Introduction

Les différents aspects des problèmes posés sur le plan de l’enseignement, et, plus généralement, de l’éducation, dans les pays de l’Afrique Noire, découvrent chaque jour leur grande complexité, mais aussi leur urgence et leur importance aux hommes politiques, aux enseignants de tous degrés, aux intellectuels africains comme à l’ensemble des populations de nos pays. Avec la prise de conscience nationale chaque jour plus profonde des masses africaines, avec l’expérience politique extrêmement riche qu’elles ont vécue et continuent de vivre aujourd’hui, parallèlement au développement de la lutte de libération nationale sur le continent africain, certains traits de l’enseignement colonial sont devenus plus évidents, tandis qu’à travers les étapes successives de l’autonomie interne, puis de l’indépendance politique nominale ou effective, tous les pays africains font l’expérience amère, consciente ou inconsciente, des tares découlant de l’enseignement colonial, d’une part à travers l’action des équipes actuelles de dirigeants politiques africains — tant sur le plan politique que dans les domaines économique, social et culturel — mais aussi à travers le comportement général de l’intelligentsia africaine.

L’accession à l’indépendance politique des anciennes colonies d’Afrique Noire a en effet contribué à mettre à nu les conséquences du système d’enseignement hérité de la domination coloniale : tous les États africains ont été assaillis et submergés par de nombreux problèmes auxquels ont dû faire face les cadres existants et les masses populaires, dans leurs sphères respectives d’activité et selon leurs possibilités et leurs capacités concrètes dans les conditions objectives de tel ou tel pays. L’expérience politique concrète des dernières années, de même qu’une analyse objective de la situation dans les divers États de l’Afrique Noire, montrent, malgré les réalisations positives ou encourageantes enregistrées ici ou là, que ni l’orientation générale, ni le contenu économique, social et culturel des actions entreprises ou des options proclamées (si l’on a du moins en vue leur traduction concrète), ne sont en mesure de permettre la solution rapide, (au sens et à l’échelle de l’évolution d’un peuple), des problèmes avec lesquels nous sommes confrontés. D’ailleurs, dans la plupart des cas, leur ampleur et leurs dimensions véritables sont escamotées, parce que réduites à l’échelle combien restreinte d’une poussière d’États, comparables dans le contexte du monde contemporain, à ce qu’étaient les principautés du moyen âge vis-à-vis des États unifiés de la même époque.

Quoi qu’il en soit, on peut constater que partant de la même situation objective, mais visant certes des buts différents, chacun s’accorde à reconnaître, de façon sincère ou hypocrite, la formation rapide de cadres de tous les niveaux et dans toutes les spécialités, l’extension accélérée de la scolarisation des enfants et adolescents, l’alphabétisation de l’ensemble de la population active, comme autant de mesures impérieuses et urgentes, inséparables de tout progrès réel dans nos pays. D’autre part, l’inadaptation du système d’éducation hérité de l’époque coloniale dans sa conception, son orientation, sa structure, dans le contenu de l’enseignement, est tantôt confusément ressentie, tantôt explicitement reconnue et exprimée. Quelques tentatives, nées de cette constatation, ont été faites, soit dans le sens d’une « adaptation » des programmes souvent supervisés par l’ancienne puissance coloniale, soit même dans le sens d’une réforme de l’enseignement. Cependant, dans nombre d’États, il s’agit ou bien de changements superficiels, ou bien de demi-mesures, au demeurant quasi-improvisées, puis appliquées tantôt sans esprit de suite suffisant et sans conviction, tantôt en négligeant certains aspects — parmi les plus importants, même s’ils ne sont pas très apparents : mesures diverses d’organisation, adhésion, concours et rôle des enseignants, questions de coordination et de planification, caractère nécessairement populaire d’une véritable réforme de l’éducation.

Il est vrai que la responsabilité des enseignants, plus généralement des intellectuels africains, est très lourde vis-à-vis de cette situation. Malgré les efforts louables de quelques-uns, aucune discussion d’ensemble n’a encore pu s’instaurer pas plus à l’échelle d’un État qu’à l’échelle des pays de l’Afrique Noire sur les problèmes actuels d’éducation. Le travail à entreprendre dans ce domaine comme d’ailleurs dans bien d’autres est immense. Sans qu’il soit question de rejeter aux calendes grecques la mise en œuvre de mesures concrètes, toute improvisation ne peut qu’être (sauf cas exceptionnel) préjudiciable aux objectifs immédiats ou lointains qui peuvent être visés. En ce sens, il est temps que les intellectuels africains (hommes politiques, techniciens de toutes spécialités), rompent avec l’habitude « petite-bourgeoise » de ne se soucier, soit par paresse, soit par carriérisme politique, que de ce qui s’insère dans la routine professionnelle, ou est conforme aux habitudes, mœurs et coutumes, à l’étiquette et l’esprit des « cours gouvernementales » qui prospèrent dans beaucoup des États africains d’aujourd’hui.

C’est pour tenter d’éclairer, dans le domaine si important de l’éducation, la position des problèmes, leur nature profonde, leurs implications multiples, les solutions déjà entrevues, avancées ou expérimentées, mais surtout pour avancer une base de discussion et pour dans un sens forcer à la réflexion et peut-être à la « mauvaise conscience », qu’en tant qu’enseignant africain, nous avons crû devoir entreprendre le présent travail. Il peut sembler, du moins à première vue, qu’il se rapporte plus particulièrement aux anciennes colonies françaises d’Afrique Noire. La raison en est double : d’une part, sur le plan des caractéristiques générales comme des données statistiques, il nous a semblé que ce serait alourdir considérablement le présent ouvrage et en gonfler démesurément le volume, que de vouloir y inclure une étude absolument parallèle, consacrée aux anciennes colonies britanniques, d’autre part, c’est notre conviction que les anciennes colonies françaises d’Afrique sont caractérisées, en ce qui concerne les problèmes d’éducation, par cette particularité unique d’avoir à les affronter à « l’état pur », sous leur aspect le plus « brut » et probablement, dans la plus grande complexité. Aussi, nous n’avons envisagé le cas des anciennes colonies anglaises que sous l’angle, à notre avis plus fécond, de l’étude comparée de la situation de l’éducation ou pour souligner les conséquences de tel ou tel aspect, de tel ou tel caractère des politiques différenciées (du moins dans la forme) des puissances coloniales dans ce domaine.

Nous nous excusons auprès du lecteur européen de ce qui peut paraître comme des longueurs, voire des répétitions. Nous adressant en effet surtout aux enseignants et intellectuels africains, nous n’avons hésité à l’occasion, ni à nous reprendre, ni à nous étendre, ni même à aborder, quand cela nous a paru nécessaire, de multiples implications des problèmes d’éducation en Afrique Noire. En ce qui concerne le lecteur africain, notre but serait atteint si le présent ouvrage contribuait à faire démarrer une véritable discussion, un travail de recherche et d’élaboration touchant aux différents aspects des problèmes d’éducation dans nos pays. Le couronnement pourrait en être l’organisation de confrontations collectives sous la forme de séminaires, de colloques ou de conférences au niveau de tel ou tel État comme à l’échelle inter-africaine, confrontations dont la condition de réussite serait que l’initiative, la préparation, la conduite, le développement et l’exploitation concrète des résultats obtenus en soient effectivement et essentiellement le fait d’enseignants et d’intellectuels africains. Ce qui n’exclut d’ailleurs nullement la participation à un tel mouvement de spécialistes étrangers dont la contribution pourrait être d’une très grande valeur, si du moins certains critères de compétence, d’honnêteté intellectuelle, de sympathie réelle pour la cause africaine (en dehors de tout paternalisme) sont strictement observés.

Nous prions tous ceux qui nous ont aidé par leurs encouragements, par leurs conseils, leurs critiques ou leurs suggestions, qui nous ont facilité l’accès à la documentation, de trouver ici l’expression de nos sincères remerciements. Enfin, les remarques, critiques et suggestions de tous les lecteurs qui voudront bien nous les adresser seront les bienvenues.

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