante, utilisant des cadres épistémiques adaptés aux contextes d’utilisation des connaissances et dans une langue qu’ils peuvent comprendre et manier. « À quoi bon publier dans sa langue maternelle et dans une épistémologie locale si tous les travaux accessibles sur un sujet sont dans une autre langue et dans une épistémologie qui prétend être unique » est une argumentation facile…

Pour éviter que le libre accès finisse par renforcer l’injustice cognitive entre le Nord et les Suds, nous proposons de lui imposer de tenir compte de la situation locale des scientifiques travaillant dans les pays des Suds et, en particulier, de leur situation d’injustice cognitive. Cette contextualisation de l’ouverture nous conduit à exiger que la promotion du libre accès s’accompagne d’une volonté d’empowerment visant à développer la capacité des scientifiques des Suds de produire de la science répondant aux enjeux de leur développement local et pas seulement de la rendre accessible. Autrement dit, notre position impose de prendre en compte la réalité concrète des chercheurs et chercheuses des Suds au lieu d’imaginer que la science étant universelle, elle se fait de même manière partout. De ce point de vue, la pratique des frais demandés aux auteurs par les éditeurs à but lucratif est inacceptable, tout comme les politiques scientifiques du Nord qui les permettent au nom de la création de richesse engendrée par cette industrie. Une épistémologie de solidarité s’oriente immédiatement vers une triple exigence en matière de libre accès : que les revues scientifiques soient soutenues par des fonds publics et gérées par des universitaires, que les universités soutiennent toujours plus la voie des archives ouvertes et que la publication scientifique soit libérée des enjeux lucratifs qui l’accablent, grâce aux logiciels libres, par exemple. Voilà ce que serait la science ouverte juste.

Conclusion

L’adoption de la science ouverte juste dans les universités africaines et haïtiennes peut-elle conduire à les transformer pour en faire des outils de développement local durable? Sans minimiser les difficultés liées à un tel objectif, puisque le projet SOHA a pour objectif de les documenter, nous avons cherché à identifier quels aspects spécifiques de la science ouverte juste pourraient faire « bouger » ces universités sur quelques points cruciaux. Notre réponse porte sur deux dimensions : le rôle des universités et l’empowerment des membres étudiants et enseignants.

Nous avons évoqué la création de boutiques des sciences et des savoirs comme moyen de renforcement des liens entre une université et la société civile de la région qu’elle dessert.

Est-ce une utopie pour les universités africaines et haïtiennes? Le projet SOHA a stimulé la création de neuf boutiques des sciences et des savoirs dans différentes universités en Afrique et en Haïti, semant ainsi des graines fructueuses.

D’autre part, nous sommes convaincus qu’une université qui choisirait de mettre en valeur les savoirs produits par ses membres étudiants et enseignants, par exemple en créant une archive numérique ouverte des mémoires, thèses et articles produits, est une université qui pourra réellement contribuer au développement local durable. Pour qu’une telle archive soit utile et utilisée, elle doit être accompagnée d’un réseau wifi gratuit sur le campus et de différents moyens techniques et financiers d’appuyer les passionnés de recherche scientifique, mais aussi d’une reconnaissance de la valeur des savoirs locaux et des langues locales pour les diffuser dans la région, localement. Cette reconnaissance peut avoir de nombreux effets dans la lutte contre l’aliénation épistémique et contre l’imposition des langues coloniales comme seules langues savantes et intelligentes.

Notre réflexion collective nous a fait comprendre que la science ouverte, pour devenir un outil de développement local durable et non de développement néolibéral, doit être « juste ». Cela signifie qu’elle doit prendre en compte le contexte d’injustice cognitive dans lequel doivent travailler les étudiants, étudiantes, chercheuses et chercheurs des Suds et qui les empêche de créer autant de savoirs pertinents qu’ils le souhaiteraient. Une science ouverte neutre, imperméable aux contextes dans lesquels travaillent les scientifiques, se range automatiquement du côté du plus fort, c’est-à-dire du système dominant de la science : néolibéral, positiviste, dominé par l’épistémologie occidentale. Au contraire, la science ouverte juste vise le développement de la capacité de penser, de chercher et de publier des universitaires des Suds et à revaloriser les savoirs locaux. Une université qui fait ce choix, qui protège cette capacité collective des risques d’enclosures et de détournement vers l’économie décontextualisée du savoir, rend durable son engagement envers le développement local, car la capacité d’innover au service du bien commun sera valorisée. C’est pourquoi, malgré les obstacles que recense le projet SOHA, il nous semble que la pratique de la science ouverte juste dans les universités africaines et haïtiennes pourrait contribuer à en faire des outils de transformation sociale en harmonie avec les priorités locales de développement.

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Pour citer ce texte :

Piron, Florence et al. 2016. « Vers des universités africaines et haïtiennes au service du développement local durable grâce à la science ouverte juste ». In Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable, sous la direction de Florence Piron, Samuel Regulus et Marie Sophie Dibounje Madiba. Québec, Éditions science et bien commun. En ligne à https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1.


  1. « Les sciences » sont en fait des disciplines se répartissant des objets au sein du champ scientifique.
  2. Cette section reprend en grande partie le contenu de deux articles publiés dans la revue Possibles (octobre 2016) et dans la revue Année francophone internationale (2016).
  3. Cette section reprend en partie le contenu d’une communication présentée au colloque sur le Libre accès à Tunis (Piron et al., 2016).

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Symbole de Licence Creative Commons Attribution 4.0 International

Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux Droit d'auteur © 2016 par Florence Piron est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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