3 Réflexions sur l’éducation traditionnelle

Après l’examen des aspects essentiels de l’éducation dans l’Afrique Noire pré-coloniale, il convient de s’interroger sur sa valeur dans le contexte qui l’a vue naître et pour la collectivité qu’elle servait; sur les résultats qu’elle a pu atteindre, les limites imposées par les conditions concrètes à sa conception, ses méthodes et son développement.

Tout d’abord, il faut remarquer que l’éducation africaine pré-coloniale répondait aux conditions économiques, sociales et politiques de la société africaine pré-coloniale : c’est aussi par rapport à ces conditions qu’il faut l’examiner et l’analyser.

Or la société africaine pré-coloniale (on pourrait dire les sociétés africaines), tout au moins dans les zones les plus avancées, était une société féodale, au sein de laquelle coexistaient ou persistaient des clans et tribus juxtaposés. Généralement, il s’agissait de petites collectivités féodales, aussi bien du point de vue de la superficie que de celui de l’importance de la population, ces derniers traits étant intimement liés aux conséquences néfastes de la traite des esclaves. Néanmoins on sait avec quelle continuité historique (sur laquelle il n’est pas superflu d’attirer l’attention du lecteur africain), la zone sahélienne de l’Afrique Noire a été le théâtre permanent de tentatives incessantes de regroupement des petits fiefs en grands empires, sous l’impulsion d’hommes aussi divers que Kankan Moussa, Soundiata Keita, Askia Mohamed, El Hadj Omar, Ousman Fodio. Par ailleurs, comme l’a déjà souligné le Docteur N.B. Dubois, on ne mesurera jamais assez les répercussions funestes de la traite des esclaves sur l’évolution historique des peuples de l’Afrique Noire. D’abord par le dépeuplement massif qu’elle a engendré et entretenu (chiffré pendant les quatre siècles de traite à près de cent millions d’hommes au total), elle a vidé l’Afrique Noire de ses hommes et femmes les plus valides et les plus doués de vitalité, sapant ainsi du point de vue démographique les possibilités de développement des sociétés africaines. L’entretien artificiel de guerres intestines permanentes entre les peuples de l’Afrique Noire, a constitué un des plus sérieux handicaps au processus d’unification nationale, notamment en transformant toutes les guerres féodales en entreprises commerciales pour la fourniture en esclaves du marché de la traite, et en rendant instable toute constitution d’un grand État à partir de petits fiefs. D’où la stagnation de la société africaine au stade féodal, quand ce n’est sa régression vers le stade esclavagiste.

L’éducation africaine traditionnelle, telle qu’elle a été décrite plus haut a largement été capable de fournir les éléments nécessaires au maintien dans l’essentiel, du niveau atteint par la société africaine dans son évolution (avant la traite des esclaves), sur les plans économique, social, technique et culturel. En ce sens, on peut dire qu’elle a atteint ses objectifs si l’on tient compte des effets régressifs de la traite des esclaves. Des témoignages divers (réalisations techniques, organisation politique et économique, œuvres d’art, personnalité marquante des vieux africains, vitalité intacte des peuples d’Afrique Noire) en font encore foi aujourd’hui.

Mais il ne suffît pas de constater. Encore faut-il expliquer ce succès : de l’analyse du contenu de l’éducation africaine traditionnelle, on peut conclure que son efficacité éprouvée tient à un certain nombre de caractéristiques.

Tout montre que dans sa conception générale, l’éducation africaine traditionnelle ne séparait jamais l’éducation (au sens large et actuel du mot) de l’instruction ou de l’enseignement (au sens précis et restreint) : ces deux aspects de toute entreprise de formation humaine sont constamment et intimement liés, au point qu’il faut souvent recourir à l’analyse abstraite pour séparer les facteurs se rapportant à l’un ou à l’autre.

L’éducation africaine traditionnelle, on l’a vu, embrasse aussi bien la formation du caractère, le développement des aptitudes physiques, l’acquisition des qualités morales considérées comme d’inséparables attributs de la qualité d’homme, l’acquisition des connaissances et des techniques nécessaires à tout homme pour lui permettre de prendre une part active à la vie sociale sous ses différents aspects. En tout cela, elle ne se différencie nullement sur le plan des objectifs de l’éducation dans d’autres sociétés humaines vivant dans d’autres parties du monde.

L’efficacité de cette éducation n’a été possible que par son lien intime avec la vie : en effet c’est à travers les actes sociaux (production) et les rapports sociaux (vie familiale, manifestations collectives diverses) que se faisait toujours l’éducation de l’enfant ou de l’adolescent; de ce fait il s’instruisait et s’éduquait simultanément. De plus dans la mesure où l’enfant ou l’adolescent, au lieu d’apprendre et de s’instruire dans des circonstances déterminées à l’avance (lieu, temps) et en dehors de la production et la vie sociale, le faisait partout et toujours, il était nécessairement à l’école de la vie dans ce qu’elle a de plus concret et de plus réel.

D’un autre point de vue, la pédagogie de l’éducation traditionnelle révèle une connaissance profonde de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Les différentes classes d’âge correspondent généralement avec les différentes étapes de l’évolution de l’enfant et de l’adolescent, de celle de sa mentalité et de son comportement :

  • 0 à 6 ou 7 ans : première enfance.
  • 6 à 10 ans : deuxième enfance.
  • 10 à 15 ans : troisième enfance.
  • 15 à 16 ans : crise de puberté — entrée dans l’adolescence.

Par ailleurs, les méthodes pédagogiques appliquées à chacune de ces différentes étapes de l’évolution physique et psychique de l’enfant et de l’adolescent révèlent une adaptation évidente à la mentalité correspondante de l’enfant et aux possibilités correspondant à son développement physique. Cette adaptation très apparente et frappante des méthodes implique nécessairement une compréhension et une connaissance diversifiée et différenciée des caractéristiques fondamentales de la « personnalité » de l’enfant et de l’adolescent à chacun des différents stades de son évolution.

0 à 6-7 ans : éducation au sein de la famille; l’enfant est pratiquement laissé à sa mère dont il dépend physiologiquement et matériellement; le père n’y intervient que du seul point de vue affectif ou de façon complémentaire.

À partir de 6-7 ans les jeux occupent une grande place dans l’éducation des enfants, en conformité avec l’éveil de l’activité mentale intense et de l’égocentrisme qui caractérisent sa vie mentale. L’audition des contes et légendes, des devinettes contribue efficacement à donner un support et une nourriture à sa puissante imagination et une base solide à la formation de l’édification des concepts. Les menues besognes auxquelles il est employé constituent une limite à son égocentrisme. Enfin toutes ces activités ont un aspect d’exercices physiques indispensables à son développement.

De 10 à 15 ans, avec le développement de la capacité d’abstraction de l’enfant et l’affermissement graduel de son raisonnement, le développement de sa personnalité, l’enfant est de plus en plus associé à la vie sociale soit en tant qu’acteur (production) soit en tant que spectateur (rapports sociaux, manifestations publiques, etc.); en même temps on lui laisse une certaine autonomie dans la famille, d’où une liberté et une responsabilité accrues. C’est aussi dans cette période que se situent ses débuts dans l’apprentissage sérieux d’un métier.

Autour de 15 ans, intervient la crise de puberté et le passage à l’adolescence avec tous les troubles, toutes les transformations qui l’accompagnent et dont on sait l’importance. C’est justement à ce moment que se place la période d’initiation, dont le contenu, du point de vue de sa valeur éducative, répond pleinement aux circonstances. L’importance qui y est accordée aux exercices physiques, à l’éducation sexuelle, à la prise de conscience des responsabilités, à une insertion harmonieuse au sein de la collectivité mérite d’être souligné avec force. Les cérémonies rituelles et les manifestations grandioses de réjouissance populaire marquent l’intérêt accordé par la communauté toute entière au passage de ce cap difficile par le jeune adolescent.

Après l’initiation, l’adolescent sort armé pour la vie et complète sa formation auprès de ses aînés et des anciens. Il perfectionne la maîtrise du métier, accumule de l’expérience et prenant une part de plus en plus entière à la vie sociale, y assume de plus en plus ses responsabilités d’homme vis-à-vis des autres hommes. Par le mariage, il gravira l’échelon qui le séparait des adultes accomplis.

En ce qui concerne les résultats obtenus, nous avons déjà indiqué que l’éducation africaine traditionnelle a dans l’essentiel atteint les objectifs qui lui étaient assignés dans le contexte économique, politique, social et culturel de l’Afrique noire pré-coloniale.

Sur le plan économique, elle a formé et fourni des paysans, des artisans (forgerons, tisserands, cordonniers, etc.), en nombre suffisant pour produire en temps normal les divers biens de consommation et moyens de production indispensables à la vie de la société africaine pré-coloniale, dans le cadre d’échanges sur le marché africain ou même avec des pays extérieurs.

Sur le plan politique, social et culturel, divers auteurs spécialisés ont décrit différents aspects de la vie politique et sociale (empires et royaumes du Ghana, du Mali, du Songhaï, de Sokoto, du Bénin, etc.), de la vie culturelle (littératures orale et écrite, objet d’art, musique, etc.) de l’Afrique Noire pré-coloniale (et particulièrement de la période antérieure à l’épanouissement de la traite des esclaves) qui montrent les réalisations parfois grandioses de l’éducation africaine traditionnelle. Ce qui subsiste encore aujourd’hui des témoignages l’atteste par ailleurs de façon tout à fait indéniable.

Cependant la constatation de ce succès relatif appelle un certain nombre de remarques :

1. Tout d’abord la possibilité et l’efficacité d’une telle conception de l’éducation et de sa traduction pratique et concrète sont étroitement liées au contexte économique et social, à l’importance et au volume de l’héritage transmis à l’enfant et à l’adolescent. Dans une société dont le stade de développement dans tous les domaines était relativement arriéré (sans d’ailleurs l’avoir toujours été par rapport à celui des sociétés européennes de la même époque), où la production et l’échange avaient seulement commencé à s’élargir et le marché à se constituer, où la technique ne pouvait être qu’artisanale, il ne pouvait y avoir de séparation entre la théorie et la pratique des phénomènes et de leurs applications; les connaissances et la technologie revêtaient des aspects essentiellement empiriques et leur acquisition ne pouvait naturellement se faire qu’à travers la pratique. Du fait de la quasi-inexistence de l’écriture (en dehors de l’écriture arabe monopolisée par les seuls marabouts), aucun autre moyen de transmission de l’expérience humaine (individuelle, sociale, technique, scientifique), n’existait (documents écrits en particulier) en dehors de ceux utilisés par l’éducation africaine traditionnelle. De là le peu de place qu’occupent les préoccupations intellectuelles dans cette éducation, du moins dans le sens et sous la forme qu’on leur connaît dans des sociétés plus développées : enseignement systématique de matières théoriques et techniques en marge de la production.

2. L’organisation est très embryonnaire, fragmentaire et très localisée, sortant rarement du cadre d’un village : elle ne peut évidemment être efficiente que dans le cadre d’une économie agraire et d’une société où les métiers se transmettent de père en fils, où la technique n’était pas très évoluée, où (ce qui n’implique nullement qu’elle ne puisse receler d’importantes et intéressantes découvertes dans des domaines précis), la spécialisation est artisanale et l’apprentissage du métier toujours entièrement possible sur place. L’organisation du système d’éducation reflète d’ailleurs celles des structures économiques, des institutions sociales et politiques de l’Afrique Noire pré-coloniale.

De ce point de vue, on retrouve dans l’éducation africaine traditionnelle bien des traits communs à toutes les sociétés ou civilisations agraires et féodales, quelles que soient les conditions géographiques et historiques qui en ont été le cadre. Il est du moins des caractères spécifiques de l’éducation africaine traditionnelle, en premier lieu son aspect très réellement et concrètement collectif. Relativement au contenu social et humain de l’éducation, il s’agit d’un phénomène dont l’importance et la signification méritent d’être soulignées, d’autant plus que l’intervention de la société, en dehors de ses formes classiques, directes ou indirectes, — à travers les rapports sociaux entre membres de la collectivité, les habitudes et les coutumes — revêt aussi ici la forme de l’intervention physique directe des individus. Il est à peine nécessaire de remarquer qu’aucune autre organisation sociale de type connu et pratiqué ailleurs — sous l’égide de l’État, d’institutions corporatives, professionnelles ou religieuses — ne peut, sur le plan du contenu et de la résonance humaine, prétendre en assumer effectivement les tâches.

3. Les remarques précédentes mettent en évidence les limites et les insuffisances de l’éducation africaine traditionnelle : très adaptée à la simple transmission de l’expérience des aînés aux cadets, dans le cas d’une technique relativement peu développée et essentiellement empirique, elle n’offre par contre ni cadre ni support à des progrès ultérieurs par l’intégration et la généralisation graduelles de nouvelles expériences et connaissances qui, elles, sont censées se transmettre individuellement, donc isolément. Elle était condamnée à se répéter et rester immuable, à moins de bouleversements sociaux, ou de changements politiques importants entraînant de tels bouleversements sociaux.

Il n’en demeure pas moins que sous l’angle des qualités à rechercher pour, ou à exiger de tout système d’éducation au sein d’une société donnée, — adaptation aux conditions concrètes et aux objectifs poursuivis, fondement sur une connaissance approfondie et une observation rigoureuse des lois et des caractéristiques de l’évolution de l’enfant et de l’adolescent, richesse du contenu humain et social, souplesse suffisante pour permettre des réaménagements ultérieurs — comme d’ailleurs des défauts et écueils à éviter, l’éducation africaine traditionnelle constitue une source très riche d’enseignements — positifs et négatifs — un sujet de réflexion créatrice. Ceci particulièrement dans les conditions de notre époque, quand se pose partout en Afrique Noire, et avec quelle acuité, le problème de la mise sur pied d’un système d’éducation répondant pleinement aux aspirations et aux intérêts des peuples de notre patrie en même temps que digne des perspectives grandioses qui peuvent être les siennes.

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