8 Problèmes d’éducation et tâches de l’enseignement dans les conditions de l’Afrique noire contemporaine

Au cours des dernières années, les questions d’éducation ont de plus en plus été au centre des préoccupations des hommes politiques, comme, d’une manière plus générale, de l’intelligentsia africaine dans son ensemble, et ont revêtu une importance et une acuité très grandes depuis l’accession des États africains à l’autonomie, puis à l’indépendance, s’imposant à l’attention des uns et des autres à travers une prise de conscience de leurs différents aspects : aux uns apparaissait la nécessité d’une « certaine éducation » du peuple comme condition de sa mise en mouvement pour la « compréhension » de la nouvelle situation et la réalisation d’objectifs qui lui sont assignés et transmis par l’intermédiaire de l’appareil administratif et de l’organisation politique, en même temps que celle d’une certaine adaptation de l’enseignement aux nouvelles conditions : quant aux autres, l’accession à la souveraineté politique signifiait à leurs yeux que pouvait s’ouvrir une ère nouvelle de Renaissance Africaine, se traduisant en particulier sur le plan culturel par la liquidation rapide du retard hérité de l’époque coloniale et du système d’éducation qui en a été l’instrument efficace.

D’une façon générale, les problèmes d’éducation sont reconnus comme étant les problèmes clefs pour toute tentative tant soit peu sérieuse de transformer l’Afrique Noire actuelle de pays sous développé en pays avancé. Il n’est que de consulter les discours et déclarations des différents hommes d’État africains (dans la mesure où ils reflètent nécessairement les aspirations populaires et problèmes posés aux gouvernements), pour se con-vaincre de l’ampleur et de la résonance de tout ce qui a trait à l’éducation dans les différents pays d’Afrique Noire. Les nombreuses réalisations des populations africaines enregistrées dans le domaine de la construction des écoles par investissement humain là où les conditions politiques ont permis ou permettent la libération même partielle de l’initiative populaire (en particulier en Guinée, au Mali) en sont des preuves concrètes.

L’analyse des différents aspects des problèmes généraux d’éducation en Afrique Noire comme prémisse à toute tentative de solution de ces problèmes et à toute étude critique des méthodes et mesures déjà préconisées ou appliquées dans ce but, comme tâche préalable à l’examen de l’adéquation ou de l’inadéquation du système actuel d’éducation à la solution de ces problèmes, s’impose au stade présent de notre étude. Ce faisant, les problèmes d’éducation en général doivent être distingués des problèmes d’enseignement : trop souvent ils sont confondus volontairement ou non, ce qui a pour conséquence des essais qui ne peuvent être qu’infructueux ou se révéler désastreux parce que tentant d’appliquer un même remède à des maux assez nettement différenciés.

A. Problèmes généraux d’éducation en Afrique Noire

L’accession des États africains à l’indépendance, a posé de nouveaux problèmes aux dirigeants politiques et aux populations africaines : consolidation de l’indépendance politique, conquête de l’indépendance économique, problèmes variés d’édification nationale, dont la solution requiert la participation consciente et enthousiaste des masses populaires et partant la création des conditions de cette participation et de son efficacité : conditions politiques qui se résument à la mise en œuvre d’une politique conforme aux aspirations et aux intérêts des masses populaires, donc dirigée contre l’impérialisme et le néo-colonialisme; conditions sociales et culturelles qui se ramènent à fournir à l’ensemble de la population active actuelle de nos pays les moyens qui renforcent sa participation consciente et active à la résolution de tous les problèmes, libèrent son initiative créatrice, lui permettent l’accès à des techniques plus perfectionnées, favorisent la montée de nombreux cadres moyens et supérieurs issus des masses populaires et indispensables à tout bond en avant véritable, moyens enfin qui dans l’immédiat contribuent à améliorer ses conditions matérielles de vie (hygiène prophylactique, alimentaire, etc.). Il n’est pas besoin de longs développements pour percevoir que le problème-clef, dans les conditions des États de l’Afrique Noire, où 95 à 99% de la population est analphabète, est celui de l’alphabétisation rapide des pays. Il est en effet évident que l’alphabétisation est la base objective à partir de laquelle tous les autres aspects peuvent être entamés et résolus : l’acquisition de l’écriture et de la lecture est un outil insoupçonnable d’éducation dans tous les domaines de l’activité humaine mettant à la portée de l’homme l’expérience de l’humanité entière et élargissant considérablement son horizon spirituel.

1. Alphabétisation

L’alphabétisation des masses populaires (particulièrement de leur partie active) est donc une des tâches les plus urgentes à entreprendre dans le cadre d’une politique vraiment nationale en matière d’éducation. L’importance et l’urgence de cette tâche, l’ampleur du travail nécessaire, tout conduit à conclure que pour être réalisée à un rythme suffisamment rapide, l’alphabétisation ne peut être confiée à un groupe restreint de personnes; elle ne peut être sérieusement entreprise que par la mise à contribution de tous ceux qui savent lire et écrire : en un mot cette tâche d’importance nationale doit être résolue à l’échelle nationale. En particulier, ce serait commettre une erreur grave que de vouloir en faire une question du seul ressort des membres de l’enseignement; ceux-ci, qui sont de loin une minorité, ne peuvent au plus que jouer un rôle moteur, un rôle d’organisateurs transmettant leur expérience aux autres. Ce n’est que par l’action conjuguée et organisée de tous (gouvernement, partis politiques, syndicats, organisations culturelles, de jeunes, de femmes, etc.), comme le montre avec éloquence l’expérience de pays comme la République Populaire de Chine, la République démocratique du Viet Nam et Cuba, que l’on pourra vaincre l’analphabétisme.

L’expérience de la révolution cubaine, est à cet égard pleine d’enseignements : le mot d’ordre lancé par José Marti « Etre instruit pour être libre », la proclamation de Fidel Castro « Ce que doit savoir au moins — au moins! — un être humain, c’est lire et écrire », la décision de faire de la désanalphabétisation des masses populaires des villes et des campagnes l’objet d’une véritable bataille à l’échelle nationale, indiquent quelle place importante le gouvernement révolutionnaire cubain accorde effectivement à l’essor culturel de son pays. Mieux encore, les méthodes préconisées et utilisées avec succès montrent l’efficacité d’une conception hardie utilisant tous les moyens disponibles, pourvu que l’alphabétisation se fasse en langue maternelle. Le gouvernement cubain a en effet fait appel à tous ceux qui savent lire et écrire selon la devise « Qui ne sait pas doit apprendre, qui sait doit enseigner » : enseignants de tous degrés, élèves, étudiants, alphabétiseurs volontaires de toute origine, mobilisant ainsi plus de 200.000 personnes, dont plus de 100.000 élèves et étudiants; les écoles ont été fermées pour permettre l’utilisation complète de leurs élèves (plus exactement les grandes vacances y ont été consacrées, avec en plus une période de plusieurs mois).

Le 1er août, 104.000 enfants sont déjà formés après un stage accéléré de trois semaines pour porter comme ils le disent eux-mêmes avec forfanterie « la lumière du savoir ». Ils ont de 9 à 15 ans. Un uniforme, battle dress et chemise bleue. Après ce stage de trois semaines, dans les centres d’alphabétisation, ces équipes sont dispersées chez les analphabètes dont la localisation est déjà un problème. Toute la journée aux champs, ils aident les paysans, les persuadant souvent avec peine que le temps qu’ils perdront à lire avec eux est profitable à la révolution… Le soir, et seulement après le travail, dans 104.000 foyers, à la lumière du « farol », dans 104.000 cahutes de bohios insalubres, il y a un enfant qui épelle pour un adulte O E A… Lorsqu’ils partiront chez eux, trois mois plus tard (il faut en effet trois mois pour alphabétiser un adulte), ils auront enseigné un vocabulaire de 350 mots, de mots usuels, importants, nécessaires : insurrection, hygiène, fraternité, planification, mercenaire, police, salaire, liberté, exploitation, nationalisation… Pour mener à bien cette tâche, d’autres organisations, d’autres mouvements de masse se sont joints à la campagne : la Confédération des Travailleurs de Cuba, la Fédération des Femmes, l’Association des Jeunes Rebelles, la Fédération Etudiante universitaire, le Ministère de l’Éducation, le Ministère des Forces Armées Révolutionnaires, etc. (Marie-Thérèse Maugis : « La bataille de l’Alphabétisation », Partisans — La Révolution Cubaine, no Spécial nov-déc. 1961, François Maspero éditeur, Paris.)

Les résultats atteints au bout de quelques mois[1], à Cuba, démontrent avec éloquence la possibilité d’enrayer rapidement et complètement l’analphabétisme dans nos pays, pourvu que soient mises en œuvre les moyens et méthodes adéquates : utilisation des langues africaines, mobilisation de tous ceux qui savent lire et écrire et en particulier des élèves et des enseignants.

Du point de vue pratique, se pose alors la question de la langue et de l’écriture à utiliser dans l’alphabétisation : nous examinerons successivement ces deux aspects.

2. Le problème linguistique

S’il y a un problème, c’est essentiellement un faux problème qui surgit du fait que pendant la période coloniale, des tentatives d’ailleurs très restreintes d’alphabétisation des adultes par la méthode dite de « l’éducation de base » ont été effectuées, la langue utilisée étant le français. Peut-on alphabétiser l’Afrique Noire en un laps de temps raisonnable (du point de vue des Africains s’entend) en utilisant le français, l’anglais ou toute autre langue étrangère? Il suffit de considérer objectivement la question pour y répondre. Le français (ou l’anglais) est une langue étrangère pour tous les africains; alphabétiser en français implique donc un effort considérable : apprendre une langue étrangère et les éléments graphiques de l’écriture. Incontestablement, l’alphabétisation d’un individu prend alors beaucoup plus de temps, alors que dans l’immédiat, ce n’est pas en français que l’africain même alphabétisé s’exprimera au sein de la collectivité villageoise; dans ses rapports avec l’administration, qui ne sont d’ailleurs pas quotidiens, rien ne s’oppose à l’utilisation d’une autre langue… sinon que le français (ou l’anglais) selon le cas est la langue officielle de tous les États africains et ce serait tout simplement absurde de vouloir éterniser cette situation. De plus, à supposer qu’elle fût possible dans un délai assez court, l’alphabétisation en français aurait pour conséquence de tendre à faire du français la langue nationale en Afrique Noire au détriment de nos langues propres, et de l’édification d’une culture nationale originale.

Ainsi, le français, l’anglais ou toute langue étrangère, en tant qu’instrument linguistique d’alphabétisation doivent être rejetés, si l’on considère l’importance du temps requis pour une alphabétisation complète et la sauvegarde indispensable du patrimoine culturel et humain de l’Africain.

Il y a cependant un dernier aspect à examiner : le rejet du français conduit nécessairement à utiliser une des langues parlées dans la région considérée; laquelle utilisera-t-on? Peut-on imposer une autre langue à un groupe linguistique donné? Ne favoriserait-on pas la division et l’éclatement de l’État par cristallisation des groupements linguistiques soit qu’on utilise plusieurs langues, soit qu’on en impose une seule?

C’est ici qu’il faut soigneusement éviter de confondre alphabétisation et scolarisation. Avec les objectifs propres à la première, il n’y a aucun inconvénient à utiliser plus d’une des langues du pays considéré. La question de la division n’est-elle pas une fausse question dans la mesure même où actuellement les groupements considérés coexistent en parlant leurs langues respectives[2]? Serait-ce le seul fait de savoir lire et écrire la langue qui introduira une division qui existe objectivement déjà, et qu’en tout cas l’usage du français ne pourra faire disparaître avant bien longtemps? La pluralité des langues utilisées peut par contre effectivement introduire des difficultés pratiques ou maintenir un cloisonnement trop poussé. Mais rien n’empêche et tout plaide pour le choix d’un nombre restreint de langues (deux ou trois ou plus) suffisamment répandues en dehors des groupes auxquels elles appartiennent en propre; d’ailleurs, l’existence de familles de langues contribuera à faciliter souvent ce choix. Le cloisonnement et ses difficultés peut donc être évité, en y mettant bien entendu le prix; car il est clair qu’il faudra expliquer et convaincre les gens, et leurs propres aspirations y aideront grandement. De plus, la sauvegarde des possibilités de développement des langues africaines a une importance sur laquelle nous reviendrons, quant à l’avenir culturel et à la résolution du problème national en Afrique Noire, dans le cadre d’une unité africaine réelle.

L’alphabétisation doit donc être conduite dans la langue maternelle de l’adulte ou dans une langue africaine qu’il comprend; il ne la comprendrait même pas que les difficultés seraient bien moins grandes que si une langue européenne était utilisée. En effet :

L’avantage de substituer une langue africaine plutôt qu’une langue européenne à la langue maternelle des élèves tient au fait qu’elle est souvent très proche de celle-ci, ou sinon, que les expressions et les images employées se rattachent au monde africain et non à l’européen; l’élève n’est pas arraché au sol natal, mais amené à croître dans un terrain national élargi; la langue est acquise au contact d’autres africains et non pas seulement en classe et dans les livres comme le serait une langue européenne. (Baumann et Westermann. Les peuples d’Afrique et leur civilisation. Payot édit., Paris, 1957, L. p. 488)

Remarque d’autant plus valable que l’alphabétisation en français supposée terminée, le villageois sera livré en général à lui-même, sans contact fréquent avec des gens parlant « habituellement » français, et il n’y a aucun doute qu’il aurait naturellement tendance à en délaisser l’usage au sein de sa communauté; ce qui ne peut être le cas pour sa propre langue (ou une langue africaine) qu’il continuera à parler instinctivement.

Le choix des langues doit se faire sur la base d’une étude sérieuse de leur aire d’extension, de leurs possibilités de développement, de l’existence de matériaux suffisants pour une mise en œuvre rapide. Quant aux avantages de l’utilisation d’une langue africaine, certains ont déjà été soulignés. H convient d’insister particulièrement sur l’importance de la sauvegarde du patrimoine culturel et humain de l’Africain. « C’est dans la langue maternelle que la civilisation d’un groupe humain trouve le meilleur moyen de s’exprimer et elle ne saurait persister si elle s’en détache[3]… » Il ne servirait strictement à rien de continuer à discourir sur la « personnalité africaine », « l’originalité africaine » tout en assistant sans en prendre conscience, à la dégradation progressive des véritables bases de cette personnalité et de cette originalité dans ce qu’elles ont de plus concret et de plus réel. Ainsi l’alphabétisation en langue maternelle ou dans une langue africaine peut seule permettre de recueillir directement pendant qu’il est encore temps les richesses de notre littérature orale et des témoignages sur divers faits de notre histoire, ouvrir la voie d’un développement élargi de l’expression culturelle (sous ses formes diverses) de la société africaine, en même temps que d’une évolution certaine de la langue utilisée.

Un autre avantage non négligeable de cette méthode d’alphabétisation réside dans le fait qu’elle n’exige que la compréhension de la langue chez le moniteur, son niveau d’instruction étant assez indifférent : l’adulte connaît assez sa langue et l’enfant — ou l’adolescent — la perfectionnera au contact des adultes. Ce qui élargit énormément la base de recrutement des moniteurs, contrairement au cas du français où un niveau minimum serait requis, du moins si on ne désire pas voir se créer une nouvelle langue du type « créole » ou « petit nègre ».

Rien ne s’oppose par exemple au choix du wolof au Sénégal, du bambara au Mali et du haoussa au Niger comme langues d’alphabétisation des adultes.

3. Problème de l’écriture

Devant le fait objectif que l’alphabet latin est celui dont dispose en Afrique Noire le plus grand nombre d’Africains « lettrés » (aussi bien dans les anciennes colonies anglaises que françaises), cet alphabet semble devoir s’imposer a priori si l’on ne perd pas de vue les objectifs, les moyens et les délais de l’alphabétisation. D’un autre point de vue, la simplicité de l’ « alphabet latin » plaide également en sa faveur au détriment de l’écriture arabe, malgré le lien de cette dernière avec une religion assez répandue. L’écriture latine a de plus l’intérêt de faciliter l’accès ultérieur et éventuel de l’homme alphabétisé au français et à l’anglais, ce qui n’est pas négligeable.

L’inexistence dans les alphabets français et anglais de signes graphiques correspondant à certains phonèmes présents dans les langues africaines pose des problèmes de création de signes conventionnels leur correspondant. Il est évidemment plus rationnel de les créer en se servant des divers signes graphiques et phonétiques disponibles dans les langues qui utilisent cet alphabet. Mais de telles considérations, à notre avis, doivent être confrontées avec l’existence actuelle, en particulier dans les pays africains comme le Ghana et le Nigeria, d’un système d’écriture à base de l’alphabet latin, de l’alphabet phonétique international et de divers signes conventionnels créés à cet effet, système utilisé depuis longtemps pour des langues comme le Hausa, le Yoruba, l’Ibo, l’Ewe, etc. Il semble donc raisonnable de ne pas entreprendre de créer anarchiquement des alphabets nouveaux, du moins tant que tous les phonèmes de la langue envisagée existent dans une de celles citées plus haut. Seuls les phonèmes inexistants seraient dotés de signes nouveaux. Il y a là également un travail préliminaire à effectuer, et nous ne ferons que signaler que l’alphabet et les signes utilisés pour écrire le Hausa et le Poular au Nigeria nous paraissent fournir en particulier une bonne base de départ dans ce domaine.

II faut remarquer cependant que des considérations pratiques peuvent valablement avoir le pas sur les précédentes, eu égard notamment à l’utilisation de la langue d’alphabétisation dans les différents secteurs de la vie pratique (journaux, documents officiels, correspondance, publications de vulgarisation diverses). De ce point de vue, il est en effet intéressant de choisir des lettres et des signes réalisables avec le matériel de ronéotypie et de dactylographie actuellement disponible, de façon à faire l’économie de frais éventuellement importants d’équipement. Ceci n’empêche nullement un remaniement ultérieur, lorsque les conditions matérielles et techniques le permettront.

4. Problèmes pédagogiques et d’organisation

L’alphabétisation des adultes pose des problèmes pédagogiques : conception des « classes d’alphabétisation », de celles qui pourront par la suite permettre aux adultes d’acquérir un enseignement primaire, en langue africaine on non. On peut donc distinguer trois types de cours :

a. Cours d’alphabétisation : dispensés en langue maternelle (ou africaine) par des moniteurs bénévoles et sous le contrôle pédagogique de membres du corps enseignant; leur durée maximum peut être de 6 mois.

b. Enseignement primaire en langue maternelle (ou africaine) : ces cours doivent permettre à l’adulte alphabétisé de bénéficier dans la langue d’alphabétisation d’un enseignement de niveau équivalent à celui du primaire, en un temps raccourci : deux ans au plus peuvent suffire si l’on tient compte de l’utilisation de la langue africaine et des connaissances pratiques déjà étendues de l’adulte.

c. Enseignement primaire en langue étrangère : pour ceux des adultes qui le voudraient (nécessité quelconque ou raisons diverses) l’instruction primaire peut être donnée en langue française ou anglaise et s’étaler sur une plus longue période. Trois ans peuvent suffire étant entendu qu’il s’agit au départ d’adultes déjà alphabétisés en français.

Parallèlement à la mise sur pied de ces cours, l’édition de manuels, l’organisation d’un système d’inspection simple et efficace (utilisant le corps enseignant) doivent être organisées. À chaque niveau, l’enseignant le plus responsable pourra être chargé de l’inspection (instituteur adjoint ou instituteur au niveau du village, de la ville, inspecteur au niveau de la région).

Un problème sérieux lié à l’alphabétisation est celui de la création de conditions permettant le maintien, mieux le développement des acquisitions de l’homme alphabétisé. En termes concrets, il faudra lui fournir de la lecture, des possibilités d’écrire, de se perfectionner dans tel ou tel domaine technique, etc. C’est poser le problème d’édition de journaux, publications diverses, dont on peut a priori penser que le coût peut être important. Nous reviendrons sur cette question, mais soulignons qu’en regard des résultats à atteindre sur le plan économique, social et culturel, ces dépenses méritent largement d’être faites.

D’ailleurs la vie politique et administrative (journaux, revues, documents divers) économique (vulgarisation de connaissances techniques et pratiques directement utilisables), sociale (actes juridiques et administratifs, etc.) fournit une base très suffisante à de telles publications.

Par ailleurs, la mise sur pied d’un réseau de maisons ou foyers de la culture dans les villes et villages, où seraient centralisés les moyens (publications diverses, journaux, etc.) serait une mesure qui renforcerait l’efficacité de l’action culturelle en profondeur en même temps qu’elle abaisserait nettement les dépenses nécessaires. Ces foyers peuvent être les noyaux autour desquels une vie culturelle intense se développera, en particulier sous la forme de cercles divers qui pourraient et devraient tenir compte des classes d’âge dans leur mise sur pied et à travers lesquels les conditions de l’éclosion et de l’épanouissement d’une culture nationale et populaire seront progressivement réalisées.

5. Dépenses obligatoires et coût

Il reste à examiner de plus près la question du coût d’une telle entreprise. On peut aisément se rendre compte que les sources principales des dépenses éventuelles sont :

  • les études préliminaires et la mise au point d’un alphabet et de signes phonétiques simples et pratiques.
  • la publication au moment du démarrage de la campagne d’alphabétisation de documents mettant à la portée des moniteurs les conseils et directives pratiques, de façon en particulier à faire respecter partout l’uniformité de l’écriture.
  • la mise à la disposition de la population de publications diverses dès que la campagne sera assez avancée.

En ce qui concerne :

1. Les études préliminaires, on peut affirmer que les dépenses peuvent être minimes : assez de matériaux existent déjà, soit qu’on s’adresse à l’expérience d’autres pays comme le Nigeria et le Ghana, soit qu’on se tourne vers les études nombreuses et variées déjà publiées par différents auteurs, parmi lesquels les Africains occupent d’ailleurs une place très honorable. Le coût sera d’autant moins élevé qu’on s’adressera pour ce faire aux spécialistes africains d’abord, en même temps qu’à ceux des pays qui ont eu à résoudre et ont résolu le problème de l’alphabétisation des populations adultes.

2. Les documents à publier au démarrage; il s’agit essentiellement de l’alphabet et des signes phonétiques, de quelques textes illustrant leur utilisation et de conseils pédagogiques. Un simple dépliant peut donc largement suffire; de plus, les journaux existants peuvent également être utilisés à cette fin, ce qui abaissera d’autant le coût réel. On sait par ailleurs que les publications reviennent d’autant moins cher qu’elles ont plus de tirage; cette circonstance participera également à la diminution du coût.

3. La mise à la disposition de la population de moyens de développement culturel : nous avons déjà souligné le rôle essentiel que peuvent jouer (du moins dans une première phase) les journaux, l’utilisation de la langue pour les informations et directives politiques, économiques, sociales. Plus tard, se posera la publication d’œuvres existantes ou nées depuis la désanalphabétisation. Il y aura là des investissements relativement incompressibles, mais il convient de remarquer que les publications peuvent, vu le tirage important, revenir à bon marché et être vendues sans difficulté. De plus, dans le cadre de l’introduction progressive de la langue maternelle ou d’une autre langue africaine dans l’enseignement « primaire » (dans un premier temps en vue de la désanalphabétisation de l’enfant et de l’acquisition des premiers rudiments de calcul) et dans le « secondaire » (d’abord comme langue obligatoire), le prix de revient pourra être encore moindre si une coordination et une centralisation des publications est réalisée. Si donc on ne peut nier l’existence de dépenses, il n’en reste pas moins qu’elles ne sont pas considérables et les résultats à venir les justifient largement.

Il va de soi que les moniteurs doivent et peuvent être bénévoles si les conditions nécessaires sont créées et que le matériel à utiliser au cours de l’alphabétisation peut être improvisé avec les moyens du bord (morceaux de planche et charbon, papiers d’emballage récupérés, etc.).

Nous avons surtout tenu à montrer les possibilités de réduire les dépenses. Il est clair qu’il y en aura, mieux qu’il en faut et qu’une réalisation de cette ampleur ne peut être obtenue sans participation financière de l’État. Mais si l’on compare l’ampleur de celle-ci au coût que représente les heures de travail bénévole des moniteurs, on mesurera assez le caractère complémentaire de l’intervention de l’État. Par ailleurs, par un choix judicieux de la période de la campagne (saison sèche), il pourra n’en résulter pratiquement aucune perturbation de la vie économique du pays.

Ainsi les problèmes généraux d’éducation peuvent être correctement résolus en un laps de temps relativement court. Cependant, envisagés sur le plan des enfants d’âge scolaire, ils revêtent la forme de problèmes de scolarisation, qui ne relèvent pas forcément des mêmes méthodes d’approche. Aussi nous faut-il les examiner particulièrement.

B. Problèmes de scolarisation en Afrique Noire

D’un point de vue simplement pédagogique, l’alphabétisation et l’éducation des enfants ne peut être conçue dans les mêmes termes que celle des adultes. De plus, les adultes (et dans une certaine mesure les adolescents) sont déjà formés en tant qu’hommes et occupent une position définie dans la vie économique et sociale : l’éducation ne peut raisonnablement pas prétendre effectuer une redistribution systématique des rôles qui leurs sont dévolus même si ceux-ci ne sont pas conformes à leurs capacités réelles, ni reconsidérer le développement déjà accompli de leur personnalité en vue d’une mise en valeur plus profitable aux individus et à la société. Les enfants eux ne jouent pratiquement pas de rôle dans la vie économique et sociale présente (ou en jouent de moins en moins); ils sont en plein développement physique et intellectuel et il est du devoir de la société de les préparer conformément à leurs capacités et à leur goût, à s’épanouir humainement tout en rendant les meilleurs services à la société. C’est dire que l’éducation doit normalement embrasser la période entière qui s’étend de l’enfance à l’adolescence, et mettre en œuvre des méthodes appropriées à son objet et à son sujet.

Ainsi se trouve posé de la façon la plus générale le problème de la scolarisation. Son acuité se trouve renforcée du fait du rôle éminent de l’éducation dans le développement politique, économique, social et culturel dans les conditions propres aux pays de l’Afrique Noire actuelle : en effet un des impératifs de toute politique d’édification économique et de progrès social est la formation de nombreux cadres à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle.

Nous examinerons les différents aspects de la scolarisation en Afrique Noire, ses objectifs immédiats et urgents comme ses perspectives d’avenir, ainsi que les différents problèmes et questions théoriques et pratiques spécifiques aux conditions de nos pays qui y sont étroitement liés.

1. Objectifs de la scolarisation

Il peut paraître à prime abord paradoxal ou superflu d’avoir à examiner la question des objectifs de la scolarisation : on est tenté de considérer qu’il s’agit là d’une chose d’évidence. Outre que ce serait tourner le dos à une étude concrète partant de la situation actuelle des pays d’Afrique Noire, ce serait aussi perdre de vue une des caractéristiques essentielles de cette dernière : l’inexistence d’une politique précise, élaborée et cohérente en matière de scolarisation. Il importe donc de ne pas écarter précipitamment ces questions du champ de notre réflexion; cela d’autant plus qu’il est très douteux que l’on puisse solutionner valablement les problèmes liés à la scolarisation, dégager des conclusions méthodologiques ou élaborer des projets sans un examen préalable et approfondi des objectifs à atteindre. Les faits révèlent en effet des tendances dangereuses : celle consistant en une confusion entre scolarisation et alphabétisation des enfants; réduction des objectifs de la scolarisation à ceux-là seuls qui paraissent revêtir une urgence et une « utilité immédiate » pour les couches dirigeantes des différents États (formation des cadres pour les secteurs politique, économique et social); volonté contradictoire de scolariser tout en évitant soigneusement les problèmes politiques, économiques et sociaux qui ne peuvent manquer de surgir de tout progrès culturel réel des peuples africains et de leurs aspirations à une amélioration de leurs conditions de vie; identification volontaire (?) ou inconsciente (?) de ces problèmes inévitables avec certaines conséquences constatées aujourd’hui de l’enseignement colonial ancien ou nouveau; enfin malgré d’abondants discours et déclarations sur la liaison nécessaire entre la scolarisation et la vie économique des pays, l’absence de tout effort réel pour la traduire concrètement ou l’échec de toutes les tentatives faites dans le cadre du système hérité de la domination coloniale. On constate en effet que beaucoup de gouvernements africains (pour ne pas dire la plupart) semblent « scolariser pour scolariser »; du moins les objectifs majeurs semblent se réduire à l’amélioration par tous les moyens, y compris les plus discutables, de statistiques jugées honteuses pour le pays sur le plan de l’analphabétisme et du taux de scolarisation de la population d’âge scolaire. D’où la profusion de projets de « scolarisation accélérée » que sécrètent les divers experts et conseillers techniques étrangers de ces gouvernements[4], prétendant (avec quelle morgue) résoudre de façon idéale (à peu de frais, en peu de temps, etc.) les problèmes de scolarisation dans les différents États.

Par ailleurs, la volonté si souvent proclamée de développer la formation de cadres nationaux ne se traduit nullement par une intégration de renseignement à la vie sociale et économique du pays : en fait la formation des cadres supérieurs reste dans l’essentiel (à l’exclusion de cadres subalternes) monopolisée par les institutions des pays étrangers.

Toutes ces raisons militent en faveur d’une étude approfondie des objectifs qui peuvent, dans l’immédiat comme dans un avenir plus ou moins lointain, être ceux qu’on peut et doit attribuer à une scolarisation valable en Afrique Noire.

La scolarisation, nous l’avons vu, est la forme concrète sous laquelle se posent les problèmes de l’éducation vis-à-vis des enfants. Dans cette mesure, ses objectifs généraux ne peuvent diverger de ceux de l’éducation des adultes. Néanmoins, ses possibilités d’action plus importantes sur le plan de la formation (s’agissant d’enfants, donc de sujets plus malléables), mais aussi les impératifs sous-jacents à ces possibilités (nécessité de concevoir l’éducation des enfants en conformité avec leur développement propre, donc d’étaler sur une durée relativement importante la mise en œuvre adaptée des différents moyens) confèrent aux questions de scolarisation des caractères assez particuliers. Si comme l’écrivait Paul Langevin, l’éducation scolaire se doit « de former l’être humain à partir de l’enfant, de le préparer et l’adapter aussi largement que possible à la vie, au contact avec la nature et les hommes, à l’action sur les choses d’accord avec les autres hommes », les problèmes d’éducation ne peuvent être correctement posés que par rapport aux objectifs politiques, économiques, sociaux et culturels spécifiques aux conditions des pays de l’Afrique Noire contemporaine. Dans la mesure où ces objectifs doivent être des objectifs nationaux, ils doivent être dégagés des véritables intérêts et des aspirations profondes des larges masses de la population dans les États d’Afrique Noire : affermissement de l’indépendance politique, conquête de l’indépendance économique, élévation du niveau de vie et du niveau culturel, solution des problèmes nombreux et complexes de l’édification de pays socialement et techniquement avancés à partir des conditions de sous-développement. Encore faut-il que les couches dirigeantes des États fassent une politique conforme aux exigences populaires (ce qui n’est précisément pas souvent le cas, notamment lorsqu’elles ont partie liée avec le néocolonialisme), pour que sur le plan de la scolarisation elles puissent traduire ces exigences de façon conséquente. Il vaut aussi d’être noté que toute lutte résolue contre le néo-colonialisme sur le plan économique et politique ne peut se développer sans implications sur le plan de l’éducation et de la scolarisation.

Quoi qu’il en soit, la scolarisation doit donc en Afrique Noire préparer les jeunes générations à faire face demain aux problèmes d’édification politique, économique et culturelle de nations avancées et fraternellement unies, sur la base des États africains actuels balkanisés et arriérés. Elle doit aussi bien contribuer à dégager et former les cadres dans tous les domaines (politique, économique, technique et culturel) que donner à l’ensemble des enfants la formation nécessaire à leur participation pleine et consciente dans le cadre de leurs responsabilités futures d’hommes adultes et de leurs différentes fonctions sociales, à l’édification nationale sous tous ses aspects. Une telle formation implique nécessairement l’accès à l’instruction, donc l’alphabétisation préalable de l’enfant. Mais elle ne peut nullement se confondre avec cette dernière. L’alphabétisation si elle constitue une base suffisante pour l’adulte illettré engagé pleinement dans le processus social où la pratique lui fournit continuellement les éléments d’un progrès ultérieur, est par contre notoirement insuffisante dans le cas de l’enfant : celui-ci, dans la mesure où il participe peu (très partiellement sinon nullement) à la vie sociale et particulièrement à la production ne peut acquérir d’expérience et de connaissances que celles que lui transmettent les adultes. Ce processus peut bien entendu prendre place de façon anarchique et aléatoire : mais il est évident qu’il gagne énormément en efficacité lorsqu’il revêt une forme systématique et organisée. De plus, on doit tenir compte du fait que relativement peu d’adultes dans le milieu social de l’enfant (de brousse en particulier), sont à même de lui transmettre certaines connaissances (qu’ils n’ont pas) et particulièrement tout ce qui se rapporte à certains aspects de l’expérience humaine accumulée hors de nos pays. Si donc l’enfant devait tout acquérir de façon spontanée, il serait confiné dans sa formation au stade des adultes actuels, du moins dans la plupart des cas. La méthode serait inopérante, puisque nous savons que les adultes eux-mêmes ne disposent pas de toute la formation souhaitable.

Il est donc nécessaire que l’enfant reçoive le plus longtemps possible une formation tendant après son alphabétisation, à lui faire acquérir sinon l’essentiel des connaissances et l’expérience indispensables à sa future vie d’adulte, du moins la base minimum qui sauvegardera son développement ultérieur ainsi que sa pleine utilisation par la société. L’expérience acquise dans les autres pays comme l’examen du niveau requis pour s’adapter avec un minimum de chances à l’exercice de différentes fonctions sociales à notre époque désigne pour ce niveau de base celui que donne l’enseignement « primaire » tel qu’il est conçu dans la plupart des pays. Il n’en reste d’ailleurs pas moins que le plus grand nombre d’enfants doivent avoir la possibilité de dépasser ce stade, ce qui est d’autant plus souhaitable qu’à la fin de l’enseignement primaire ils ne peuvent entrer directement dans la production, vu l’insuffisance de leur développement physique et intellectuel.

Faisons remarquer ici que toute tentative de raccourcir inconsidérément la durée de cette période revient soit à abaisser le niveau de formation vers une simple alphabétisation, soit dans le cas où théoriquement le niveau ne serait pas mis en cause, à l’abaisser encore du fait de la non observation de l’étalement nécessaire de la formation pour tenir compte de l’évolution physique, psychique et intellectuelle de l’enfant.

Quant à la formation des cadres, elle implique nécessairement et quel que soit l’objectif envisagé (cadres subalternes, moyens ou supérieurs) un niveau de base correspondant. Là encore la scolarisation « primaire » apparaît comme l’exigence minimum sur laquelle devra se greffer selon le cas soit une prolongation de la formation générale suivie de spécialisation (cadres moyens et supérieurs) soit une formation spécialisée immédiate (cadres subalternes). Les impératifs de la formation des cadres conduisent donc obligatoirement à un allongement de la scolarisation en rapport avec le degré de connaissances requises. On retiendra en particulier que toute politique rentable de formation de cadres ne peut être instituée sans le développement parallèle des secteurs de scolarisation qui prolongent renseignement « primaire ». En termes plus concrets, il ne peut y avoir de formation valable de cadres sans développement de l’enseignement secondaire et technique. Dans la mesure où les besoins en cadres moyens et supérieurs sont les plus pressants dans les différents pays de l’Afrique Noire, cette conclusion devient encore plus capitale.

Enfin un autre aspect de la scolarisation, qui a été constamment et implicitement supposé, est l’adaptation de tous aux conditions concrètes de vie et de travail en Afrique Noire. Il ne s’agit pas seulement de former des paysans « lettrés », des cadres politiques et économiques, des techniciens, mais aussi et surtout des Africains : pour agir efficacement, il leur faudra connaître leur pays, son histoire, sa grandeur et ses faiblesses, comprendre et s’assimiler le génie de leurs peuples. Cet objectif n’est d’ailleurs discuté par personne puisque hommes d’État, intelligentsia proclament unanimement la nécessité de sauvegarder « l’originalité » et la « personnalité » africaines. Quant aux peuples, s’ils font moins de bruit, c’est qu’ils sont en train de la sauvegarder dans les faits. C’est sur ce terrain des faits qu’il faudra aussi se placer pour donner un sens concret à ces proclamations. Or on ne peut dès lors ignorer que les manifestations les plus authentiques de cette « originalité » et de cette « personnalité » africaines (comme d’ailleurs c’est le cas pour tous les peuples), se situent sur le plan de la culture nationale. On y a affaire avec un ensemble très complexe, voire inextricable de mœurs et coutumes, de manières de penser, de sentir, de s’exprimer (aussi bien sur le plan littéraire qu’artistique), d’une conception originale de la vie et d’une attitude correspondante devant la vie. Aussi est-il moins question de prendre artificiellement telle ou telle décision de choix, que de rechercher, trouver et appliquer les mesures propres à permettre aux peuples d’exercer le choix en même temps que l’assimilation originale d’apports extérieurs dont la valeur est indéniable.

La scolarisation doit donc sauvegarder et promouvoir la culture nationale des peuples africains. Tourner le dos à cette tâche sous le prétexte de sa complexité et des difficultés à surmonter serait une véritable désertion, dont les conséquences pèseront sur l’avenir des peuples africains.

2. Problèmes de la scolarisation en Afrique Noire

Une fois précisés les objectifs de la scolarisation, nous examinerons comment elle doit être conduite. De nombreux problèmes théoriques et pratiques se présentent : problèmes méthodologiques, pédagogiques et d’organisation, problèmes économiques et financiers, etc. Nous discuterons ici de façon aussi complète que possible ceux de caractère général; nous signalerons ceux qui ont un aspect technique plus accentué, quitte à y revenir plus complètement à propos de la réforme de l’enseignement en Afrique Noire.

Problèmes méthodologiques, pédagogiques et d’organisation

Un certain nombre de problèmes méthodologiques surgissent dès qu’on se pose la question de savoir comment réaliser concrètement la scolarisation; ils peuvent revêtir tantôt un caractère pédagogique : quelle ou quelles langues utiliser, quelle structure du système d’éducation adopter, quels programmes enseigner, avec quelle orientation et quel contenu? Tantôt un caractère d’organisation : dans quel rapport scolariser dans le primaire et le secondaire.

Nous nous attacherons à la discussion du problème linguistique et de celui du rapport primaire-secondaire dans la scolarisation. Celle relative aux autres questions trouvera tout naturellement sa place dans la partie consacrée à la réforme de l’enseignement.

Problème linguistique. — On ne peut concrètement scolariser sans choix préalable d’une ou de langues d’enseignement. Bien qu’ayant examiné cette question à propos de l’alphabétisation des adultes, nous devons la reprendre ici, compte tenu des particularités propres à la scolarisation des enfants. Nous avons assez souligné la nécessité d’une disjonction des deux questions (analphabétisation et scolarisation) pour tenir les conclusions liées à l’étude de la première comme valables pour la seconde.

De fait, non seulement la scolarisation s’adresse à des enfants, mais elle va bien au-delà de l’alphabétisation et comporte en particulier l’acquisition de connaissances et d’une formation sur la base d’une organisation systématisée qui, dans le cadre de la division sociale du travail, suppose le recours à des agents spécialisés et qualifiés. Dès lors, la discussion concrète du problème linguistique dans la scolarisation doit comporter obligatoirement, non seulement l’aspect théorique de la question, mais aussi de nouveaux aspects pratiques dont l’importance est considérable pour la mise en œuvre concrète.

Sur le plan théorique, ce qui était valable pour l’adulte l’est encore plus pour l’enfant : c’est à travers la langue maternelle ou à défaut une langue africaine que l’enseignement est le plus efficace et le plus conforme aux principes de la pédagogie moderne. C’est par l’utilisation de la langue maternelle (ou d’une langue africaine parlée autour de lui) que l’enfant africain cessera d’être quotidiennement aux prises avec deux mondes différents : celui de l’école et celui de la vie. En même temps que cesse alors la rupture entre l’école et la vie, l’affectivité de l’enfant, sa personnalité ne seront plus constamment exposées au « choc psychologique » et au « dépaysement intellectuel » d’un enseignement en langue étrangère. L’enfant qui a acquis les premiers concepts et s’est exercé aux premières opérations mentales en utilisant sa langue maternelle assimile beaucoup plus rapidement un enseignement dispensé dans cette langue. Il est alors possible de faire directement appel aux acquisitions de l’enfant venues de son milieu social, comme base d’organisation de ses connaissances déjà acquises et d’accès à de nouvelles.

Concernant l’insertion de l’enfant dans son milieu social, les avantages de l’utilisation de la langue maternelle sont aussi nombreux qu’importants : l’enfant à l’école n’est plus subjectivement et objectivement coupé de son entourage; le fait d’aller à l’école ne constitue plus un caractère distinctif qui le sépare des autres enfants et adolescents et de sa famille. Réciproquement il en est de même du point de vue des réactions du milieu social vis-à-vis de l’enfant.

Enfin l’enseignement dans la langue maternelle (ou dans une langue africaine parlée autour de l’enfant) est aussi un moyen puissant de développement de la langue, condition de la naissance d’une culture nationale authentique. Cet aspect de la question de l’introduction des langues africaines dans l’enseignement mérite d’être souligné : elles ne peuvent en effet vivre, évoluer, se développer que dans la mesure où elles sont effectivement utilisées dans les échanges les plus variés, où se crée une littérature correspondante, toutes choses qui impliquent qu’elles soient écrites et enseignées.

Il faut certes, donner, aux Africains « une langue de civilisation », le français ou l’anglais, une langue, qui s’écrive, qui s’entende dans tout le monde civilisé. Mais une telle langue est pour eux étrangère. Elle ne peut pas supplanter, comme langue de culture, telle ou telle langue négro-africaine qui adhère exactement aux formes de pensée qui l’ont forgée, aux êtres et aux choses de milieux très différents des nôtres.

Il conviendra bien plutôt d’écrire les langues nègres et de les revaloriser. L’éparpillement des parlers négro-africains n’est sans doute pas l’obstacle majeur que l’on croit. Au sein de chaque famille linguistique existent des langues dominantes. Les enfants qui ne les parlent pas les apprendront sans peine, s’ils ne les savent déjà, et, grâce à une communauté de structure bien connue, ils y trouveront le même profit culturel que dans leur propre parler. Mais que l’on cultive aussi la danse, les arts plastiques, le sens de l’art dramatique, le goût poétique et épique, des valeurs morales et bien d’autres bases fondamentales des cultures négro-africaines. Non sans doute pour n’y voir que des fins en soi et, sur elles, cristalliser l’individu et les sociétés noires; mais au contraire pour amorcer à partir d’elles une évolution vraie, enracinée dans la vie même (Hommage à Richard Mollard. Présence Africaine. op. cit.[5])

L’examen comparatif des résultats obtenus en matière d’éducation — scolarisation et alphabétisation —, de développement culturel général, d’évolution et d’enrichissement des langues africaines dans différents pays de l’Afrique Noire permet de se convaincre de l’influence déterminante exercée par l’utilisation ou la non utilisation des langues africaines dans l’enseignement sur ces différents aspects de la vie du pays et des populations, aspects dont l’importance et la signification objectives font qu’ils sont à juste titre considérés comme des critères du degré de développement d’un pays. Les données qui suivent concernent d’une part l’ancienne A.O.F. et l’ancienne A.E.F. où l’enseignement a été exclusivement conduit en français et le reste encore, le Ghana et le Nigeria où une partie au moins de l’enseignement primaire — y compris l’alphabétisation de l’enfant — est conduite en langue maternelle. En les confrontant il est indispensable de ne pas perdre de vue les populations respectives de ces pays : 20 millions pour l’ancienne A.O.F., 5 millions pour l’ancienne A.E.F., 6 millions pour le Ghana, 40 millions pour le Nigeria (chiffres actuels). 

D’après les mêmes sources, en 1958, l’effectif scolaire global était de 2.664.551 élèves pour le Nigéria, avec une population scolarisable de l’ordre de 7 millions, d’où un taux de scolarisation d’environ 40 %. Ces chiffres montrent que le taux de scolarisation est plus élevé en valeur absolue dans les anciennes colonies anglaises : en moyenne il est 5 à 6 fois plus élevé que dans les anciennes colonies françaises. De même, le rythme d’accroissement du taux de scolarisation est nettement plus rapide dans les premières que dans les secondes alors que, pour le Ghana, le taux de scolarisation passe de 29 à 63 % en 11 ans (1948-1959), soit un accroissement annuel moyen de 3 %. Pour l’ex-A.O.F., il passe de 2 à 7 % en 12 ans; pour l’ex-A.E.F., de 4 % à 11 % en 10 ans avec des accroissements annuels moyens respectifs de 0,4 % et 0,7 %.

Scolarisation globale en A.O.F., A.E.F. et au Ghana depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale (World Survey of Éducation, UNESCO, p. 422 et suivantes, 439 et suivantes, 478 et suivantes)
Année A.O.F. A.E.F. Ghana
Total des élèves Population scolarisable (milliers) Total des élèves Population scolarisable (milliers) Total des élèves Population scolarisable (milliers)
1945 106.900 3.735 (2%) 184.320
1946 34.862
1947 121.192 39.356 1.052 (4%)
1948 51.395 286.721 847 (29%)
1949 131.406 4.000 (3%) 68.987 291.519
1950 170.378 87.510 271.945
1951 189.841 108.124 300.921
1952 216.543 4.371 (5%) 122.706 1.117 (10%) 418.921 939 (42%)
1953 239.847 129.718 486.118
1954 268.146 133.578 507.786
1955
1956
1957 356.800 5.000 (7%) 168.900 1.500 (11%)
1958 452.797* 9% 203.816 13,4% 624.093 52%
1959 763.337 1.200 (63%)
1960

D’après les mêmes sources, en 1958, l’effectif scolaire global était de 2.664.551 élèves pour le Nigéria, avec une population scolarisable de l’ordre de 7 millions, d’où un taux de scolarisation d’environ 40%.

Ces chiffres montrent que le taux de scolarisation est plus élevé en valeur absolue dans les anciennes colonies anglaises : en moyenne il est 5 à 6 fois plus élevé que dans les anciennes colonies françaises. De même le rythme d’accroissement du taux de scolarisation est nettement plus rapide dans les premières que dans les secondes; alors que pour le Ghana le taux de scolarisation passe de 29 à 63% en 11 ans (1948-1959) soit un accroissement annuel moyen de 3%, pour l’ex-A.O.F. il passe de 2 à 7% en 12 ans, pour l’ex-A.E.F. de 4% à 11% en 10 ans avec des accroissements annuels moyens respectifs, de 0,4% et 0,7%.

Sur le plan des bibliothèques
A.O.F. A.E.F. Ghana Nigéria
Nombre Volumes Nombre Volumes Nombre Volumes Nombre Volumes
1952 13 57.000 2 6.000 8 122.000 15 107.000
1958 38 490.000

En ce qui concerne les autres aspects de la vie culturelle : publications parues dans les pays considérés (en dehors bien entendu de celles à caractère purement administratif : journaux officiels…) les données dont on dispose permettent de constater on développement culturel incomparablement plus important au Ghana et au Nigeria qu’en A.O.F. ou en A.E.F.. De même la vie culturelle revêt dans les premiers pays un caractère plus populaire, et plus large, qu’il s’agisse de ses manifestations littéraires (romans, récits historiques, livres de vulgarisation en langues africaines) ou artistiques (musique folklorique jouée sur instruments traditionnels et orchestres d’instruments « européens »).

Enfin il est édifiant de comparer les chiffres concernant l’importance de l’analphabétisme dans ces différents pays :

  • Ex-A.O.F. et ex-A.E.F. : plus de 95% d’analphabètes;
  • Ghana : 40%;
  • Nigeria : 50%.

L’ensemble de ces faits se passe de longs commentaires : il est parfaitement clair que l’explication doit en être cherchée non pas dans une quelconque philanthropie de la colonisation anglaise par rapport à la française, mais plutôt dans les possibilités objectivement plus grandes de développement culturel qui découlent de l’emploi même partiel des langues africaines dans l’enseignement, quelles qu’aient pu être les raisons initiales de cette politique chez la puissance coloniale britannique. À cet égard, il convient de souligner que les résultats seraient bien plus remarquables si l’utilisation des langues africaines n’était limitée pratiquement à l’alphabétisation de l’enfant comme elle l’a été et le demeure dans la plupart des anciennes colonies anglaises d’Afrique occidentale, même après leur accession à l’indépendance.

Autre critère important sur le plan du développement culturel : le rythme et le volume de la formation de cadres supérieurs autochtones. L’effectif de l’enseignement supérieur existant sur le sol national en donne une idée assez précise.

Les chiffres présentés ci-dessous se rapportent à l’effectif de l’enseignement supérieur existant dans les pays correspondants; pour comparer les effectifs globaux, il faudrait donc tenir compte des étudiants envoyés à l’étranger (en particulier dans les anciennes métropoles). Cependant ils constituent des indications intéressantes sur le développement de l’enseignement supérieur dans les pays respectifs : ils montrent que l’effectif des étudiants était de très loin et toute proportion gardée plus important au Ghana qu’en ex-A.O.F. (il faut tenir compte d’une part des populations respectives et d’autre part des étudiants non autochtones); le fait que l’University Collège d’Achimota soit antérieur à l’Institut des Hautes Études de Dakar et au Centre d’Enseignement supérieur d’Abidjan ne peut à lui seul en fournir la justification; d’autant moins que comme on peut le remarquer, l’University Collège d’Ibadan, postérieur à tous les autres, a connu un rythme assez remarquable de développement des effectifs, particulièrement au cours des dernières années (ce qui est d’ailleurs également vrai pour l’University Collège d’Achimota au Ghana). On retrouve donc ici les mêmes traits généraux dégagés de l’examen comparatif de la scolarisation, à ceci près cependant que, dans le rythme de développement de l’enseignement supérieur local, l’écart entre le Ghana, le Nigeria, l’ex-A.O.F. est notablement moindre que celui observé à propos de la scolarisation.

Journaux quotidiens
Année A.O.F. A.E.F. Ghana Nigéria
Nombre Volume Nombre Volume Nombre Volume Nombre Volume
1949 10 28.000 5* 1.000 9 74.000 15 90.000
1957 7 32.000 4 800 5 101.000 13 224.000
1958 7 33.000 4 183.000 20 239.000
Journaux, revues, périodiques, etc. non quotidiens
Année A.O.F. A.E.F. Ghana Nigéria
Nombre Tirage Nombre Tirage Nombre Tirage Nombre Tirage
1956 12 168.000
1957 12 234.000
1958 14 85.000 14 213.000
Enseignement supérieur local
Effectifs pour l’ex-A.O.F., le Ghana et le Nigeria (World Survey of Education, UNESCO)

Pays

1952-53

1953-54

1954-55

1955-56

1956-57

1957-58

1958-59

1959-60

A.O.F. 292 392 365 498 581 1.069* 1.103*
Ghana 480 430 349 767 716 871 1.051
Nigeria 39 142 229 413 551 704 1.760
Enseignement secondaire (World Survey of Education, UNESCO)
Pays 1956 1957 1958 1959
Ghana 158.052 178.581
Nigeria 43.947 117.414
ex A.O.F. 12.124* 14.948*

On ne peut donc discuter la nécessité de la scolarisation dans la langue maternelle ou une autre langue africaine. Il reste à en examiner les possibilités concrètes : beaucoup de langues africaines n’ont été écrites que par et pour les spécialistes européens et leur introduction dans l’enseignement pose des problèmes. Il est difficile d’enseigner dans certaines de ces langues tout au long de la scolarité complète dès le départ : soit qu’elles n’aient pas connu un développement suffisant, soit que les maîtres actuels ne puissent dans leur généralité assumer cette tâche, soit en raison des travaux divers de mise au point à faire auparavant. Ainsi se pose pratiquement la question de l’éventualité d’une période transitoire pendant laquelle on ne pourra pas scolariser entièrement dans la langue maternelle, (ou une autre langue africaine). Néanmoins, son introduction au stade de l’alphabétisation de l’enfant et de l’acquisition des premières notions de calcul dans l’enseignement élémentaire ne pose aucun problème insoluble. Pour l’essentiel, les questions à résoudre sont celles qui ont déjà été examinées à propos de l’alphabétisation des adultes : choix des langues, choix d’une graphie; mais également certains problèmes particuliers d’organisation, ou à caractère pédagogique — préparation des enseignants, mise au point de leur répartition géographique en tenant compte de la langue à enseigner, élaboration de directives pédagogiques et de syllabaires — qui ne présentent pas de difficulté insurmontable. D’ailleurs on dispose pour ce faire de l’expérience directement utilisable de pays africains tels que le Ghana, le Nigeria, etc., des systèmes de graphie élaborés presque partout par les missionnaires, ou par les spécialistes des langues africaines, et qui constituent également une base de départ très appréciable pour la solution correcte des différents problèmes soulevés. De plus l’apport de toute une série de spécialistes, d’intellectuels, de cadres traditionnels, de gens de diverses professions (vieux enseignants, lettrés arabes, griots, etc.) peut être décisif tant au stade de l’élaboration qu’à celui de l’exécution, y compris dans la préparation des enseignants sous ses divers aspects.

L’expérience de l’enseignement dans les langues africaines au Ghana, au Nigeria, au Kenya et ailleurs indique qu’il est parfaitement possible de conduire d’alphabétisation de l’enfant et l’acquisition des premières connaissances élémentaires en employant une langue africaine. Il n’y a d’ailleurs, en ce qui concerne l’enseignement primaire aucun obstacle sérieux, ni sur le plan pédagogique, ni sur le plan des possibilités objectives que recèlent la presque totalité des langues africaines telles que Swahili, haoussa, poular, yorouba, langues du groupe manding, sonrai et djerma, mossi, wolof, etc. L’utilisation exclusive de la langue maternelle de l’enfant (ou de toute autre langue africaine parlée dans son milieu) devrait au minimum couvrir d’emblée les trois premières années de la scolarité : c’est en effet le délai nécessaire à la réalisation de l’alphabétisation de l’enfant, à la consolidation de sa maîtrise de la langue (expression orale et écrite, grammaire et orthographe, assimilation des concepts), et à l’acquisition d’un minimum de connaissances élémentaires en calcul, histoire, géographie, sciences d’observation, etc.; par ailleurs, compte tenu de l’âge de recrutement des élèves (6-7 ans), cette période coïncide justement dans l’évolution mentale et psychique de l’enfant avec celle du perfectionnement du mécanisme du langage, du développement de la pensée conceptuelle et discursive, de l’élaboration progressive d’une coordination (agencement plus ou moins ordonné des choses, classification). De ce fait, sur le plan pédagogique, il est de loin préférable de se cantonner pendant cette période à l’utilisation exclusive de la langue africaine, puisqu’elle est le moule dans lequel se forme la pensée de l’enfant, un des instruments essentiels de son exploration du monde et de ses rapports avec le milieu social environnant. Il ne peut être que catastrophique de lui imposer une langue étrangère : c’est non seulement confronter l’enfant avec d’énormes difficultés qui ne présentent aucun caractère nécessaire, mais aussi peut-être perturber gravement une des phases les plus fondamentales de la formation de sa pensée et de sa personnalité.

L’introduction d’une langue étrangère européenne (anglais, français, etc.) ne peut raisonnablement être envisagée qu’au terme de ces trois premières années; encore faut-il que son enseignement corresponde à ce qu’elle est objectivement pour l’élève africain : une langue étrangère à son milieu social, à sa mentalité et sa tournure d’esprit. L’enseignement des autres matières doit continuer à se dérouler en langue africaine. Dans la mesure même où une telle orientation est adoptée et traduite concrètement (en particulier sur le plan pédagogique), l’enseignement de la langue européenne ne pourra que bénéficier de ressources supplémentaires : utilisation de la langue africaine pour les explications en classe, dans les manuels, recours à la méthode globale, etc. Cela d’autant plus que l’élève de 9 à 10 ans, déjà alphabétisé, sachant lire et écrire des textes et déjà familier avec une série de notions sera incontestablement mieux placé pour assimiler rapidement l’enseignement qui lui sera dispensé : ses capacités intellectuelles sont notablement plus développées en raison de son âge et aussi de l’enseignement antérieur. Ainsi conduit, l’apprentissage de la langue étrangère peut en 2 ou 3 années permettre d’atteindre un niveau tout à fait acceptable, et pourra d’ailleurs se poursuivre ultérieurement. Il peut aussi contribuer à une meilleure connaissance, une meilleure appréciation, un plus grand attachement à la langue africaine (les traductions de contes, légendes, proverbes, devinettes, etc., sont à cet égard très édifiantes).

Un autre aspect du problème de l’introduction de langues africaines dans l’enseignement au stade du primaire et de la poursuite ultérieure de son utilisation dans la scolarité « secondaire » doit retenir l’attention : pour avoir une signification et une portée réelle, pour révéler toutes ses possibilités et libérer toutes ses potentialités, une telle orientation doit nécessairement aller de pair avec l’alphabétisation de la population. Ainsi et ainsi seulement, l’enseignement de la langue africaine pourra revêtir son véritable sens national et humain; en même temps seront alors réalisées les conditions indispensables à un enseignement correct de la langue et écarté le danger de l’apparition d’une « langue des écoles » à côté de celle utilisée par le peuple (l’exemple de l’arabe — parlé et littéraire — est à ce sujet très instructif). De plus, avec les conséquences prévisibles de l’alphabétisation de la population active sur la vie politique, économique, sociale et culturelle (extension continue de l’utilisation des langues africaines, élévation du niveau culturel, etc.) seront renforcés en même temps que sauvegardés les liens de l’école avec la vie sociale. Que l’alphabétisation soit envisagée avant ou parallèlement au démarrage de l’enseignement en langue africaine, le délai nécessaire (un à deux ans) ne peut en tout cas servir de prétexte pour justifier ou camoufler le refus de la remise en question de la conception actuelle de l’éducation. Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce que l’introduction des langues africaines se fasse pendant que continue encore l’alphabétisation de la population adulte : au contraire, l’utilisation des maîtres et des élèves dans la lutte contre l’analphabétisme ne peut qu’être bénéfique par l’apport qui en résultera pour l’enseignement.

En tout cas, il est indispensable de réaliser clairement que l’utilisation d’une langue africaine pendant toute la scolarisation implique que l’alphabétisation soit avancée sinon terminée, de façon qu’un développement relatif de la langue ait pu s’instaurer, que son usage se soit notablement étendu à tous les secteurs de l’activité sociale du pays (administration, rapports économiques, presse et information, etc.) et qu’elle ait nettement supplanté la langue de l’ancienne puissance coloniale dans tous les actes de la vie politique, administrative, économique, etc. Si au niveau de l’enseignement élémentaire, l’emploi des langues africaines ne soulève pas de difficultés sérieuses (en particulier le degré de développement actuel de la plupart des principales langues africaines étant suffisant pour permettre de mener à bien les objectifs assignés à ce secteur de l’éducation), il n’en est plus de même aux étapes ultérieures de l’éducation : dans l’enseignement secondaire et technique, avec l’élargissement de l’éventail des matières et l’approfondissement progressif des connaissances, apparaît la nécessité de disposer d’un vocabulaire scientifique et technique relatif aussi bien aux sciences de la nature qu’à l’économie, aux rapports sociaux, etc. Or un tel vocabulaire n’existe pas pour certaines branches (plus exactement il n’est pas encore fixé) ou bien n’est pas suffisamment riche. Ce n’est évidemment qu’à travers les différents aspects de la vie sociale que ce problème peut être résolu : il ne peut en effet être question d’inventer de toutes pièces et en dehors de la vie et de l’expérience des masses populaires un vocabulaire qui serait imposé par la suite; au contraire, c’est en permettant à ces dernières d’enrichir elles-mêmes les langues comme elles n’ont jamais cessé de le faire, par la création de mots nouveaux ou l’adoption de termes d’origine étrangère (et ce processus peut être porté à un plus haut degré, notamment dans le cadre même de leurs activités politiques, économiques, sociales, et culturelles), qu’une solution correcte pourra se dégager. Ce qui n’exclut d’ailleurs pas un recours parallèle à d’autres moyens ou méthodes de création de mots nouveaux (notamment, par des commissions spécialisées comprenant obligatoirement des spécialistes de tous niveaux — ingénieurs, professeurs, juristes, hommes politiques, économistes, ouvriers spécialisés, etc.) travaillant dans la branche intéressée.

Il y a certainement d’autres problèmes importants soulevés par l’introduction des langues africaines dans l’enseignement et la généralisation progressive de leur utilisation : problèmes pédagogiques et d’organisation (rédaction de manuels et des programmes, mise sur pied d’une structure adéquate de l’éducation, etc.), sans oublier ceux qui ont déjà été examinés à propos de l’alphabétisation des masses populaires en Afrique Noire (choix de la ou des langues, de la graphie, etc.). En attendant une discussion approfondie qui trouvera tout naturellement sa place dans le cadre de l’étude des grandes lignes d’une réorganisation complète du système actuel d’éducation, quelques remarques d’ordre général méritent d’être présentées ici :

a. La solution complète de tous les problèmes essentiels (études et enquêtes, choix de langues, mise au point éventuelle d’un alphabet, rédaction des manuels et élaboration des programmes) peut exiger un délai plus ou moins long selon les moyens mis en œuvre et les méthodes employées (de l’ordre de 5 à 6 ans pour pouvoir conduire la scolarisation complète en langue africaine); ceci n’implique nullement qu’il faille se refuser (bien au contraire) à faire les pas rendus possibles au fur et à mesure du « déblaiement du terrain ».

b. Les difficultés à surmonter, qui sont très réelles et variées, ne pourront pas disparaître par « enchantement » du seul fait qu’on « attend » ou renvoie leur solution à plus tard : étant dues pour la plupart à la stagnation et au frein imposés aux langues africaines par le régime colonial, elles ne peuvent être éliminées par le maintien d’un enseignement conduit en langue étrangère : pourquoi et comment en effet, l’arme qui a si efficacement servi le colonialisme dans sa politique obscurantiste, se transformerait-elle subitement en instrument de progrès? Serait-ce du seul fait que des africains ont en mains le pouvoir politique? À moins d’avoir peur de la vérité, il faut appeler les choses par leur nom : c’est clairement d’un suicide qu’il s’agit. Le seul moyen sûr de l’éviter est de retourner l’arme, en d’autres termes de donner résolument la priorité aux langues africaines dans l’enseignement.

c. Enfin, il convient de souligner une fois de plus qu’il n’est pas question (et il ne l’a jamais été) de vouloir supprimer l’enseignement des langues étrangères européennes dans les pays de l’Afrique Noire, pas plus celle de l’ancienne puissance coloniale que celles des autres pays; personne ne peut nier ni détruire les liens d’estime et de respect réciproques de solidarité agissante que l’histoire de leur lutte commune contre le même exploiteur et le même oppresseur (la bourgeoisie impérialiste et l’ancienne métropole) a tissés entre les peuples des pays colonisés et ceux des anciens pays colonisateurs; de même il ne peut être question de chercher à affaiblir l’amitié, la sympathie, l’admiration mutuelle qui n’ont cessé de se développer entre les peuples d’Afrique Noire et les autres peuples du monde, en particulier ceux des pays du camp socialiste, dont le soutien, l’aide se sont manifestés concrètement et continuent à se manifester à travers les nombreuses péripéties de la lutte des peuples africains. Ne serait-ce que pour sauvegarder ces liens (dans l’intérêt bien compris de nos peuples comme des autres peuples) et pour les développer nous devons faire enseigner le français, l’anglais, l’allemand l’arabe, le russe, l’espagnol, dans nos écoles, de façon à permettre des échanges fructueux et féconds sur le plan culturel, scientifique et technique, économique, etc. Ce serait certes gaspiller une des plus grandes chances de nos peuples que d’y renoncer, mais on ne peut confondre une telle attitude avec l’abandon pur et simple de nos langues, le renoncement à l’avenir de nos propres cultures nationales prônés par de trop nombreux intellectuels africains (?) (hommes politiques de différentes « tendances », universitaires) conscients ou inconscients, qui entonnent sans aucun trouble ni aucune gêne les refrains des idéologues patentés de l’impérialisme et du néo-colonialisme. Le bon sens et la sagesse populaire indiquent que « le bâton a beau séjourner dans le fleuve, il ne deviendra pas un caiman » et « l’harmattan a beau souffler il laissera à la pintade les zébrures de son plumage (proverbe djerma) »; ajoutons que le premier peut pourrir et la seconde être ensevelie. Les peuples d’Afrique ont grand intérêt à être « Poreux à tous les souffles du monde », mais certes pas « lit sans drain de toutes les eaux du monde[6] ». Et les intellectuels africains conscients, tous les patriotes doivent comprendre et se convaincre, que la démarche laborieuse et féconde de l’abeille butinant à toutes les fleurs est à l’opposé de celle du singe s’affublant pour parader du premier accoutrement mis à sa portée. Peut-être, faut-il réaliser aussi que l’orientation vers l’adoption de langues étrangères en Afrique Noire, au nom d’un prétendu réalisme est contre nature et sans rapport avec les « réalités » africaines dont aiment à se gargariser bon nombre d’hommes politiques : ce serait simplement nous engager dans une voie sans issue (du moins pour ceux qui seront scolarisés tant il est vrai que par le fait même d’un tel choix, le peuple dans sa majorité reste et restera pratiquement étranger au simulacre de mouvement culturel qui peut voir le jour; cela découle directement et du rythme de la scolarisation, et des caractéristiques démographiques de nos pays, et enfin de ceci que, de l’avis même des spécialistes européens de l’Afrique Noire, nous sommes un peuple impossible à assimiler.

Des rapports de la scolarisation dans le « primaire » et dans le « secondaire »

Rejetant la conception de l’enseignement compartimenté en primaire et secondaire, nous entendons par « primaire » ces années de l’éducation des enfants qui correspond à l’acquisition d’une formation de base indispensable à tout individu de notre époque pour lui permettre un perfectionnement ultérieur, par « secondaire » la période suivante, qui amène l’enfant puis l’adolescent à un niveau à partir duquel il est apte à recevoir la formation la plus hautement spécialisée qui soit. Ces précisions apportées, nous devons discuter si et dans quelle mesure la scolarisation doit viser en Afrique Noire, soit l’enseignement primaire, soit l’enseignement secondaire (ce qui évidemment suppose un développement correspondant du primaire), soit la réalisation d’un certain rapport entre ces deux secteurs de l’éducation. Il s’agit en effet de questions agitées par les différents experts de l’éducation auprès des gouvernements africains et qui sont effectivement d’importance en matière d’orientation de la politique de scolarisation.

C’est surtout d’un problème concret qu’il s’agit; sur le plan de principe, tous les enfants doivent avoir un droit égal à l’éducation, que ce soit au niveau du primaire, du secondaire et du supérieur. C’est un fait qu’avec la base de départ qui est celle des pays africains en ce qui concerne l’éducation (comme d’ailleurs l’économie, l’organisation sociale et politique), on ne peut dans l’immédiat réaliser cet objectif. Il est donc urgent et indispensable, dans la mesure où on veut réellement le faire, de chercher et trouver sur le plan méthodologique les mesures à prendre; nous en avons déjà examiné une, (l’introduction de la langue maternelle ou d’une autre langue africaine) dont les répercussions favorables à une extension rapide de la scolarisation primaire sont évidentes. Mais il faut aussi étudier comment mener la scolarisation en tant que processus (quelles doivent être ses différentes étapes et leurs caractéristiques principales), pour atteindre le plus rapidement et avec le maximum d’efficacité le but fixé, que nous considérons d’ailleurs non comme une fin en soi jaillie du cerveau d’un homme, mais bien plus comme un impératif de développement économique, social et culturel des peuples africains, et de la solution dans les meilleures conditions des problèmes complexes et variés qui leur sont posés ou le seront. En d’autres termes comparant la scolarisation à son stade achevé à un édifice à construire, il faut déterminer outre la façon de construire (le type d’architecture, la nature de » matériaux, etc.), la technique même de la construction (des fondations et matériaux nécessaires, des murs, etc.) nécessairement liée aux matériaux utilisés et aux connaissances techniques, en un mot à l’ensemble des moyens disponibles.

Nous devons partir de l’étude déjà faite de la situation actuelle en matière d’enseignement en Afrique Noire, des mesures déjà établies comme indispensables : scolarisation primaire la plus développée possible, scolarisation secondaire en rapport avec les besoins énormes de cadres divers, introduction de la langue maternelle (ou d’une langue africaine). Or les tâches d’édification économique, sociale et politique, appellent un développement impératif de l’enseignement primaire; ce développement à son tour implique une formation de maîtres qui revêt un caractère d’autant plus important que l’introduction de la langue doit être réalisée. À son tour la formation des maîtres implique le développement de la scolarisation secondaire, qui est par ailleurs la base essentielle de la formation des cadres moyens et supérieurs qui font tragiquement défaut en Afrique Noire.

En effet :

a. La formation des maîtres de l’enseignement primaire exige une base de culture générale sur laquelle sera greffée la formation professionnelle proprement dite. Si l’on veut sauvegarder le niveau de l’enseignement, la qualification des maîtres doit absolument être considérée comme un problème crucial : il est universellement reconnu que pour enseigner à un niveau déterminé, il est indispensable au maître d’avoir un niveau nettement supérieur. Le maître du primaire devra donc avoir reçu une instruction secondaire complète ou non. Par ailleurs, il est aussi reconnu que l’enseignement primaire, en égard aux étapes de l’évolution de l’enfant auxquelles il correspond, exige une formation pédagogique solide et l’aptitude à « s’imposer » aux enfants; il est donc particulièrement indiqué que le maître du primaire soit un homme fait, et non un adolescent[7]. Enfin, il est souhaitable comme tout enseignant et plus généralement comme tout homme, qu’il puisse continuer à se perfectionner (non seulement professionnellement, mais de façon générale), ce qui implique également qu’il ait un niveau de base suffisant. Ainsi, tout conduit à réaliser la formation des maîtres du primaire à travers une fréquentation de l’ordre de 3 à 4 ans dans le secondaire, suivie d’une formation professionnelle pendant 1 à 2 ans.

b. Les cadres moyens dans les divers domaines d’activité (enseignement, santé publique, élevage, agriculture et coopération, administration, etc.) doivent posséder une maîtrise suffisante de la spécialité considérée, qui ne peut être acquise que sur la base d’une spécialisation qui sans être de niveau très élevée, n’en doit pas moins être assez sérieuse. Le niveau technique actuel est tel qu’une culture générale minimum est absolument indispensable; qu’il s’agisse de former des cadres de l’économie (finances, planification, commerce, coopération), les assistants de santé ou d’élevage devant être les médecins et vétérinaires de brousse, les techniciens du bâtiment, des travaux publics, de l’agriculture, de diverses branches industrielles, le niveau de base requis est très notablement supérieur à celui de la fin du primaire. C’est donc là aussi, après une scolarisation secondaire complète ou non, que la spécialisation pourra valablement se faire. C’est aussi le seul moyen de donner aux cadres une culture générale suffisante pour leur permettre de ne pas tomber au bout de très peu de temps dans un praticisme étroit, mais au contraire, dans leurs branches respectives, de pouvoir améliorer constamment leur qualification et de ne pas être en dehors des progrès réalisés.

c. En ce qui concerne les cadres supérieurs, dont la formation est d’un niveau théorique plus poussé, l’enseignement secondaire complet est la seule base que l’on puisse envisager. Si les besoins sont très inégaux, il n’en reste pas moins que le développement de l’enseignement secondaire exige la formation de nombreux professeurs de toutes spécialités. Les efforts dans ce sens doivent être d’autant plus importants que le nombre actuel de professeurs est très faible. De même, la formation d’ingénieurs, de médecins spécialistes, de vétérinaires, d’agronomes, d’économistes, revêt une importance capitale pour un véritable développement des pays de l’Afrique Noire.

La conclusion qui s’impose est que la clef de presque tous les problèmes réside dans un développement préalable et conséquent de l’enseignement secondaire. Il est certain que cela implique un certain développement de l’enseignement primaire, ne serait-ce que pour fournir, d’abord une base de sélection assez large pour le secondaire (dans la période transitoire où tous les enfants ne peuvent y accéder), et ensuite pour tendre, même dans les conditions d’un effort principal porté sur le secondaire, à réaliser partiellement et progressivement la généralisation du primaire. On doit d’autant plus accorder une prééminence transitoire à la progression du secondaire qu’il présente un retard relatif considérable par rapport au primaire dans tous les pays de l’Afrique Noire actuelle. C’est d’ailleurs ce retard (consciemment voulu et réalisé sous le régime colonial) qui explique le manque de cadres moyens et supérieurs, alors que les titulaires du Certificat d’études « traînent » dans les rues de bien des villes et villages africains. Par ailleurs il est illusoire de penser (comme semblent le faire un certain nombre de gouvernements d’États africains) que la seule scolarisation primaire permettra de faire face aux problèmes économiques (développement de la production agricole en particulier) dans l’immédiat, encore moins dans le cas d’une scolarisation « accélérée » (donc raccourcie). L’âge moyen des enfants à la fin de l’enseignement primaire, étant de 12 à 13 ans, ils ne peuvent être véritablement insérés avec efficacité dans la production. Les tentatives tenaces de certains experts étrangers (français et autres) en vue d’orienter la politique des gouvernements africains dont ils sont les conseillers vers ce type de « scolarisation-accélérée-pour-enfants-de-paysans » au détriment d’une alphabétisation des adultes (qui tout de même constituent la population active du point de vue économique, social et politique) en disent long sur le manque de sérieux et le sabotage systématique dont ces experts sont les inspirateurs intéressés. Ainsi lors d’une des Conférences des Ministres de l’Éducation de 34 États africains, tenue à Paris, la résolution adoptée déclare : « qu’ils estiment nécessaire… d’intensifier l’enseignement rural et d’adapter l’école rurale au milieu rural, notamment à l’agriculture et l’artisanat, cela afin de rendre la vie du cultivateur aussi attrayante et aussi pleine que la vie du citadin » (Le Monde, 1er et 2 avril 1962).

La même conférence, il est vrai, estime également nécessaire « d’entreprendre et de développer la recherche et les expériences sur les techniques d’enseignement des langues, dans la langue maternelle et dans des langues autres que la langue maternelle, et dans ce cas de prendre des mesures en vue d’enseigner une seconde langue de grande communication ».

Voilà qui en dit long sur les arrières-pensées qui guident l’organisation de l’enseignement rural : il est en effet implicitement admis que l’école rurale (école de brousse) doit préparer les enfants à devenir exclusivement des cultivateurs; de plus, les objectifs explicitement proclamés montrent quelle conception bien pauvre de l’éducation en ont les ministres africains responsables : rendre la vie du cultivateur plus attrayante, les membres d’une troupe théâtrale… ou d’un orchestre ne viseraient pas mieux… Quant à l’enseignement en langue africaine, on peut remarquer qu’une question aussi importante est noyée dans « l’enseignement des langues en général », mieux, que la perspective, même à l’échelon de la recherche, de la mise en œuvre d’une telle décision est subordonnée à des mesures concernant « l’enseignement d’une seconde langue de grande communication ». Il est pour le moins difficile de voir le lien d’une telle langue avec les « attractions » pro-mises au cultivateur africain!

Par contre, la « seconde langue de grande communication » étant, cela va de soi, une langue européenne, il ne s’agit rien moins que d’une « codification » de la situation actuelle, et cela d’autant plus que c’est en fait cette « seconde langue » qui se trouve être la langue actuelle d’enseignement.

C. Problèmes économiques et financiers

Une étude des problèmes de scolarisation dans les pays de l’Afrique Noire contemporaine ne peut sous aucun prétexte passer sous silence les questions économiques et financières liées à la scolarisation. Leur importance et leur acuité nous font on devoir impérieux de les examiner et cela d’autant plus que ce domaine constitue trop souvent la base de spéculations plus ou moins gratuites de nombreux experts en même temps qu’une sorte de « question préalable » pour tous les gouvernements.

C’est un fait que toute « doctrine » de scolarisation élaborée sans tenir compte de la valeur des dépenses et investissements à réaliser peut se révéler inapplicable. C’en est un autre que la scolarisation en Afrique Noire est réputée « coûter trop cher ». Et bien que nous soyons en désaccord formel avec tous ceux qui sèment et développent l’idée suivant laquelle les états « dépensent assez » sinon « trop » pour l’enseignement, nous pensons effectivement que la scolarisation (si on peut qualifier ainsi la politique coloniale en matière d’éducation telle qu’elle a été menée avant l’accession des États africains à l’indépendance politique) a effectivement coûté trop cher pour les résultats atteints. Nous aurons d’ailleurs, chemin faisant, à voir de près les raisons très instructives de cette situation.

  • Les dépenses liées à la scolarisation peuvent être analysées en considérant respectivement :
  • Les dépenses dans le domaine des constructions scolaires et de l’équipement scolaire (construction des écoles, achat du matériel scolaire : meubles, livres et matériel technique).
  • Les dépenses d’entretien des élèves (du moins de ceux qui bénéficient de bourses et allocations diverses).
  • Les dépenses concernant le personnel (en service ou en formation).
  • Les dépenses de mise en place des différents organismes et services nécessaires à la mise en œuvre de la scolarisation (études, services pédagogiques, publications diverses).

Il est à remarquer que le volume des dépenses à prévoir est très inégalement distribué entre ces différents secteurs, les plus élevées du moins en principe, étant celles relatives à la construction et l’équipement des établissements scolaires, au personnel enseignant et à l’entretien des élèves. C’est donc celles qu’il est indispensable de discuter plus particulièrement en détail.

1. Constructions scolaires et équipement

En ce qui concerne tout d’abord les constructions scolaires, un certain nombre de remarques préliminaires s’imposent : on doit distinguer du point de vue des dépenses, celles relatives aux écoles appelées à s’étendre notablement à travers les États à l’échelle des villages et petites villes dans l’immédiat, et celles relatives à l’érection d’établissements de caractère régional ou « national » (établissements comportant l’enseignement secondaire ou d’enseignement technique et professionnel spécialisé). L’attachement profond des masses africaines à l’éducation et l’instruction de la jeune génération comme des adultes s’est déjà traduit, partout où l’initiative populaire a pu s’exercer, par la construction de nombreuses écoles au moyen des investissements humains. Ainsi en République de Guinée, en République du Mali, les populations ont déjà pris en mains la préparation de l’avenir de leurs enfants sans attendre passivement les décisions des gouvernements. Ces manifestations d’une prise de conscience aigüe de l’importance de l’éducation peuvent surgir partout en Afrique Noire pourvu que la politique des gouvernements ait une orientation véritablement nationale, conforme aux intérêts et aux aspirations des masses populaires. Il dépend donc surtout des gouvernements des États africains, des partis politiques au pouvoir (et des populations naturellement) de mettre à profit les possibilités immenses de l’initiative créatrice populaire pour changer radicalement la position financière du problème de la construction des écoles. Ainsi peuvent être érigées de nombreuses écoles, sans intervention financière importante du budget d’État; du même coup, les populations indiquent la véritable solution aux problèmes des matériaux de construction : selon leurs moyens, elles bâtissent en « banco » en paille ou « en dur ». Dans tous les cas les problèmes d’entretien sont virtuellement résolus, tant il est évident qu’après s’être donné une école, un village ou un quartier n’assistera pas à son délabrement et sa ruine sans y remédier à temps. On peut donc affirmer sans être démenti par les faits, que les dépenses de budgets des États africains en matière de constructions scolaires peuvent être ramenées à un volume relativement bas. Il y aura certes à donner une aide (à l’échelon de la division administrative dont dépend la ville ou le village) qui peut prendre des formes variées (fourniture de matériaux indispensables mais difficiles à trouver sur place, d’ouvriers qualifiés pour diriger la construction, etc.). Les « économies budgétaires » réalisables seront d’autant plus importantes que la tendance générale est à la construction d’écoles avec les matériaux importés, ce qui, compte tenu de leur prix d’achat et des frais de transport supplémentaires (la dispersion de la population étant très grande), entraîne des prix de revient élevés.

La construction d’établissements comportant l’enseignement secondaire ne se pose concrètement (au moins dans une première phase) qu’à l’échelle d’un ensemble régional plus ou moins étendu. Il n’est pas illusoire de penser, malgré que les bâtiments correspondants doivent être plus importants, que les réalisations dans ce domaine puissent également dans une certaine mesure être effectuées par la population. Cependant il apparaît plus rationnel et plus raisonnable (eu égard aux efforts divers demandés aux populations) que le Budget d’État se charge, au moins dans une première étape, des créations nouvelles d’établissements du type secondaire, de l’essentiel des dépenses. Dans une phase ultérieure, les possibilités liées aux réalisations économiques pourront permettre une plus grande participation aux dépenses des organismes régionaux correspondants. Dans l’immédiat, une « compression » relative des dépenses, ne peut découler que de l’étude d’une implantation rationnelle de ces établissements. On peut remarquer de ce point de vue que l’enseignement secondaire pouvant (et devant même) être divisé en deux cycles (complet et incomplet, correspondant aux niveaux de formation générale des cadres moyens et des cadres supérieurs), il est plus rationnel pour tenir compte des besoins en cadres moyens comme de la dispersion des populations, de répartir judicieusement les établissements d’enseignement secondaire incomplet ou complet à travers le pays. En même temps, il est de beaucoup préférable de construire des établissements d’importance notable (mille élèves) de façon à pouvoir concentrer les moyens disponibles. Une caractéristique remarquable de l’enseignement secondaire dans sa forme actuelle et de ce point de vue, est la dispersion des moyens (création de petits établissements) qui a pour conséquences des dépenses disproportionnées en matériel (bâtiments) et personnel (un professeur pour 15 élèves en moyenne au lieu de 30). En même temps qu’elle améliorera ainsi très notablement l’état actuel des choses, une telle politique a de nombreux avantages : économie dans les dépenses, mais aussi transformation possible des établissements d’enseignement secondaire incomplets en établissements complets du fait de leur adaptation à un effectif important; en effet, lorsqu’ultérieurement le développement de la scolarisation s’accentuera, elle se traduira surtout par l’apparition de nouveaux établissements d’enseignement secondaire plus petits, parce que conçus à l’échelle de collectivités plus restreintes; il sera alors souhaitable (voire indispensable) de pouvoir augmenter le nombre d’établissements complets, ce qui sera possible en s’adressant aux anciens établissements incomplets, s’ils sont d’importance suffisante. D’ailleurs les possibilités de combinaison offertes seront alors telles qu’on pourra avoir des établissements « incomplets », « complets » et « complets-incomplets » (ne comportant que les années postérieures au « cycle incomplet » et qui peuvent se révéler nécessaires à l’échelle régionale).

En ce qui concerne l’ordre de grandeur des dépenses budgétaires, la concentration des effectifs permet de les réduire très notablement : on sait que plus un bâtiment est important (en particulier du point de vue de sa hauteur), plus le prix de revient du mètre carré habitable est divisé par un coefficient plus grand. De plus, l’utilisation de matériaux locaux (briques cuites en particulier) permet d’abaisser considérablement le coût des bâtiments; une politique économique de création d’industries (en particulier de matériaux de construction) peut même libérer de toute contrainte dans le choix de ces derniers.

L’équipement des établissements scolaires englobe les meubles scolaires (tables d’élèves, bancs, chaises, tables de professeurs, etc.), le matériel scolaire (livres, cahiers et fournitures diverses), l’équipement scientifique (appareils et matériel spécialisé d’enseignement). Nous aurons donc à traiter successivement des dépenses relatives à ces différents secteurs.

a. Le mobilier scolaire est certainement un des secteurs où les dépenses sont d’une part inévitables mais aussi où elles peuvent être notablement réduites : à condition de s’orienter résolument vers l’utilisation de meubles fabriqués sur place (ce qui est possible, la plupart d’entre eux étant en bois), et de meubler avec moins de luxe (ce qui n’exclut nullement un certain goût et une bonne adaptation à l’utilisation), d’abandonner l’importation systématique du mobilier scolaire qui revient d’autant plus cher qu’il s’agit de matériaux encombrants. Au demeurant, il est possible (et il ne tient qu’aux gouvernements) de créer des ateliers de menuiserie (du bois, métallique, etc.) permettant une production à grande échelle d’un mobilier scolaire démontable (donc facilement transportable); si l’on considère les économies subséquentes à une telle mesure, les investissements en machines-outils qu’elle comporte s’avèrent plus que rentables : en même temps que le mobilier scolaire proprement dit, divers autres meubles peuvent être produits. Les écoles professionnelles et divers établissements scolaires techniques peuvent en outre prendre part à cette production au lieu de consommer des matières premières sans rien fournir d’utilisable.

b. En ce qui concerne le matériel scolaire, des mesures analogues peuvent être prises : la production locale des cahiers, des livres et manuels scolaires, s’impose d’ailleurs si l’on s’oriente vers une introduction de la langue maternelle (ou d’une langue africaine) dans l’enseignement et l’alphabétisation des adultes. L’acquisition d’une imprimerie étant par ailleurs posée à chaque État, c’est donc à un usage polyvalent qu’il faut songer, concernant l’imprimerie et l’organisation de l’édition : journaux, publications, imprimés administratifs aussi bien que cahiers, livres, manuels scolaires ou non. Là aussi, les investissements impliqués sont justifiés par la rentabilité évidente et l’existence et le développement d’un marché important pour la production.

c. Les livres et manuels, pour être imprimés sur place doivent aussi être produits : c’est là une question qui mérite d’être soulignée; on peut affirmer, concernant aussi bien l’enseignement primaire que le secondaire qu’elle peut être résolue, à condition que le corps enseignant dans son ensemble soit mis à contribution. C’est d’ailleurs beaucoup moins la volonté et la capacité de rédiger des livres et des manuels que le cadre valable pour le faire (programmes) qui font actuellement défaut sur ce plan. Au demeurant, un certain nombre de manuels d’enseignement ont déjà été produits (en histoire notamment) et il n’est pas douteux que d’autres suivent dans la mesure où leur nécessité s’imposera.

d. L’équipement scientifique des établissements (actuellement notable seulement dans ceux de l’enseignement secondaire) a une importance capitale, particulièrement pour la valeur réelle de l’enseignement et de la formation scientifique dispensés. Extrêmement insuffisant à l’heure actuelle, il exige un développement réel dans le cadre d’une politique de formation de cadres scientifiques et techniques. À l’heure actuelle, la totalité du matériel correspondant est importé de l’étranger, qu’il s’agisse d’appareils électroniques ou de squelettes d’animaux, de microscopes ou de dispositifs ne comportant que planches et poulies, d’où les dépenses relativement importantes qu’entraînent leur acquisition. Pourtant, il est possible, là aussi, d’instituer et d’organiser la production de toute une gamme de ces appareils : si l’on écarte les appareils les plus complexes, un grand nombre peuvent être fabriqués sur place, pourvu qu’on se procure les outils nécessaires et les matières premières indispensables (bois, métaux ou alliages divers); soit dans le cadre des mesures déjà préconisées (création d’ateliers) soit encore en mettant à contribution les écoles professionnelles et autres établissements d’enseignement technique, soit d’ailleurs aussi en faisant appel au travail des élèves en général, il est parfaitement possible de réduire le volume de l’équipement importé aux seuls appareils qui ne peuvent être fabriqués sur place.

Une équipe d’ingénieurs, de professeurs, d’ouvriers travaillant collectivement peut facilement concevoir, mettre au point, et réaliser les modèles à reproduire.

Ainsi, sur le plan des constructions scolaires et de l’équipement, il est incontestable que des moyens réels d’abaisser les dépenses existent, qui peuvent être mis en œuvre immédiatement. Il est certain que certaines dépenses demeurent indispensables; en particulier nous avons mis en relief un certain nombre d’investissements qu’on ne peut esquiver : construction des établissements d’enseignement secondaire, équipement en machine-outils diverses d’ateliers de fabrication de meubles, appareils et instruments, imprimerie d’importance suffisante. Les dépenses correspondantes peuvent d’ailleurs être amoindries par l’utilisation judicieuse du matériel existant déjà (machines-outils des établissements techniques ou des ateliers mécaniques divers, des garages administratifs etc.) et l’intégration systématique des écoles professionnelles et techniques dans la production d’une partie de l’équipement. Quoi qu’il en soit, c’est un fait que la scolarisation ne pourra se faire sans efforts financiers importants, et reculer devant eux sous prétexte de « non rentabilité » serait commettre une grave faute et se condamner aux lamentations concernant les besoins en cadres, les progrès de la production et bien d’autres aspects de la vie des États de l’Afrique Noire actuelle.

2. Dépenses d’entretien des élèves

Du fait de la faiblesse du niveau de vie de l’écrasante majorité des populations africaines, l’enseignement a essentiellement revêtu (en dehors de l’enseignement privé qui tient une place importante dans certains États) un caractère gratuit et au surplus, les élèves de l’enseignement secondaire technique et professionnel sont dans leur quasi-totalité matériellement entretenus ou aidés par le Budget d’État sous la forme de bourses et secours divers. Il en découle des dépenses, dont on a tendance à exagérer l’importance relative : à titre d’exemple, elles constituaient moins de 16% du Budget de l’Éducation de la République du Mali en 1960, qui représentait lui-même 17% du Budget National. Sans compter que tout développement démocratique de l’enseignement doit se faire dans le sens d’une extension de sa gratuité réelle (et non théorique), les conditions économiques et sociales concrètes des pays de l’Afrique Noire font une obligation d’accroître constamment les sommes affectées à l’entretien des élèves (particulière-ment à ceux de l’enseignement secondaire) : c’est à ce seul prix que les effectifs de l’enseignement secondaire pourront être accrus en même temps que comporter les enfants des différentes couches de la population. C’est aussi un impératif en ce sens que les conditions matérielles jouant un grand rôle dans le rendement de l’enseignement du point de vue des résultats, la seule création d’établissements nouveaux sans celle parallèle de conditions de vie et d’études favorables reviendrait à maintenir ou même aggraver l’inégalité entre enfants des villes et des campagnes devant l’éducation. On peut dès lors voir quelle signification objective donner aux affirmations de certains experts, selon lesquelles il n’y aurait d’avenir pour la scolarisation en Afrique que par la suppression de la gratuité de l’enseignement et des bourses d’études et le développement subséquent de renseignement privé…

Ces remarques faites, on peut examiner dans quelle mesure le coût de l’entretien peut être abaissé, de façon à permettre la prise en charge d’un plus grand nombre d’élèves. En ce qui concerne les fournitures, la question a été déjà examinée. Reste celle de la nourriture et de l’habillement. De ce point de vue, il est pressant de combattre certaines habitudes installées, qui veulent confondre alimentation européenne et alimentation équilibrée et variée; on constate en effet que la tendance générale est à l’installation de la cuisine européenne dans les établissements, avec les conséquences inévitables sur le prix de revient (produits d’importation) et sur le détachement des jeunes générations d’élèves de la cuisine africaine qui est aussi un aspect de leur isolement des conditions de vie des populations. L’introduction de la cuisine africaine dans les internats des établissements (plus exactement sa réintroduction puisqu’avant la dernière guerre elle constituait la base de l’alimentation des élèves de toutes les écoles) non seulement permettra des prix de revient plus bas sans que la valeur alimentaire et la variété soient en cause, mais aussi une « africanisation » réelle de la vie des établissements scolaires.

Dans l’état actuel des choses, l’habillement des élèves se prête moins à de grandes modifications : les tenues africaines non seulement nécessitent plus de tissus, mais encore sont en général encombrantes et mal adaptées au travail et à une vie de mouvement. Il serait cependant souhaitable pour des raisons évidentes que les élèves disposent au moins d’une tenue africaine de sortie.

Une conception moins « européanisée » de l’entretien des élèves peut ainsi permettre l’extension de son bénéfice à un plus grand nombre d’enfants, en même temps qu’introduire des conditions plus favorables à leur liaison avec la vie africaine.

3. Dépenses de personnel

Ce poste constitue actuellement déjà celui où est utilisée la fraction la plus importante des crédits (la proportion est de l’ordre de 90% pour l’enseignement primaire, près de 60% pour le secondaire et le technique). Il est évidemment appelé dans une large mesure à connaître un accroissement certain en ce qui concerne l’enseignement primaire dans les prochaines années, dans l’éventualité d’une extension de la scolarisation; il en est de même en ce qui concerne les dépenses consacrées à la formation des maîtres, tout au moins si on cesse (ce qui est souhaitable) de la confondre artificiellement avec l’enseignement secondaire.

Enfin aucune politique conséquente de scolarisation et plus généralement de développement culturel ne peut se faire sans garantir à l’enseignant (moniteur, instituteur, professeur) des conditions matérielles de vie compatibles avec un travail efficace et un rayonnement social indispensable. La fonction enseignante, actuellement l’une des plus déshéritées et des moins considérées sur le plan de la hiérarchie administrative en Afrique Noire, devra être revalorisée : c’est non seulement la condition pour mettre fin à l’évasion constante des enseignants vers des postes administratifs ou politiques mieux rétribués (chefs de circonscription, conseillers techniques ou attachés dans les cabinets ministériels, députés, etc.), mais aussi pour assurer un recrutement de qualité à l’avenir. Il s’agit là de dépenses obligatoires pour tout État qui entreprend réellement une politique de développement de l’éducation.

Nous avons déjà souligné que le développement de la scolarisation en Afrique Noire implique des efforts importants en faveur de l’enseignement secondaire. Si donc on l’envisage rationnellement, on est conduit pendant une période de quelques années, à consacrer la plus grande part des dépenses nouvelles à la formation des maîtres et au secondaire. Le développement du primaire n’en sera pas sacrifié pour autant puisque comme nous l’avons vu, la part du budget d’État dans la création de nouvelles écoles peut y être relativement peu importante. De toute façon aucune scolarisation primaire ne peut se faire valablement sans maîtres qualifiés.

Or, concernant l’enseignement secondaire, on peut remarquer que les dépenses de personnel y sont actuellement exagérées : il y a en effet en moyenne 1 professeur pour 15 élèves au lieu de 30. Ce qui veut dire qu’on peut doubler le nombre d’élèves, sans recruter (numériquement parlant s’entend) de professeurs supplémentaires. Si l’on tient compte de l’importance relative des dépenses de personnel (60%) on réalise les possibilités offertes par une organisation et une utilisation plus rationnelles du personnel enseignant[8]. Par ailleurs, aucun développement conséquent dans le cadre de la réforme nécessaire des pro-grammes, ne pourra se faire sans une remise en question du recrute-ment actuel et de la formation qu’il implique chez les professeurs autochtones. Il est en particulier évident que le niveau de la licence telle qu’elle est conçue dans l’enseignement universitaire en France et en Europe n’est pas nécessaire pour enseigner dans toutes les classes du secondaire (les premières années notamment). La formation de professeurs doit donc être repensée : l’intérêt financier d’une formation sur place ne semble pas apparent, devant entraîner des dépenses nouvelles. Mais si l’on considère le coût de la formation actuelle et le rythme qu’elle impose (à moins de faire appel à des professeurs étrangers, ce qui n’est possible que pour un nombre limité de disciplines telles que Physique, Chimie, Mathématiques, Langues et encore le problème de la langue d’enseignement reste-t-il posé), aucun autre moyen de réaliser l’extension de la scolarisation secondaire n’existe. Par ailleurs, il est bon de souligner que se posant dans l’immédiat surtout sur le plan des professeurs des petites classes du secondaire (celles qui sont à ouvrir), ce problème peut être résolu sans entraîner un abaissement du niveau de l’enseignement : une formation de un à deux ans après le niveau du baccalauréat actuel y suffirait largement; plus tard, pourra être introduite la formation de professeurs appelés à enseigner dans les classes supérieures du secondaire. Il est cependant très douteux que la solution de ce problème puisse consister en la création (du moins telle qu’elle s’est effectuée concrètement) d’établissements pompeusement dénommés Écoles normales supérieures (République de Guinée, fondation U.N.E.S.C.O. au Mali) et prétendant former avec des programmes improvisés, sans équipement suffisant et sans personnel enseignant suffisamment nombreux ou qualifié, des professeurs d’enseignement secondaire complet en deux-trois ans; encore moins, quand le recrutement utilise des moyens de contrainte directe ou indirecte vis-à-vis des élèves. Enfin il faut remarquer que le coût n’est élevé que si on envisage ce problème dans le cadre étroit de chaque État; rien ne s’oppose (tout au contraire y invite) à la création d’un tel établissement pour un groupe de plusieurs États (le plus grand possible), tout au moins dans l’immédiat, tant que les langues africaines ne sont pas encore utilisées comme langues d’enseignement dans le secondaire. Dans l’optique d’une politique favorable à l’unité africaine, les problèmes d’enseignement comme bien d’autres, peuvent recevoir des solutions plus rapides et plus « économiques ».

La formation des cadres moyens, du moins de ceux relevant de certaines branches techniques (celles basées sur les sciences de la nature) relève des mêmes remarques. L’argument souvent employé contre la méthode préconisée (organisation commune de la formation des cadres pour plusieurs États) est que les autres États « dépendraient » de celui dans lequel l’établissement serait situé. Or devant le nombre de tels établissements à créer pour former des techniciens moyens (Médecine, Médecine Vétérinaire, Éducation, Travaux Publics. Agriculture, etc.), une répartition des écoles respectives peut être faite, qui résolve concrètement les appréhensions des différents gouvernements. Une utilisation rationnelle des spécialistes africains serait alors possible et tous les pays africains en profiteraient.

Des possibilités réelles existent donc, sinon du point de vue de la réduction du volume des dépenses, du moins de celui de l’amélioration de leur rendement : dans l’enseignement secondaire notamment par une utilisation plus rationnelle du personnel; d’une façon générale par une politique commune de formation des cadres menée à l’échelle de plusieurs États (ou mieux, de tous).

4. Dépenses liées à la mise en place d’organismes et services divers

Ces dépenses affectent les études et recherches (langues africaines, méthodes pédagogiques), les publications diverses (manuels, livres de vulgarisation, etc.). En fait, leur volume n’est pas considérable, surtout si on considère que les moyens qu’elles doivent permettre d’acquérir (imprimerie et moyens d’éditions divers) ont une utilisation polyvalente (imprimés administratifs, édition de journaux et revues, etc.). Seules celles relatives aux études et recherches sont du seul ressort de l’Éducation : mais c’est certainement aussi celles qui sont les moins élevées; c’est le cas de la rédaction des manuels et d’une grande partie des recherches si elles sont conduites avec le concours des enseignants et spécialistes africains.

En conclusion, notre discussion montre qu’il faut nécessairement donner une place plus importante à l’éducation dans le Budget si l’on veut conduire une scolarisation en extension constante et une éducation populaire. Aucun État ne peut échapper à ces dépenses et il serait illusoire de chercher à « imaginer » des méthodes de scolarisation qui ne « coûtent rien » : le bon sens comme l’expérience des autres pays montrent qu’il faut payer le prix de l’élévation du niveau culturel, si elle doit être réelle. Ces dépenses impérieuses qui sont souvent présentées ou jugées comme « improductives » et « non rentables » sont au contraire de celles qui le sont au plus haut point par les progrès réels et rapides qu’elles entraînent dans toutes les branches de l’activité économique et sociale. Elles sont en tout cas une question de « vie ou de mort » pour le développement des pays de l’Afrique Noire et la consolidation effective de leur indépendance nouvellement acquise. Leurs répercussions sont certainement incomparablement plus importantes que celles (inexistantes au demeurant) des multiples dépenses de prestige que font bon nombre de gouvernements africains (anniversaires grandioses, qui pourraient et devraient l’être autrement, train de vie comparable sinon supérieur à celui des gouvernements de pays « riches », voyages et missions aussi innombrables que d’intérêt discutable, etc.). Certes, ces dépenses en faveur de l’enseignement peuvent être assumées et ne peuvent l’être que dans le cadre d’une politique saine de gestion des bien publics, de leur utilisation pour tous et non de leur dilapidation par quelques-uns.

Nous avons montré que, par ailleurs, de nombreuses possibilités existent, aussi bien sur le plan de l’apport de l’initiative populaire que sur celui des mesures pratiques à la portée des gouvernements, pour accroître le rendement des efforts consentis et dans une certaine mesure les ramener à un niveau supportable pour les pays africains. La scolarisation rapide est possible, à condition qu’on en paie le prix, et aussi (ce que tout africain sent profondément), qu’on révise complètement dans sa conception, sa structure, ses programmes, le système d’éducation dans notre pays. Dans quel sens, pourquoi et comment, c’est ce que nous allons entreprendre d’étudier maintenant.


  1. Sur 979.207 analphabètes recensés, 707.212 furent alphabétisés en un an, le pourcentage d'analphabètes au sein de la population cubaine tombant ainsi de 23,6% à 3,9%. Au total plus de 2 millions de personnes prirent part, directement ou indirectement à la campagne. D'après Cuba : Éducation et culture, publication de la Commission Nationale de l'UNESCO, 1963.
  2. À la question « À votre avis quelle est la langue qui doit être écrite au Mali pour le succès de la lutte contre l'analphabétisme » posée par l'africaniste soviétique, le Professeur Potiekhine aux lettrés et érudits (en arabe!) de Tombouctou, ceux-ci répondirent : « Le bambara pour les raisons suivantes : c'est la langue parlé dans tout le Mali; à notre avis elle est facile à comprendre; en outre elle est parlée dans tous les États voisins; on la rencontre jusqu'au Congo. » L'Essor, no 184 bis, 7 janv. 1963. Bamako.
  3. Baumann et Westermann. Op. cit., p. 487.
  4. Citons notamment le projet Christol Médard (scolarisation en 3 ans des enfants de brousse) pour la Haute Volta, le projet Christol Médard et Degout assez proche pour le Niger.
  5. Nous ferons remarquer que les Africains sont assez grands pour se donner et choisir en toute liberté les langues étrangères qui leur sont nécessaires; il se trouve qu'historiquement, le français et l'anglais étant déjà largement introduits en Afrique, ils ont beaucoup de chance d'être l'objet de ce choix. Quant à la notion de s'entendre dans le monde civilisé (dont l'Afrique semble définitivement exclue), disons que les Russes étaient, il y a 20 ans considérés de façon analogue; eux avaient appris et continuent à apprendre l'anglais, l'allemand, le français; aujourd'hui c'est le « monde civilisé » qui apprend le russe!
  6. Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal. Présence Africaine, Paris, 1956.
  7. Il n'est en effet que trop courant de voir des adolescents de 15-16 ans voire des enfants de 12-13 ans enseigner dans les classes de l'enseignement primaire. Une telle situation, qui serait normale s'il s'agissait de cours d'alphabétisation, ne peut être considérée du même point de vue s'agissant du cycle primaire de l'enseignement.
  8. II est vrai que les professeurs étrangers étant en général pris en charge par l'assistance technique, il faudrait pour que changeât cette situation, qu'une fraction au moins des crédits consentis puisse être utilisée à des dépenses d'équipement (bâtiments, appareils et instruments scientifiques divers).

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