1 L’éducation dans l’Afrique noire pré-coloniale

En raison du développement parcimonieux de l’enseignement colonial, de la stagnation économique, sociale et culturelle des populations africaines entretenue par le régime de domination politique et d’exploitation économique du colonialisme, l’éducation africaine traditionnelle, telle qu’elle a existé dans l’Afrique Noire pré-coloniale, a survécu dans l’essentiel et s’est transmise jusqu’à nos jours. Certains de ses aspects ont été abondamment décrits par différents historiens, ethnologues et sociologues étrangers ou effleurés par de rares spécialistes africains; elle nous est par ailleurs familière pour avoir été vécue par des générations d’Africains, y compris la grande majorité de ceux qui composent la population actuelle de nos pays.

À travers la grande variété ethnique des populations de l’Afrique Noire, la diversité des formes de leur organisation sociale, reflétant une différenciation dans le niveau de développement économique, politique et social atteint avant la conquête coloniale, on retrouve dans le domaine de l’éducation un certain nombre de traits généraux et communs, manifestation incontestable d’une communauté de culture chez les peuples africains. Dans toutes les régions et zones géographiques, dans tous les clans, tribus et groupements ethniques, l’éducation traditionnelle est caractérisée en Afrique Noire par :

  1. La grande importance qui lui est accordée et son caractère collectif et social.
  2. Son lien intime avec la vie sociale sur le double plan matériel et spirituel.
  3. Son caractère polyvalent aussi bien en ce qui concerne les objectifs visés que les moyens employés.
  4. Sa réalisation progressive et graduelle, conformément aux étapes successives de l’évolution physique, psychique et mentale de l’enfant.

Dans tout ce qui suit, nous ne nous attacherons pas à une étude descriptive détaillée qui n’a pas sa place ici (le lecteur africain peut du reste faire appel à son expérience personnelle directe — souvenirs d’enfance, vie familiale — ou indirecte — observation de la conduite de l’éducation des enfants et adolescents, — le lecteur européen se reporter aux ouvrages spécialisés sur les différents aspects de l’éducation traditionnelle africaine); nous nous efforcerons surtout de dégager, sur la base des faits qui les établissent, les caractéristiques fondamentales de l’éducation africaine traditionnelle et d’en faire ressortir la portée ou l’originalité, de façon à préparer et faciliter l’examen des enseignements que l’on peut en tirer.

A. Importance de l’éducation dans les sociétés africaines pré-coloniales

De nombreux faits montrent l’importance accordée à l’éducation dans la société africaine pré-coloniale. Tout d’abord les parents et la famille (au sens « africain » du terme) ont un sens aigu de leurs responsabilités dans ce domaine, non seulement vis-à-vis de l’enfant ou de l’adolescent, mais aussi vis-à-vis de la collectivité tout entière. A un premier niveau, dans le cadre de l’amour-propre et de la susceptibilité aiguisés corollaires d’une tradition solide, ancienne et peut-on dire têtue de la conception et du sens de l’honneur qui ont cours dans la société africaine traditionnelle, la conduite correcte des tâches d’éducation constitue un devoir sacré de la famille de l’enfant; sur un autre plan, et en liaison étroite avec la structure tribale, clanique ou même « ethnique » de la société africaine traditionnelle, c’est la collectivité tout entière qui se sent, se considère comme, ou est tenue pour responsable de l’éducation. L’importance accordée à l’éducation se traduit aussi par le fait que toute la collectivité y prend effectivement part sous des formes diverses : intervention individuelle d’un adulte quelconque dans l’éducation de tout enfant, prise en charge de certaines tâches d’éducation, dans des circonstances définies et variées, par des membres mandatés ou désignés, agissant au nom et pour le compte de la communauté. Sur le plan social, même dans les sociétés féodales de l’Afrique Noire pré-coloniale, l’éducation était considérée comme un critère dont la valeur surpassait de loin celle qu’on accordait à la naissance ou à la fortune : au point que la qualité et le titre « d’homme » étaient inséparables d’une certain nombre de traits liés à l’éducation.

1. Importance donnée à l’éducation dans le cadre familial

Il convient tout d’abord de remarquer que les enfants occupent une place centrale dans la vie de la famille africaine, malgré l’apparence éminemment trompeuse de nombreuses attitudes dans le comportement des parents africains. La vie du ménage africain (monogamique ou polygamique) est dans une très large mesure conditionnée, sinon déterminée par la possibilité ou l’impossibilité d’avoir des enfants : on se marie pour avoir des enfants, on divorce pour se remarier et avoir des enfants; la femme qui n’a pas d’enfants est mal vue et elle-même déploie tous les moyens, dépense toute sa fortune en consultations, soins et traitements divers auprès de guérisseurs ou de marabouts, dans le but de pouvoir enfin en avoir. Il y a peu de pays où la maternité préoccupe autant qu’en Afrique Noire (pré-coloniale comme contemporaine) le mari comme la femme, les époux comme leurs parents, ceux-ci comme la communauté entière.

Cette volonté d’avoir des enfants, n’en déplaise à certains ethnologues, sociologues et autres africanistes européens tendancieux, est loin de constituer une fin en soi; la légende des enfants africains qui « poussent » et grandissent sans soins comme l’herbe dans la savane prouve simplement l’incapacité de ses auteurs à observer et comprendre la société africaine, quand ce n’est leur malhonnêteté intellectuelle ou leur parti pris en faveur du colonialisme : les Africains sont rendus responsables des conséquences du régime colonial, et des phénomènes qui sont apparus et se sont développés dans le cadre de la décomposition de la société africaine traditionnelle sous l’emprise politique et économique de la domination impérialiste sont présentés comme des manifestations du caractère et du comportement des Africains. Les faits montrent au contraire le grand cas qui est fait de l’éducation des enfants dans la conception « africaine » des responsabilités au sein de la famille. De la naissance de l’enfant à son adolescence (on peut même dire à son mariage), la famille ne cesse de se consacrer aux différents aspects de son éducation.

Tout au long de la première enfance, c’est à la mère que revient la charge de l’enfant : elle le nourrit, elle le soigne : il n’est pas exagéré de dire que l’enfant africain fait matériellement partie intégrante du corps de sa mère non seulement parce que, comme toutes les mères, la femme africaine ressent avec une grande intensité tout ce qui le touche, mais aussi parce qu’elle l’allaite au sein, de façon permanente, le dorlote, l’endort à côté d’elle, le porte partout sur le dos. Plus tard elle surveillera ses premiers déplacements : c’est auprès de sa mère qu’il prononcera ses premiers mots et apprendra à nommer les choses qui l’entourent. Jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de six à huit ans, l’enfant africain reste « à l’ombre des femmes » (comme on dirait au pied d’un arbre). Tous ceux qui ont pu observer la mère africaine ont été frappés par mille détails, mille petits faits dénotant les soins dont elle entoure son enfant : comment elle le calme ou l’endort en chantant de jolies berceuses, comment elle le gave littéralement (et l’image classique de l’enfant noir rachitique au ventre ballonné est aussi un témoignage de la sollicitude maternelle contrairement à ce que pensent beaucoup d’Européens — qui montre en tout cas les efforts déployés pour que l’enfant échappe à la sous-alimentation caractéristique des conditions de vie des grandes personnes); comment elle dépense ses maigres ressources pour lui procurer gris-gris protecteurs contre les mauvais sorts, les sorciers, les maléfices, ou faire provision de médicaments, poudres, décoctions, recettes diverses en prévision de maladies éventuelles.

Après six ou huit ans, selon le sexe de l’enfant, la mère (dans le cas d’une fille) ou le père (dans le cas d’un garçon) assume l’essentiel des responsabilités de son éducation. C’est en secondant dans le travail l’un ou l’autre des parents que l’enfant entre dans la nouvelle phase de son éducation. On a beaucoup écrit sur le rôle de « domestique » qui serait celui de l’enfant, à cette période : c’est appliquer à la société africaine pré-coloniale au sein de laquelle coexistaient pour le moins, en même temps que des rapports sociaux de type féodal beaucoup de traits combien vivaces de la communauté primitive (propriété collective de la terre, division héréditaire du travail — castes —, économie de type familial), des catégories économiques de la société bourgeoise capitaliste. C’est aussi et surtout ne rien comprendre de la signification africaine traditionnelle : en fait le père ou la mère remplissent les fonctions d’un maître, l’enfant celles d’un disciple; l’obéissance chez ce dernier est inséparable de la responsabilité et de la sollicitude chez l’adulte. Le père ou la mère ont charge de guider l’enfant dans sa prise de contact avec l’activité sociale (production, rapports sociaux, etc.), de le faire bénéficier de leur expérience de la vie et des choses à travers sa participation effective (et combien adaptée à ses moyens) aux actes de la vie sociale. C’est le père qui apprend au jeune garçon puis à l’adolescent son métier d’homme, tout comme la mère enseigne à la gamine, puis à la jeune fille tout ce qui a trait au rôle de femme et de mère. Que dans ces conditions l’exigence dont font preuve les parents vis-à-vis de l’enfant influe sur la nature, l’intensité et les manifestations de l’affection qu’ils ont pour lui et réciproquement, il n’est rien que de normal. Présenter cette exigence comme relevant d’une prétendue « inhumanité » et l’enfant comme un « instrument » de réalisation de diverses tâches pour la satisfaction des besoins de l’adulte, c’est perdre de vue que pour l’éducation africaine traditionnelle, l’école et la vie font un, que les conséquences du comportement de l’enfant comme de l’adulte sont d’une toute autre portée, comparées à ce qu’elles peuvent être dans le cas où les choses se passent entre les quatre murs d’une salle de classe; c’est enfin se montrer incapable de comprendre que les méthodes et la pédagogie de l’éducation africaine traditionnelle, pour être adaptées aux conditions concrètes ne peuvent qu’être différentes de celles utilisées dans d’autres cas. Il n’est peut-être pas superflu de noter que si l’enfant africain a souvent le sentiment d’être maltraité, devenu grand sa vision et son appréciation des choses sont tout autres, comme aussi la nature de ses relations avec ses parents.

2. Importance donnée à l’éducation dans le cadre de la collectivité

Que l’enfant soit considéré dans la société africaine traditionnelle comme un « bien commun » à tous, que la vie d’homme adulte n’y commence qu’avec le mariage et l’apparition d’enfants dans le ménage sont autant d’observations banales : il suffit d’écouter les conversations quotidiennes et d’observer différents événements pour savoir qu’on n’a le plein droit au titre d’homme adulte qu’après avoir procréé, et que le célibat est traité avec un mélange de mépris et de pitié; d’entendre, s’agissant d’un accouchement, poser la question rituelle « qu’avons-nous eu ? », de voir l’importance accordée à la cérémonie du baptême et la participation qu’y prend toute la collectivité, pour mesurer la place faite à l’enfant dans la vie et les préoccupations de la société africaine traditionnelle.

Dès que l’enfant est assez grand pour sortir de la maison familiale, son éducation est dans une large mesure l’affaire de tous. Tout d’abord à « l’âge des commissions », l’enfant se verra très naturellement appelé et envoyé par un adulte quelconque ou un aîné, grondé, corrigé ou au contraire conseillé, consolé, vengé ou récompensé par eux. Plus tard, au moment de l’initiation, c’est sous la direction de membres désignés par la collectivité en raison de leur science, leur sagesse et leur expérience qu’il apprendra les premiers éléments de ce qu’il faut savoir (physiquement et intellectuellement) pour aborder la vie d’adolescent. Jeune homme, c’est en assistant aux palabres et en prenant part à différents actes de la vie sociale où il est admis qu’il complétera sa formation en écoutant et observant les « anciens », de même qu’enfant il avait écouté en groupe les contes, légendes et devinettes auprès des adultes. Tout au long de sa croissance physique et de son développe-ment psychique et intellectuel, l’enfant, puis l’adolescent est ainsi suivi par l’ensemble de la collectivité, de façon directe ou indirecte.

B. Lien intime de l’éducation avec la vie sociale

Dans ses différentes phases l’éducation traditionnelle se déroule en restant intimement liée à la vie sociale : au sein de la famille pendant la première enfance, avec le père ou la mère, dans le cadre de leurs activités à l’étape suivante, auprès des adultes ou des « anciens » (audition de contes, légendes, devinettes et proverbes), à travers les jeux.

1. L’éducation et la production

Dès l’âge de six à sept ans, l’enfant commence à participer, sous des formes très variées et en rapport avec ses capacités, à l’activité productrice. D’abord lui incombent toute une série de tâches à l’échelon de l’économie familiale : le garçon accomplira diverses commissions, ira couper de l’herbe pour le cheval ou la chèvre, abreuvera l’un ou l’autre, accompagnera le père au champ en portant la gourde d’eau ou la houe paternelles, exercera la surveillance des animaux de la maison, etc.; la petite fille ira puiser de l’eau avec la mère, l’accompagnera au marché en portant les emplettes, allumera et surveillera le feu à la cuisine, pilera les condiments, s’occupera du jeune frère ou de la petite sœur, balayera, lavera la vaisselle, etc. Plus tard et progressivement, l’éventail des activités s’élargit, débordant le cadre strictement familial, engageant de plus en plus l’enfant dans la production (y compris celle destinée à l’échange) et l’amenant à contracter de façon tout à fait autonome de nombreux rapports avec les membres de la collectivité : le garçon commencera à labourer son petit bout de terrain, surveillera le champ, chassant animaux, oiseaux, etc., pourra se livrer à l’occasion à la cueillette, au ramassage du bois ou de l’herbe dont il disposera du produit de la vente, tressera et confectionnera de menus objets de vannerie, ira acheter ou vendre au marché, etc.; la jeune fille commencera à cuisiner certains plats, pilera avec la mère, ira faire des emplettes au marché ou vendre de menus produits de l’industrie domestique (beignets, objets de vannerie, noix de colas, etc.), confectionnera divers objets (vannerie, broderie sur cuir, etc.), se livrera à la cueillette ou à de petites préparations autonomes qu’elle vendra pour son propre compte, etc. Adolescents, le jeune homme et la jeune fille participent pleinement à la production avec une autonomie de plus en plus grande et une responsabilité croissante. Au total, c’est à travers l’accomplissement de tâches de production que l’enfant puis l’adolescent se familiarisent avec les travaux d’adultes et s’initient aux différents aspects sociaux de leur vie future.

Cependant la participation à la production pour le compte et sous l’autorité des adultes ou à leurs côtés avec une autonomie progressive n’est pas la seule forme de liaison de l’éducation africaine traditionnelle avec l’activité productrice. Certains jeux d’enfants peuvent et doivent à juste titre être considérés comme ayant dans ce domaine un rôle non négligeable, même s’ils ne constituent en fait qu’une parodie ou une imitation apparemment sans grande portée pratique : pour les garçons, imitation de diverses activités d’adulte, chasse ou pêche, vannerie, bijouterie, travail du cuir, etc. ou même simplement confection de jouets divers qui les familiarisent avec des problèmes pratiques; pour les filles imitation de la ménagère, de la marchande, de la fileuse, de la potière, etc. Si l’on ne peut pas parler d’une participation à la production, du moins y a-t-il là sa préparation, sur le double plan matériel (contact avec certains aspects pratiques de l’acte de production) et spirituel (goût du travail manuel en particulier), quand ce n’est pas la phase d’un pré-apprentissage conduit sans l’intervention des adultes.

2. L’éducation et les rapports sociaux

Comme dans toute éducation, l’enfant est initié aux rapports avec les hommes. D’abord sous la forme primaire de « savoir se tenir », « être poli », etc. Mais très vite (et c’est là un des caractères qui contribuent à son originalité), l’éducation africaine traditionnelle engage concrètement l’enfant dans des rapports plus complexes et plus profonds avec les membres de la collectivité au sein de laquelle il vit. Dans une première phase l’enfant joue un rôle d’intermédiaire entre adultes (notamment en effectuant des commissions); il n’en apprend pas moins un tas de choses concernant les relations entre hommes au sein de la société, les positions et rangs des uns et des autres. Avec sa participation à la production commence la transformation graduelle de sa situation antérieure; de façon de plus en plus autonome, il entre en rapport avec d’autres hommes : il vend le produit de son travail, achète pour son compte ou pour ses parents, prend part à différentes manifestations, bref, acquiert sa propre expérience des divers aspects de la vie sociale, des rapports qu’elle implique entre individus, de la différenciation et de la stratification qui leur sont sous-jacentes. À travers les actes de sa vie quotidienne, l’enfant puis l’adolescent en arrivent progressivement à une prise de conscience, puis à une compréhension des fondements matériels et spirituels de la vie sociale (échelle des valeurs, coutumes et traditions, vision du monde et conception de la vie, etc.). En même temps il réalise de plus en plus les devoirs et les responsabilités qui lui incombent; au sein des classes d’âge, puis au cours des cérémonies de l’initiation, se tissent et se renforcent les liens de solidarité et de fraternité entre jeunes de même âge, mais aussi entre eux et leurs aînés, entre eux et la collectivité tout entière. L’apprentissage du métier auprès des adultes, par son caractère de transmission de l’expérience et de l’héritage des ancêtres (plus particulièrement, dans le cadre de la division de la société en castes, sous la forme de communication de secrets de famille, de tribu ou de clan), achèvera de lier définitivement l’adolescent devenu adulte à sa fonction sociale, et du même coup, à la communauté.

Enfin, tout comme dans les autres aspects de l’éducation africaine traditionnelle, les jeux ont un rôle certain dans l’initiation de l’enfant puis de l’adolescent à la vie sociale. On sait que dans la société africaine traditionnelle, les enfants s’y livrent par classe d’âge. Ce caractère collectif du jeu, constitue déjà par l’organisation qu’il sous-entend, par les rapports qu’il crée et développe entre les participants une première caricature de la vie sociale : l’enfant y apprend à vivre « avec ses semblables, à tenir un rôle déterminé, à apprécier et estimer ses camarades, à juger dans la pratique ses capacités et celles des autres, à travailler en équipe, etc. De plus, par leur contenu même, un grand nombre de jeux d’enfants, notamment les jeux d’imitation, ne sont autre chose qu’une parodie de la vie sociale : jeux de métiers comportant entre autres la reproduction des rapports entre adultes de différentes professions, jeux de poupée et leur « mariage » avec un garçon de la même classe d’âge que la petite fille « mère », ou même jeux de « mariage » entre filles et garçons de même classe d’âge, etc.; il est incontestable que tout en s’amusant, les enfants n’en apprennent pas moins un grand nombre de faits, de comportements, liés à la vie sociale réelle.

Ainsi tout un ensemble de faits montrent que l’enfant. puis l’adolescent est éduqué et s’éduque au sein même de la société, à l’école de la vie familiale, de la vie commune à sa classe d’âge, constamment en contact avec les divers aspects de la vie sociale.

C. Caractère polyvalent de l’éducation africaine traditionnelle

À travers l’examen des différents traits de l’éducation africaine traditionnelle est déjà apparu un de ses caractères les plus frappants, et qui mérite d’être souligné : sa polyvalence (elle embrasse tous les aspects de la personnalité de l’enfant et de l’adolescent); l’examen des moyens et méthodes mis en oeuvre par l’éducation africaine traditionnelle au cours des différentes étapes de son déroulement montre qu’elle vise aussi bien le développement des aptitudes physiques que la formation du caractère et l’acquisition de hautes qualités morales, la transmission de connaissances techniques empiriques comme celle de connaissances théoriques, en faisant constamment appel au travail manuel comme au travail intellectuel.

1. Le développement des aptitudes physiques de l’enfant et de l’adolescent tient une place importante dès les premières années de sa vie : les jeux d’enfants, puis d’adolescents comportent souvent un aspect sportif indéniable; certains sont même entièrement consacrés à l’athlétisme. Qu’il s’agisse de course de chevaux fictifs en tiges de mil ou de sorgho, de jeux à caractère compétitif individuel ou collectif (sauts, courses, grimper, équilibrisme, nage, etc.), de danses acrobatiques, de jeux de contrôle de réflexe ou de nombreux autres combinant différents exercices physiques, l’enfant non seulement y développe son corps, mais aussi son agilité, son endurance, et sa résistance physique, sa capacité de se servir de son corps dans des circonstances et à des fins variées. L’initiation constitue de ce point de vue une période spéciale : faite d’une suite d’épreuves parmi lesquelles figurent en bonne place de véritables compétitions sportives, elle est en quelque sorte une récapitulation systématique dans ce domaine; par sa durée elle permet l’affermissement des résultats précédemment acquis, dans un climat d’émulation portée à un très haut degré.

D’autre part beaucoup de tâches à caractère utilitaire qui sont assignées à l’enfant participent aussi et de façon non négligeable à sa formation physique. Elles impliquent en effet des efforts physiques variés relevant de différents sports et de l’athlétisme : course, marche, saut, grimper, équilibrisme, etc.; de plus, par la forme d’obligation qu’elles revêtent, elles contribuent à donner un caractère plus conscient à l’accomplissement des exercices physiques par l’enfant et l’adolescent et cela d’autant plus qu’un objectif précis est chaque fois visé, objectif dont la signification et l’utilité sont à la portée de l’enfant ou de l’adolescent.

2. La formation du caractère, l’acquisition de qualités morales est un des objectifs considérés à juste titre comme primordiaux dans l’éducation africaine traditionnelle. Pratiquement tous les différents aspects de l’éducation de l’enfant et de l’adolescent y concourent à un plus ou moins haut degré. Déjà dans le cadre familial les parents veillent à la tenue, à la politesse, à l’honnêteté, la probité de l’enfant; hors de la maison, les jeux et la société de ses camarades de même classe d’âge, avec l’exigence qui est spécifique à l’enfant et à l’adolescent, sont une véritable école de formation du caractère : sociabilité, probité, honnêteté, courage, solidarité, endurance, morale, et par-dessus tout, sens et sentiment de l’honneur, sont, entre autres, des qualités morales constamment exigées, examinées, jugées et sanctionnées par les méthodes et les moyens propres à la mentalité et aux possibilités de l’enfant et de l’adolescent. Là encore, l’initiation a un rôle tout à fait spécial qui tient tant aux épreuves multiples auxquelles est soumis l’adolescent qu’au climat dans lequel elle se déroule : du fait que tous les enfants de même classe d’âge y prennent part, elle revêt comme les jeux des aspects de vie collective et sociale, à ceci près qu’il ne s’agit plus de jouer, mais au contraire de passer avec tout le sérieux que comporte une telle situation, du immonde des jeux et de la mentalité insouciante de l’enfance à celui des soucis et des responsabilités propres à l’adulte.

De façon plus générale, toutes les activités utilitaires, en particulier par les rapports qu’elles établissent entre l’enfant ou l’adolescent d’une part, ses camarades de même classe d’âge, ses aînés, les adultes et les vieux de l’autre, permettent que s’exerce l’influence des membres de la collectivité sur la formation de son caractère. Ceci soit à travers l’intervention directe de tel ou tel membre de la collectivité à propos de telle ou telle attitude du comportement de l’enfant dans des conditions déterminées, soit indirectement par les observations personnelles que ce dernier est amené à faire dans le cadre de la vie sociale. De même l’audition des contes et des légendes contribuent à la formation du caractère de l’enfant. Les contes sont en effet une source inépuisable d’enseignements sur le comportement de l’individu, à travers les animaux et les hommes qu’ils mettent en scène; ils décrivent, raillent, ridiculisent certains défauts comme ils louent, glorifient, font apprécier et aimer telle ou telle qualité. Quant aux légendes, les événements qu’elles rappellent, les actes de leurs héros sont toujours l’occasion de mettre l’accent sur tel ou tel trait de caractère, sur telle conduite glorieuse ou avilissante. De la sorte, contes et légendes font partie de l’arsenal pédagogique visant à influencer le caractère de l’enfant et à lui faire admettre l’échelle de valeurs morales de la collectivité.

3. L’éducation africaine traditionnelle, en raison même du degré de développement économique et social de la société africaine pré-coloniale, ne fait apparemment pas à la formation intellectuelle de l’enfant et de l’adolescent une place comparable à celle qu’y occupent d’autres aspects; elle lui consacre cependant une attention certaine. Du point de vue des connaissances générales, la formation intellectuelle touche un nombre limité de domaines : histoire, géographie, connaissances des plantes et de leurs propriétés, formation du raisonnement et du jugement, acquisition d’éléments de philosophie, etc. Ceci du moins dans le cas des sociétés africaines non islamisées; dans les pays ou régions islamisées, on sait en effet que jusqu’à la veille de la conquête coloniale, toute une série d’écoles et de centres universitaires dispensaient un enseignement en arabe, dans lequel les disciplines et les méthodes abstraites avaient une place importante; parallèlement à l’enseignement en langue arabe, se sont développées des littératures en langue peulhe, en haoussa, en kanouri, qui utilisaient l’écriture arabe. Même s’il ne convient pas de s’exagérer la portée des écoles coraniques sur le plan de la formation intellectuelle (eu égard aux techniques pédagogiques employées, à l’importance numérique de ces établissements, et surtout aux objectifs étroitement religieux qui étaient les leurs et à la scolarité partielle et limitée du plus grand nombre d’élèves), il n’en demeure pas moins qu’elles ont joué un rôle éminent dans l’Afrique Noire pré-coloniale sur le plan intellectuel. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que l’éducation africaine traditionnelle embrasse la formation intellectuelle de l’enfant et de l’adolescent : une place de choix était réservée à la maîtrise de la langue (palabres, récits, contes et légendes, etc.), à l’exercice de la réflexion abstraite, sous des formes certes particulières (devinettes et proverbes, discussion de problèmes divers); il convient en particulier, de remarquer que certains jeux d’adultes et d’adolescents (« dora » ou « dili », « wouri » ou « awélé », etc.) sont de véritables exercices d’initiation mathématique (géométrie, analyse combinatoire, propriétés des nombres sont entre autres les domaines les plus couramment concernés). Simultanément, l’acquisition d’un raisonnement et d’un jugement solides étaient l’objet d’une grande attention; on a certes » beaucoup discouru sur la « sagesse », la « philosophie » des vieux de l’Afrique Noire; il est vrai, beaucoup plus pour « donner des fondements », « établir » ou démontrer un certain nombre de thèses relatives à « l’irrationalité » ou la « primitivité » de la « pensée nègre », que dans le cadre d’une analyse objective, s’efforçant en particulier d’examiner, sur le plan de l’éducation, les liens et implications qui peuvent découler de telles circonstances au sein de la société africaine traditionnelle.

En dehors du domaine des phénomènes religieux (où soit dit en passant, le fétichisme et l’animisme n’ont rien à envier par exemple au christianisme, pour ce qui est du culte des images, des statues, des reliques, etc., — et ont sans doute avec lui assez de points communs pour expliquer le succès des missions dans les régions de religions animistes — l’éducation africaine traditionnelle, à travers toute une série de procédés, développe le raisonnement logique et l’esprit critique (jeux de devinettes, joutes oratoires, problèmes mathématiques amusants, etc.); et un grand nombre de questions et de problèmes montrent à qui veut y réfléchir que les limites de la logique classique n’étaient pas inconnues des africains; notamment les « colles » du genre « quel est le plus » — rapide, rusé, fou, gourmand, etc… Enfin, si la transmission des connaissances générales ne revêt pas un caractère systématique et organisé comparable aux formes de l’enseignement moderne, il n’en reste pas moins que dans l’éducation africaine traditionnelle elle s’effectue soit à travers l’expérience pratique, soit au cours de cette sorte d’enseignement oral que constituent pour l’enfant et l’adolescent les récits historiques, les discussions et « palabres » des adultes et des vieux, etc.

4. Il est à peine besoin de souligner que l’éducation africaine traditionnelle combine constamment les activités manuelles aux activités intellectuelles, tant cela ressort nettement des différentes caractéristiques qui ont été déjà examinées.

Avec des moyens qui lui sont propres, dans le cadre des limites imposées par le contexte économique, politique et social, l’éducation africaine traditionnelle s’efforçait ainsi de former des hommes, dans le sens le plus large et le plus complet du terme.

D. Réalisation progressive et graduelle de l’éducation traditionnelle

De façon tout à fait générale, l’éducation traditionnelle se poursuit graduellement à travers différentes phases, en faisant appel à différents moyens adaptés à chacune d’elles. Ces phases correspondent précisément aux différentes périodes de l’évolution de l’enfant et de l’adolescent, et se traduisent sur le plan méthodologique et pédagogique par l’organisation des classes d’âge et leur utilisation comme support en matière d’éducation.

L’existence des classes d’âge est un fait général et malgré des différences de détail, (quant au nombre précis de ces classes d’âge), on retrouve toujours les trois classes suivantes :

  1. 1re classe d’âge : de la naissance à six ans ou huit ans : pendant cette période, qui correspond à la première et deuxième enfances, c’est principalement la mère qui est chargée de l’éducation de l’enfant, qui se déroule donc dans le milieu familial, le père ayant peu de rapports avec les enfants au cours des premières années.
  2. 2e classe d’âge : de six à dix. Après six ans les enfants se séparent suivant le sexe, les garçons relevant des hommes et les filles des femmes. Les enfants prennent de plus en plus part au travail, mais une grande partie de leur temps est consacrée aux jeux entre fillettes ou garçons de la même classe d’âge. En pays musulman, les enfants vont à l’école coranique le matin et le soir, ce qui ne les empêche nullement de s’occuper d’autre chose le reste de la journée.
  3. 3e classe d’âge : de dix à quinze ans. Les enfants des deux sexes sont de plus en plus admis dans l’intimité des hommes et des femmes respectivement, et appelés à accomplir de plus en plus des travaux d’hommes ou de femmes, de manière de plus en plus complète. Une certaine autonomie (et aussi la responsabilité correspondante) leur est de plus en plus reconnue. Tous sont admis à assister de plus en plus aux diverses manifestations publiques, voient et entendent parler de choses quotidiennes. Ils mènent avec leurs collègues de même classe d’âge et de même sexe une vie collective qui resserre leur solidarité. Ils apprennent différents métiers, héréditaires ou non, soit dans leur famille, auprès du père ou d’un oncle, soit au sein de corporations professionnelles.
    L’initiation se place à partir de 15 à 16 ans. Elle revêt des formes variées selon les régions, selon que la collectivité est musulmane ou non. Elle correspond au passage de l’adolescence à l’âge adulte, au moment où le jeune, considéré jusque-là comme étant en dehors de la classe des adultes, y est admis. Elle est marquée chez les animistes par des cérémonies rituelles et collectives, chez certaines collectivités islamisées par le mariage du jeune homme, accompagné d’ailleurs aussi d’un cérémonial particulier.
    En général, la circoncision a lieu dans le cadre de l’initiation et, pour les musulmans, elle peut constituer l’essentiel de la cérémonie. Les jeunes gens vivent isolés et en groupe (30 à 40) sous la surveillance d’anciens qui les soignent, les instruisent. Ils se livrent à des exercices physiques d’endurance, d’assouplissement, à des danses, des jeux divers. Ils développent l’esprit de camaraderie et la solidarité entre eux.
    Au début et à la fin, des cérémonies grandioses marquent cet épisode important de la vie des adolescents qui sont revêtus de costumes spéciaux. Les jeunes gens sortent de l’initiation devenus hommes, donc admis à participer plus pleinement à la vie et aux activités sociales des adultes. En général, le jeune homme est prêt à se voir choisir par ses parents sa première femme, et après son mariage qui suivra, il prendra une part plus entière à la vie de la collectivité.

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