5 L’évolution de l’enseignement en A.O.F. entre les deux Guerres mondiales

Après la victoire des impérialismes français, anglais et américain sur l’impérialisme allemand en 1918, avec la participation active des « troupes noires » à la dernière phase de la première guerre mondiale, sous l’instigation du député sénégalais Biaise Diagne, ministre français dans le cabinet de guerre, la démonstration est faite de tout le bénéfice que peut tirer l’impérialisme de ses colonies sur le plan politique international et des conflits avec ses adversaires : non seulement utilisation des ressources économiques de ces colonies dans le cadre de l’économie de guerre, mais aussi transformation de leurs territoires en bases stratégiques d’attaque des colonies de l’adversaire, et surtout recours aux populations colonisées et leur transformation en chair à canon. Tirant la leçon des événements, l’impérialisme français va s’efforcer de « s’attacher » les populations africaines en prévision d’éventualités futures : il s’agit non seulement de pousser le plus loin possible l’exploitation économique des colonies, mais aussi d’y renforcer la domination politique par une aliénation plus complète de leurs populations, par une sujétion permettant de s’assurer leur « loyalisme »[1]. Dans le cadre d’une telle politique, un rôle de premier ordre était tout naturellement dévolu à l’enseignement colonial en tant qu’arme d’oppression culturelle et de dépersonnalisation. Aussi va-t-il être l’objet de l’attention des gouverneurs généraux successifs et connaître une période de réorganisations et de mises au point successives, dont le couronnement sera l’organisation définitive instituée par le Gouverneur général Roume en 1924 : l’arrêté que ce dernier promulgue fixe la structure de l’organisation de l’enseignement en A.O.F., en même temps qu’il contient des données instructives sur l’évolution antérieure :

La réorganisation de 1918. — Après une nouvelle étape de six années d’efforts soutenus, une fusion plus complète s’était opérée entre les colonies fédérées, les plus jeunes n’étant mises au niveau scolaire de leur aînée. Certains principes expérimentés avec succès pour les unes pouvaient profiter aux autres. En vertu de ces considérations, le Gouverneur général Angoulvant revenait, comme en 1903, au principe d’un arrêté unique qui devait s’appliquer et qui pouvait s’adapter aux écoles de toutes les colonies du groupe. La réglementation nouvelle était définie par une série d’arrêtés datés du 1er novembre 1918.
Cette réglementation de 1918 consacrait un progrès intellectuel marqué, résultat d’une émulation bienfaisante entre les colonies. Toutefois, elle fut peut-être trop empreinte des enthousiasmes du moment. La guerre nous avait placés en présence de nécessités impérieuses qui semblaient nous créer, à la paix, des obligations nouvelles et urgentes. A des faits nouveaux disait-on, un programme nouveau s’impose qui doit donner un grand essor à la vie politique et économique du pays. Appelons l’indigène à seconder nos efforts, et, dans ce but, développons l’instruction, formons des maîtres et des auxiliaires nombreux, auxquels nous donnerons une formation intellectuelle dans des écoles centralisées à Dakar. Le but était louable mais l’expérience a montré qu’en matière d’instruction, l’évolution ne peut procéder que par progression régulière…
… Les élèves sans emploi et retournés au village risquaient de faire des déclassés, rendant inutiles les dépenses faites et l’instruction donnée…

La réorganisation de 1924. — J’ai fixé cette organisation nouvelle de la façon suivante :

1. Un enseignement primaire élémentaire donné dans les écoles régionales ou urbaines et les cours d’adultes.

2. Un enseignement primaire supérieur donné à l’École primaire supérieure établie en principe au chef-lieu de chaque colonie.

3. Un enseignement professionnel donné a) Dans une école professionnelle ou dans les ateliers des services publics  b) À défaut dans des sections annexées à l’E.P.S.

4. Un enseignement spécial de formation technique, distribué dans les écoles établies au chef-lieu du groupe à Dakar. a) L’École William Ponty destinée à former des instituteurs et des candidats à l’École de Médecine; b) L’École de Médecine rattachée a l’Hôpital indigène et destinée à préparer des médecins, des pharmaciens et des sage-femmes auxiliaires pour le Service de Santé. Une section, annexée à l’Institut zootechnique à Bamako en plein centre d’élevage, prépare les vétérinaires auxiliaires pour le Service Zootechnique; c) L’École des Pupilles mécaniciens de la Marine qui forme des mécaniciens pour la Marine de l’État et la Marine marchande. Ces différents degrés d’enseignement forment des paliers superposés auxquels les élèves n’accèdent qu’après une sélection par concours.

5. Enfin, des enseignements spéciaux, répondant à des sentiments humanitaires, à des préoccupations de politique indigène, ou à des nécessités locales, sont donnés dans des orphelinats de métis, dans des médersas et dans des établissements d’enseignement secondaire à programmes métropolitains. (Gouverneur Général Roume — Journal Officiel de l’A.O.F., n* 1024 du 10 mai 1924)

A. Structure de l’enseignement

Exception faite des deux établissements secondaires de Dakar et St-Louis, l’enseignement comprenait surtout, comme l’indique clairement le long préambule de l’arrêté du 10 mai 1924, un enseignement primaire et des écoles spécialisées du gouvernement général.

1. Enseignement primaire

Il comprenait :

  1. Les écoles préparatoires (2 ans) dans les postes administratifs d’importance secondaire.
  2. Les écoles élémentaires (4 ans) dans la plupart des chefs-lieux de cercles et subdivisions.
  3. Quelques écoles régionales (6 ans) conduisant au certificat d’études primaires indigène (CEPI), à raison d’une pour une région comprenant plusieurs cercles et subdivisions.
  4. Une école primaire supérieure (3 ans) au chef-lieu de la colonie conduisant au diplôme d’études primaires supérieures (DEPS) donnant l’accès aux emplois administratifs et préparant aux concours d’entrée dans les écoles du gouvernement général.

2. Écoles du Gouvernement général

Elles étaient au nombre de 2 à l’origine (École Normale W. Ponty, École de Médecine), puis par la création de l’École Vétérinaire de Bamako, de l’École Normale rurale de Katibougou, de celle de Dabou, de l’École Normale des Jeunes Filles de Rufisque, et de l’École Technique Supérieure de Bamako, elles ont atteint le nombre de sept.

  • Les écoles normales (3 ans) formaient essentiellement des instituteurs et recrutaient sur concours parmi les élèves des Écoles primaires supérieures. L’école Normale William Ponty comportait en plus une section Administrative formant les commis d’administration et des services financiers, une section médecine préparant aux Concours d’entrée à l’École de Médecine et de Pharmacie de Dakar et à l’École Vétérinaire de Bamako, tandis que celle de Katibougou formait, en plus des instituteurs, des surveillants d’apiculture et des agents des eaux et forêts.
  • L’École de Médecine et de Pharmacie de Dakar. Elle formait des Médecins auxiliaires (4 ans) et des Pharmaciens auxiliaires (3 ans) destinés à tenir les dispensaires de brousse et les pharmacies.
  • L’École Vétérinaire de Bamako formait les vétérinaires auxiliaires destinés à servir dans les services de l’élevage.
  • L’École Technique Supérieure recrutait par des concours parmi les élèves de E.P.S. et Écoles professionnelles. Elle formait des techniciens divers des travaux publics.

3. Enseignement secondaire

Il se réduisait aux deux Cours Secondaires de Dakar et St-Louis et était pratiquement réservé aux enfants de la population européenne de Dakar et à ceux des habitants des quatre communes du Sénégal. Il conduisait au Brevet de Capacité Colonial (équivalent au Baccalauréat).

4. Enseignement professionnel

Il comportait initialement l’École Professionnelle et l’École des Pupilles mécaniciens de la Marine. Plus tard des écoles professionnelles ont été créées au chef-lieu de chaque Colonie. Il formait des ouvriers spécialisés.

B. Données statistiques

1. Enseignement primaire (élémentaire et supérieur)

Élémentaire : Évolution des effectifs, nombre de classe et du personnel enseignant de 1903 à 1938
Années Nombre d’écoles Nombre d’élèves Personnel africain Personnel européen
Publiques Privées Enseig. public Enseig. privé
1903 70 2.500
1910 260 10.800
1914 350 15.500
1920 400 22.000
1921 295 21.589
1922 315 42 21.380 3.820 400 150
1923 350 51 27.481 5.320
1924 314 51 28.671 5.688 437 168
1925 346 57 28.946 5.566 492 173
1926 369 58 30.570 5.923 518 200
1927 382 33.150 460 222
1928 516 35.709 485 225
1929 547 37.242 427 223
1930 317 76 42.669 7.569 438 234
1931 324 66 39.624 6.047 462 216
1932 370 66 48.000 8.000
1933
1934 365 74 50.000 9.000
1935 63.000 *
1936 65.000 *
1938 71.000 *

(*) Chiffres relatifs à l’ensemble public + privé. Sources : Journal Officiel de l’A.O.F. — Bulletin de l’enseignement en A.O.F. — L’Éducation Africaine.

Évolution des effectifs, nombre d’élèves et d’admissions de 1921 à 1938
Années Nombre d’établissements Nombre d’élèves Admission dans les écoles du Gouvernement général
1921 6 435 45
1922 6 439
1923 6 540
1924 7 420
1925 7 462
1926 8 570 47
1927 8 573 69
1928 8 659 61
1929 8 809 70
1930 8 837 102
1931 8 974 100
1932 8 975 107
1933 8 95
1934 8 930 80
1935 8 816 72
1936 8 73
1937 8 75
1938 8 152

2. Écoles du gouvernement général

Évolution des effectifs, de 1923 à 1938
Année École
Normale Ponty
Concours d’entrée École Médecine Écoles Vétérinaires Instituteurs sortants
1923 300 50 26
1926 98 47 10 5 15
1927 127 69 12 23
1928 138 61 21 27
1929 161 70 17 3 20
1930 198 102 20 5 35
1931 140 100 24 5 28
1932 157 107 41 40
1933 242 188 26 8 45
1934 245 169 22 5 57
1935 209 149 25 4 40
1936 199 145 18 5 33
1937 195 75 18 4 30
1938 152 22 6 25

À noter : L’accroissement observé en 1932 (colonne 3) est dû au passage de deux à trois ans de la durée de préparation au concours d’entrée à l’École de Médecine de Dakar. La diminution observée en 1937 (colonne 2) provient d’un changement du régime sco­laire de l’école : de 1931 à 1936, la moitié environ des élèves font une année en dehors de l’école (dans des Cours normaux) avant d’accéder directement en deuxième année; c’est ce qui explique l’augmentation du nombre d’élèves admis à partir de 1933, ainsi que la baisse de l’ef­fectif à l’entrée en 1937 lors de la suppression de ce régime (transfert de l’école de Gorée à Sébikhotane, ce qui indique que l’exiguïté des lo­caux était à la base de la réforme). À partir de 1938, le transfert effectué de Gorée à Sébikhotane, les locaux permettent une reprise du recrutement dans les conditions anté­rieures (cf. nombre d’élèves admis en 1935 et 1936).

3. Enseignement secondaire

Évolution des effectifs, de 1920 à 1939
Année Nombre d’établissements Nombre d’élèves Personnel Admission au B.C.C.
1920 1 114
1921 1 127
1922 2 174 50
1923 2 163
1924 2 103
1925 2 109
1926 2 177 1
1927 2 336 3
1928 2 371 5
1929 2 416 6
1930 2 417 6
1931 2 460 6
1932 2 500 7
1933 2 14
1934 2 540 18
1935 2 622 9
1936 9
1937 12
1938 18
1939 17

4. Enseignement professionnel

Évolution des effectifs, de 1921 à 1935
Année Nombre d’établissements Nombre d’élèves
1921 400
1922 430
1923
1924 200
1925 224
1926 352
1927 12 588
1928 10 710
1929 12 687
1930 10 685
1931 710
1932 10 670
1933
1934 8 693
1935 9 374

5. Crédits consacrés à l’enseignement (A.O.F.)

Année Pourcentage du budget
1921 5,16
1922 4,66
1923 4,54
1927 2,70
1929 2,90
1930 2,80
1931 2,95

C. Caractère de l’enseignement colonial

1. La doctrine coloniale en matière d’enseignement et d’éducation

Pendant des décades, les idéologues théoriciens de la colonisation, les hauts fonctionnaires et autres responsables de l’appareil colonial d’oppression politique et d’exploitation économique ont chanté en chœur à l’intention des colonisés d’abord, de l’opinion publique inter-nationale ensuite, la grandeur de la « mission civilisatrice » du colonisateur. A ce flot ininterrompu de discours grandiloquents destinés à l’usage externe (par rapport au colonisateur), il faut opposer la clarté, Binon le cynisme édifiant des documents échangés entre divers rouages de l’administration coloniale et qui, destinés à l’usage interne, exposent sans fard, en dehors de toute mystification, les objectifs de la colonisation et la tâche impartie dans ce cadre à l’enseignement colonial.

Dans une lettre au Ministre de la Marine (et des colonies), le Directeur de l’école mutuelle de Saint-Louis (Sénégal), écrivait, parlant de ses élèves : « La plupart parlent et écrivent le français assez correctement et ont acquis en même temps une instruction première que leurs prédécesseurs sont loin d’avoir. Les plus âgés seront avant peu en état de tenir des comptoirs ou de se livrer à des affaires ». C’était en 1816 et la colonisation se limitait à la création des comptoirs et au commerce avec les indigènes de l’intérieur.

Plus tard, M. Brévié, gouverneur général de l’A.O.F. déclarait devant le Conseil de Gouvernement de l’A.O.F. :

Le devoir colonial et les nécessités politiques et économiques imposent à notre œuvre d’éducation une double tâche : il s’agit d’une part de former des cadres indigènes qui sont destinés à devenir nos auxiliaires dans tous les domaines, et d’assurer l’ascension d’une élite soigneusement choisie : il s’agit d’autre part d’éduquer la masse, pour la rapprocher de nous et transformer son genre de vie.

(…) Au point de vue politique, il s’agit de faire connaître aux indigènes nos efforts et nos intentions de les rattacher à leur place, à la vie française. Au point de vue économique enfin, il s’agit de préparer les producteurs et les consommateurs de demain. (Bulletin de l’Enseignement en A.O.F., no 74, page 3) [2].

Le texte de l’arrêté du 10 mai 1924 réorganisant l’enseignement en A.O.F., est d’ailleurs assez explicite sur les différents aspects de la doctrine coloniale en matière d’enseignement, comme il ressort des extraits qui suivent :

Article 5 : La fréquentation scolaire revêt un caractère obligatoire pour les fils de chefs et de notables.

Article 9 : Les meilleurs élèves de l’école préparatoire, ceux qui comprennent et parlent le français, sont dirigés sur l’école élémentaire la plus voisine pour entrer directement au CE. Les autres, la plus grande majorité, sont rendus à la famille et remplacés par un effectif au moins égal de jeunes recrues de façon à permettre au plus grand nombre d’enfants de s’initier à la compréhension et à l’usage du français parlé.

Article 2 : L’enseignement primaire élémentaire a pour objet essentiel de rapprocher de nous le plus grand nombre possible d’indigènes, de les familiariser avec notre langue, nos institutions et nos méthodes, de les conduire insensiblement au progrès économique et social par une évolution prudente de leur propre civilisation.

Article 32 : L’enseignement primaire supérieur a pour but de distribuer un enseignement général qui se propose dans chaque colonie :

  • De donner un complément d’instruction à des fils de notables indigènes appelés plus tard à seconder comme chefs notre administration;
  • De préparer des candidats aux écoles du Gouvernement général en vue de former les agents indigènes des cadres généraux.
  • De former directement les agents des cadres locaux. Le nombre et le caractère des sections varient selon les besoins de la Colonie.
  • Article 64 : Le français est seul en usage dans les écoles. Il est interdit aux maîtres de se servir avec leurs élèves des idiomes du pays.

2. Les méthodes de l’enseignement colonial

Pour atteindre les objectifs qui lui étaient fixés, l’enseignement colonial a mis au point et utilisé tout un ensemble de moyens sur les plans du recrutement, de la discipline et de l’organisation de l’école, du contenu de l’enseignement que nous devons examiner.

a. Recrutement des élèves. Les élèves étaient rigoureusement choisis : partout, c’est d’abord les fils de chefs qui ont constitué le premier contingent; viennent ensuite les fils de notables, de fonctionnaires de l’administration coloniale, d’employés du commerce colonial, d’anciens « tirailleurs sénégalais ». Dans la plupart des cas, les enfants de paysans n’y figurent alors que pour avoir été « donnés » en lieu et place de ceux de chefs et notables méfiants et récalcitrants.

Progressivement, mais prudemment, la base sociale du recrutement s’élargira quelque peu et cessera d’être étroitement surveillée et réglementée.

Mais puisque nos moyens actuels ne nous permettent pu encore d’atteindre la masse et restreignent nos efforts à une minorité, choisissons judicieusement cette minorité… Considérons l’instruction comme une chose précieuse qu’on ne distribue qu’à bon escient et limitons-en les bienfaits à des bénéficiaires qualifiés. Choisissons nos élèves tout d’abord parmi les fils des chefs et de notables, la société indigène est très hiérarchisée. Les classes sociales sont nettement déterminées par l’hérédité et la coutume. C’est sur elles que s’appuie notre autorité dans l’administration de ce pays, c’est avec elles surtout que nous avons un constant rapport de service. Le prestige qui s’attache à la naissance doit se renforcer du respect que confère le savoir. (Gouverneur Général Roume — Journal Officiel de l’A.O.F., no 1024 du 10 mai 1924)

b. Contenu de l’enseignement. L’enseignement était tout entier dispensé en français. Non seulement il était formellement interdit aux maîtres de faire appel aux langues africaines, mais les élèves eux-mêmes étaient menacés de sanctions disciplinaires quand ils s’exprimaient en langue maternelle dans l’enceinte de l’école : nombre d’Africains ont connu enfants la hantise et la peur du « symbole », qui circulait toute la journée de mains en mains pour échouer en fin de classe dans celles de l’élève que le sort aura désigné aux coups et aux gifles du maître.

Les programmes et les manuels de l’époque montrent que tout dans l’enseignement visait à convaincre le jeune Africain de l’infériorité « congénitale » du Noir, de la barbarie de ses ancêtres, de la bonté et de la générosité de la nation colonisatrice qui, mettant fin à la tyrannie des chefs noirs, a apporté avec elle la paix, l’école, le dispensaire, etc. C’est particulièrement en histoire (et pour cause) que se faisait sentir l’entreprise de falsification et de mystification dans la formation du jeune Africain par l’enseignement colonial : combien d’Africains se souviendront toute leur vie des mensonges et contre-vérités qu’ils ont récités sans rien y comprendre : « Nos ancêtres les Gaulois… », « Chantons les chefs si braves qui prirent Samory ! Plus de fers, plus d’esclaves, à nos vainqueurs, merci »… « Dans ses colonies, la France traite les indigènes comme ses fils »…, etc.

L’histoire, — s’interroge le Gouverneur général Roume — et surtout celle de la France doit-elle être enseignée aux indigènes des colonies, en particulier aux Noirs d’Afrique?… Que n’a-t-on épiloguer sur les dangers de raconter la prise de la Bastille! Peut-on ne pas faire comparer aux Noirs le passé instable et sanglant de leur pays avec le présent pacifique, tranquille et fécond? (…) Par un enseignement bien conduit, il faut amener l’indigène à situer convenablement sa race et sa civilisation en regard des autres races et civilisations passées et présentes. C’est un excellent moyen d’atténuer cette vanité native qu’on lui reproche, de le rendre plus modeste, tout en lui inculquant un loyalisme solide et raisonné. Tout l’enseignement de l’histoire et de la géographie doit tendre à montrer que la France est une nation riche, puissante, capable de se faire respecter, mais en même temps grande pour la noblesse des sentiments, généreuse et n’ayant jamais reculé devant les sacrifices d’hommes et d’argent pour délivrer les peuples asservis ou pour apporter aux peuplades sauvages avec la paix, les bienfaits de la civilisation (Gouverneur Général Roume — Journal officiel de l’A.O.F., n° 1024 du 10 mai 1924.)

L’A.O.F. n’est plus (elle ne l’a presque jamais été) une « terre conquise » par la France, c’est un pays absorbé par la France, c’est une partie intégrante de la nation française, au même titre que l’Artois et le Roussillon, conquis jadis sur la Maison d’Autriche et je sais que tous vous êtes fiers du nom de Français. (G. Hardy, « Les deux routes », Bull, de l’Ed. en A.O.F., no 40, nov. 1918)

Les extraits qui suivent, pris dans les programmes de l’école primaire permettent de montrer leur orientation délibérément avilissante pour les peuples africains :

Cours élémentaire : Ce qu’étaient les Noirs autrefois. Ce qu’ils sont aujourd’hui. Ce qu’ils doivent aux Français. Donner des notions générales très simples et justes sur la France et les Français.

Cours Moyen. L’A.O.F. autrefois. Invasions des pays noirs par les peuples de race blanche : Peulhs, berbères, Arabes, Marocains, Européens, Français. Génie colonisateur et civilisateur des Français. Les grandes époques de leur histoire. Leurs institutions. Leurs inventions. Leur civilisation. Fondation de leur empire colonial. Les Sociétés commerciales. Contacts des Français avec les Noirs africains jusqu’à la fin du XIXe siècle. (Gouverneur Général Roume, loc. cit.)

Enfin, l’enseignement colonial était un enseignement au rabais. Selon une logique implacable, les programmes étaient d’un niveau assez bas, le seul compatible avec « l’incapacité intellectuelle » de l’Africain, avec la nécessité de « doser judicieusement les connaissances qu’elles (les populations africaine) sont capables de s’assimiler » et le besoin impérieux de cadres auxiliaires indigènes : toutes les écoles conduisaient à des diplômes « taillés sur mesure » pour les Africains, dont le niveau ne pouvait se comparer en aucun cas à celui des diplômes français des écoles de même nom. Seul l’enseignement secondaire, en raison de sa destination, avait les mêmes programmes que l’enseignement métropolitain correspondant. Encore faut-il remarquer que la dénomination de « Brevet de Capacité Colonial » donnée au diplôme censé être l’équivalent du Baccalauréat de l’enseignement secondaire français, dénote de façon éloquente que seuls pouvaient y accéder les élèves africains particulièrement brillants; le nombre très limité de ces « élus » démontre qu’il en était bien ainsi.

D. Éléments d’un bilan de l’enseignement colonial entre les deux guerres mondiales

1. Position de la question

L’examen du bilan de l’enseignement colonial en Afrique Noire, tel qu’il a été conduit entre les deux guerres mondiales, revêt pour différentes raisons, une importance et une signification particulières.

a. Tout d’abord, il n’est pas sans intérêt de confronter les résultats obtenus avec les objectifs proclamés par la propagande du colonisateur et surtout avec les buts réels visés à travers la conduite de « l’éducation » dans les colonies : afin d’une part, de mettre en évidence la part de mystification qu’à bien d’égards et pendant longtemps a comporté l’enseignement colonial; d’autre part, de donner une base objective à l’analyse des conséquences multiples de l’enseignement colonial aussi bien dans la vie et le comportement de ceux qui l’ont reçu que, plus généralement, dans les divers domaines de la vie économique, politique, sociale et culturelle des peuples de l’Afrique Noire.

b. En effet, il serait erroné, voire dangereux de sous-estimer l’influence qu’a exercé en son temps, que continue à exercer encore aujourd’hui, et que continuera à exercer pendant une période vraisemblablement assez longue, l’enseignement colonial sur tous les aspects de la vie et de l’évolution des pays de l’Afrique Noire. Malgré le caractère minoritaire de ceux à qui il s’adressait, il convient de souligner que ces derniers étaient appelés à jouer un rôle important, même à bien des points de vue historique, dans l’évolution de notre pays; pour l’essentiel, ce sont des hommes issus de l’enseignement colonial qui ont dirigé la lutte de libération en Afrique Noire, et qui assument aujourd’hui les responsabilités de la conduite des affaires africaines; et cette situation a toutes chances de se prolonger pendant toute une génération.

c. Sur un plan plus général, l’idéologie méthodiquement insufflée dans le cadre et pour les besoins de la domination coloniale en direction de toutes les couches et classes sociales des pays colonisés n’a pas manqué de marquer plus ou moins profondément l’ensemble de la population des pays de l’Afrique Noire : cela, il est vrai, à des degrés divers et sous des formes différentes selon la couche ou la classe sociale considérée, selon sa position et son rôle dans la vie économique et par rapport à l’appareil politique d’oppression de l’impérialisme. Dans la mesure où l’enseignement colonial occupait une position centrale dans le dispositif de propagande et de formation idéologique au sein du pays colonisé, le bilan des résultats atteints ne peut être considéré comme concernant ceux-là seuls qui en ont bénéficié.

De la sorte, l’enseignement colonial a eu non seulement une portée immédiate, à court terme, du fait notamment des objectifs immédiats auxquels il répondait, mais aussi, par beaucoup de ses aspects et du fait des objectifs de longue portée qu’il poursuivait, il a exercé et continue d’exercer une influence non négligeable sur l’évolution générale des peuples et des états africains actuels; la portée immédiate se prolonge ainsi d’une autre plus étalée dans le temps, et dont les effets n’ont pas encore fini de se manifester.

2. Résultats et conséquences de l’enseignement colonial

L’essentiel des objectifs réels visés par « l’éducation » coloniale, (il s’agit de ceux reconnus ouvertement par certains hauts fonctionnaires et autres idéologues de la colonisation), peuvent être considérés comme ayant été atteints dans différents domaines.

a. En premier lieu, l’enseignement colonial a effectivement réussi à fournir à l’administration coloniale les divers cadres subalternes qui lui étaient indispensables : interprètes, commis, moniteurs, infirmiers, médecins, vétérinaires, instituteurs, etc. Que le nombre en ait été restreint, cela était en parfaite conformité avec la politique générale et la doctrine coloniale de l’impérialisme, dont l’enseignement n’était qu’un auxiliaire; ce n’était là que simple conséquence des buts utilitaires de l’enseignement colonial. « Considérons l’instruction, écrivait le Gouverneur général Roume, comme une chose précieuse qu’on ne distribue qu’à bon escient et limitons-en les bienfaits à des bénéficiaires qualifiés (Journal Officiel de l’A.O.F., no 1024, mai 1924). Dans une circulaire adressée aux gouverneurs des colonies de l’ancienne A.O.F., ce même haut fonctionnaire déclarait

En ce qui concerne les instituteurs…, j’estime à trente-cinq environ pour le groupe (il s’agissait de l’ensemble des colonies de l’ancienne A.O.F.) la moyenne annuelle de candidats à admettre. En tenant compte des défections et des échecs, c’est environ trente instituteurs qui vous seront rendus chaque année, c’est-à-dire quatre ou cinq par colonie. Ce chiffre me paraît suffire à parer au jeu normal des mises à la retraite et à satisfaire aux besoins d’une extension progressive de l’instruction proportionnée à nos moyens financiers… Quant aux médecins auxiliaires, le nombre à admettre chaque année peut être de vingt-cinq environ, afin qu’il vous en soit rendu trois ou quatre par colonie. (Journal Officiel de l’A.O.F., no 1008, du 26 janvier 1924)

b. L’on se doit de constater objectivement que l’enseignement colonial a non seulement couvert quantitativement les besoins de l’administration coloniale, mais aussi fourni des fonctionnaires efficients et zélés; qui plus est, ils étaient généralement satisfaits de leur sort, tant les conditions matérielles et la position sociale qui leur étaient faites, étaient celles de privilégiés par rapport à l’immense majorité des populations africaines; fonctionnaires aussi zélés que soumis, qui se comportaient généralement avec autant de bassesse et d’obséquiosité envers le « Blanc » que d’arrogance, de mépris et de cupidité envers leurs compatriotes Africains. Dressés à l’acceptation pleine et entière, à la défense et à la propagation des mythes de la « supériorité » du « Blanc », de « l’incapacité et de l’infériorité congénitales » du Noir, ils étaient d’autant plus choyés qu’ils étaient « loyaux » et de « bon esprit », et réciproquement. Ils portaient non sans orgueil le titre alors envié de « mouché », de « bouche du commandant », de « détenteur de la parole », de « détenteur de l’écriture » et bien d’autres appellations aussi diverses que suggestives. Leur petit nombre les y portait du reste tout naturellement, et beaucoup épousaient à un tel point la cause des oppresseurs de leur Peuple qu’ils n’arrivaient pas à concevoir d’avenir pour leur pays en dehors de la soumission servile au joug du régime colonial. Tout cela était certes davantage le fait d’une inconscience totale de la situation, de la position et du rôle qui étaient les leurs au sein de la société coloniale, que d’une conduite réfléchie ou raisonnée : mais cette inconscience elle-même découlait autant de la formation reçue, — formation juste suffisante pour faire de bons exécutants aveugles, pratiquement incapables de toute compréhension d’ensemble des phénomènes politiques, économiques et sociaux auxquels ils assistaient, et participaient — que de la satisfaction de leurs besoins matériels; de plus, le conditionnement idéologique et ses conséquences psychologiques, en concourant à vider substantiellement le contenu humain de leur vie, avait pour résultat d’appauvrir à ce point leur vie spirituelle, que sur ce plan également leur satisfaction était quasi-totale. Une telle situation ne pouvait, aux veux du fonctionnaire indigène, que sceller son sort à celui du régime qu’il servait. Un tel comportement avait souvent pour corollaire un détachement complet vis-à-vis du peuple et aboutissait à une imitation effrénée de tout ce qui émanait du « Blanc » chez la plupart de ceux qui se paraient (ou étaient parés) du titre pompeux « d’évolué ». S’il est vrai que c’était surtout chez les « diplômés » des E.P.S., des Écoles Normales et des autres grandes écoles (Écoles de médecine, École Vétérinaire etc.) qu’on observait ce comportement, il se manifestait également chez des fonctionnaires de niveau moins élevé. Obnubilés par la puissance matérielle et la supériorité technique du colonisateur, assurés du « manger » et du « boire » en échange d’une loyauté et d’une docilité envers les maîtres puissants de l’heure, limités dans leur compréhension des événements et des faits politiques, économiques et sociaux par leur position et une déformation découlant des méthodes et du contenu de l’enseignement colonial, les fonctionnaires indigènes de l’administration coloniale se livraient, à l’exemple de leurs supérieurs européens, aux « jouissances » de la vie coloniale avec une mentalité digne de parvenus; les manifestations matérielles et spirituelles de la société capitaliste moderne ne faisaient, à leurs yeux, que confirmer la « supériorité » du « Blanc », avec comme pendant inséparable « l’infériorité » et « l’incapacité » du « Noir » et une prétendue fatalité de la domination des peuples africains par l’impérialisme européen. Il n’est donc pas étonnant que toute trace de confiance en leur peuple soit inexistante dans la conscience de la grande majorité d’entre eux, ni même qu’ils aient doublement contribué à démobiliser les masses africaines : d’une part du seul fait de leur existence et de leur comportement, d’autre part en raison de leur rôle actif (rôle auquel ils avaient été si minutieusement préparés), dans la propagation au sein des populations africaines, de tous les mythes, de tous les mensonges de la propagande idéologique du colonialisme. Les masses populaires désemparées devant ces « Blancs-Noirs » souvent plus féroces que le « Blanc » lui-même n’avaient d’autre alternative que la mise en œuvre d’une technique de « résistance passive » et l’accumulation de réserves de colère et de haine, ce qu’elles ont du reste très vite compris et appliqué, sans pour autant manquer de donner quotidiennement des leçons de dignité et de courage à ces « enfants égarés ». Néanmoins, quelle qu’ait été la valeur de cette « résistance silencieuse », il n’en demeure pas moins que le mythe du Nègre inférieur au « Blanc » et condamné à lui obéir, a pénétré profondément la conscience de nombreuses générations d’Africains.

c. Il serait cependant injuste et inexact de ne voir que les aspects négatifs de l’enseignement colonial. Si ce dernier avait en général réussi dans ses objectifs essentiels et obtenu des résultats « satisfaisants » dans une œuvre de destruction systématique de la conscience et de la fierté nationale chez beaucoup de fonctionnaires, l’instruction acquise a été pour quelques-uns un levain puissant qui les a conduit à la soif du savoir, à la réflexion, à la compréhension de leur situation objective, et par voie de conséquence, à une accélération de leur prise de conscience, à une véritable excitation de leurs qualités humaines. Ceux là ont plus ou moins rapidement acquis la vision claire du bafouement de leur peuple, du caractère mensonger des « axiomes » et autres affirmations racistes de la propagande colonialiste. Avec beaucoup de courage, ils ont refusé l’humiliation, l’obséquiosité, l’agenouillement et adopté un comportement digne de véritables patriotes; taxés de « mauvais esprits », « d’individus à surveiller de près », ils ont connu toutes sortes d’humiliations personnelles et de brimades : déplacements, suspensions et rétrogradations, révocations, prisons, exil, et cela avec une implacabilité d’autant plus grande que le système colonial ne pouvait souffrir de voir ses dogmes mis en doute, ni accepter tout comportement de nature à saper les fondements de la hiérarchie sociale et de « l’échelle des valeurs » qu’il tentait d’imposer aux peuples africains. Quoi qu’il en soit, la seule existence de telles individualités a joué un rôle éminemment positif pendant l’ère coloniale : d’abord, c’était un reproche vivant et constant à la conscience des fonctionnaires « zélés », loyaux et de « bon esprit » c’était aussi un exemple pour beaucoup d’autres qui avaient, en dépit de tout, gardé intacte leur conscience d’Africains même si les manifestations extérieures n’en étaient pas bruyantes; on peut enfin affirmer que, dans une certaine mesure, ce comportement, radicalement différent de celui de la grande masse des fonctionnaires autochtones de l’administration coloniale, a, jusqu’à un certain point, participé à la lente prise de conscience de ces derniers. Par ailleurs, en forçant le respect, souvent même l’admiration et la peur (certes déguisées) de leurs supérieurs, ces « mauvais fonctionnaires » ont contribué à limiter là où ils servaient, dans des proportions modestes mais non négligeables, l’ampleur des abus et des exactions de toutes sortes commises quotidiennement par les colonialistes ou leurs valets empressés; et surtout, en s’intéressant au sort des masses populaires et en les aidant dans la mesure de leurs faibles moyens, ils inspiraient confiance au peuple, le réconfortaient, acquéraient sa sympathie, inaugurant et jetant ainsi les premières bases du futur rassemblement de toutes les couches et classes sociales de notre pays dans la lutte contre la domination étrangère.

d. D’autres aspects de l’enseignement colonial ont également joué un rôle positif et non négligeable : malgré toute l’habileté avec laquelle le colonisateur s’ingéniait à limiter la diffusion de l’instruction, et à maintenir cette dernière à un niveau assez bas, il était condamné par la logique interne de l’évolution du système colonial, (élargissement de plus en plus grand de l’exploitation économique des colonies, avec comme corollaires l’extension constante du réseau et des rouages de l’appareil administratif, de l’infrastructure indispensable à un fonctionnement normal de ce dispositif — lutte contre les grandes endémies et les épizooties…), non seulement à former les cadres subalternes en nombre constamment croissant, mais aussi à le faire dans des branches de plus en plus différenciées et avec une qualification de plus en plus grande sur le plan de leurs spécialités. Toutes choses liées étroitement au fait que les colonies d’Afrique Noire étaient essentiellement (sauf exception) des colonies d’exploitation, les conditions climatiques étant impropres à l’installation d’un grand nombre d’Européens. Quoi qu’il en soit, l’enseignement colonial a donc connu et une extension relative de ses effectifs, et une progression tout aussi relative de son « niveau maximum ». Or, la seule existence des cadres indigènes, même subalternes n’a pas manqué d’avoir des conséquences aussi nombreuses que variées : tout d’abord, en ce qui concerne ces cadres eux-mêmes, malgré les limites de leur compétence, l’exercice quotidien de leur profession et l’expérience qu’ils en tiraient, en particulier dans leurs rapports avec leurs supérieurs européens, ne pouvaient que contredire dans leur conscience et démolir progressivement les mythes si chers à l’idéologie du colonialisme : notamment par la constatation que c’était en général les Africains qui faisaient tout le travail, les « patrons » ou les « chefs » ne faisant que signer, et apprenant souvent leur métier auprès de leurs subordonnés africains ou à leur contact, ou même qui pouvaient sur le plan technique en savoir plus que le « Blanc »; parallèlement, les masses africaines dans leur ensemble, du fait de l’existence de ces cadres autochtones et du rôle si voyant qui était le leur dans les rapports quotidiens entre les populations et les différents rouages de l’administration, dans le commerce et les autres entreprises coloniales, étaient amenées à constater, à prendre conscience, à s’étonner même, des capacités, du savoir, de l’habileté technique de différents fonctionnaires et salariés africains (commis, infirmiers médecins, vétérinaires, chauffeurs, mécaniciens, ouvriers spécialisés, etc.) : progressivement, très lentement, mais sûrement, s’installait chez elles le doute quant aux affirmations paradoxales venant de ces mêmes personnes, de « l’incapacité du Nègre ». Même si ce processus avait ses limites et ne peut être considéré comme ayant joué un rôle principal dans la lente prise de conscience politique des peuples d’Afrique Noire, il n’en reste pas moins que sa contribution ne peut pas être niée.

Par tous ces aspects, l’enseignement colonial a exercé, au jour le jour et dans les directions contradictoires, une influence confiante tant sur ceux qui en bénéficiaient que sur le reste « de la population de notre pays. Mais si dans un sens cette influence avait un caractère immédiat et quotidien, ses conséquences ne peuvent être ramenées aux seules manifestations apparues à tel ou tel moment précis. Non seulement il s’agit d’un phénomène qui s’est étalé tout au long de l’évolution du régime colonial, mais encore ses différents effets se sont accumulés objectivement et subjectivement, réagissant les uns sur les autres et participant à la naissance de changements de plus en plus profonds dans la conscience individuelle et sociale de l’Africain colonisé (notamment prise de conscience des cadres et des masses populaires, naissance et développement d’une liaison de plus en plus intime et réelle entre eux, compréhension mutuelle de plus en plus claire de l’unité et de l’identité de leur destin).

D’autres aspects du bilan de l’enseignement colonial ne se sont pleinement révélés qu’à plus long terme, et ont à ce titre exercé et exercent une influence plus durable sur l’évolution générale de la vie et des luttes des peuples africains.

1. L’enseignement colonial de l’entre deux guerres a objectivement participé, par certains de ses aspects et leurs conséquences, à l’apparition et au mûrissement des conditions qui ont permis le démarrage de la lutte politique de libération nationale en Afrique Noire, à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Ce sont en effet ces mêmes fonctionnaires subalternes, formés par centaines dans les écoles régionales, les écoles primaires supérieures, les écoles fédérales, primitivement destinés à fournir l’encadrement et les intermédiaires indispensables à l’appareil administratif et économique de domination et d’exploitation des peuples africains par l’impérialisme étranger qui, dans la nouvelle situation internationale subséquente à la victoire sur le fascisme hitlérien et à la prise de conscience des peuples colonisés, fourniront les premiers cadres politiques nécessaires à la création de diverses organisations de masse (partis politiques, syndicats, organisations de jeunesse de femmes, etc.) qui engageront la lutte pour la libération de notre Patrie. De plus la fréquentation des mêmes écoles (territoriales ou fédérales) en permettant et favorisant, contre la volonté du colonisateur, toujours fidèle à la devise du « diviser pour régner », le brassage d’éléments du même territoire (cas des E.P.S., des Écoles professionnelles), ou de différentes colonies (cas des Écoles fédérales) avait permis que s’ébauchent des liens de camaraderie, d’amitié, de solidarité et de fraternité entre élèves originaires de différentes régions d’un même territoire ou des diverses colonies d’une fédération. Ces circonstances ont joué un rôle non négligeable dans le développement du Mouvement National en Afrique Noire, notamment en contribuant à faciliter la mise sur pied des différentes organisations au sein d’une même colonie d’abord, et leur groupement à l’échelle des fédérations ensuite (cas du R.D.A. en A.O.F. et en A.E.F.), permettant ainsi la réalisation de mouvements de lutte de l’ensemble des peuples opprimés par un même impérialisme.

Cependant cet aspect positif a lui aussi ses propres limites sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin. Qu’il suffise de signaler ici que le rôle important joué par l’intelligentsia formée par l’enseignement colonial lors de la naissance et pendant le développement de la lutte de libération nationale ne pouvait manquer d’avoir ses aspects négatifs, aspects qui ont pu proliférer d’autant plus librement que cette couche sociale a dans l’essentiel, assumé le monopole de la direction du Mouvement National dans les pays de l’Afrique Noire.

2. En s’efforçant de réaliser systématiquement une véritable « dépersonnalisation » des Africains, en installant par tous les moyens dans la conscience de ceux qui en bénéficiaient le complexe d’infériorité, l’idée de l’incapacité congénitale du Noir, l’enseignement colonial y a semé un germe très lourd de conséquences. Dans ce sens, l’éducation coloniale a littéralement gangrené la pensée et l’affectivité de l’Africain et truffé son comportement d’un cortège de complexes et de réflexes anormaux. C’est un fait que les générations formées pendant l’entre-deux guerres sont, en général, les plus atteintes à ce point de vue : l’efficacité de l’enseignement colonial pouvait être d’autant plus grande qu’il n’existait pas à cette époque de prise de conscience politique (à l’échelle collective) ni de lutte organisée de libération nationale, et que le rapport de forces sur le plan local comme sur le plan mondial permettait à l’impérialisme de régner en maître incontesté sur son empire colonial. Ce qui ne signifie nullement que les autres générations d’élèves africains soient exemptes de tout complexe.

Quoi qu’il en soit, il est indispensable de réaliser sans fausse honte, avec la plus grande franchise et la plus haute lucidité, non seulement l’existence de ce résultat de l’éducation coloniale, mais aussi le fait qu’il sera long à extirper de la mentalité et du comportement d’un grand nombre d’Africains. En effet, ce n’est pas en niant « en paroles » l’existence — démontrée quotidiennement par les faits — de ces complexes qu’on les fera disparaître; c’est au contraire en les reconnaissant comme un phénomène objectif (qu’ils sont) et en engageant contre eux une lutte concrète et consciente qu’on écourtera la durée de leur survivance dans la conscience de nombreux Africains. Le simple bon sens indique d’ailleurs que ce qui résulte de tant d’années d’efforts tenaces et d’action consciente et délibérée (de la part du colonisateur) ne pourra pas disparaître par enchantement. Et ceci est particulièrement vrai s’agissant d’habitudes acquises, de comportement et de mentalité déformés.

3. La traduction de ce qui précède sur le plan concret s’exprime par la constatation brute que l’éducation coloniale en général (celle relative aux colonies françaises, belges et portugaises en particulier), par son caractère assimilateur et par la négation de la culture nationale qu’elle comporte, aboutit à une véritable aliénation du colonisé. En d’autres termes, l’intelligentsia formée par l’enseignement colonial n’est pas une intelligentsia nationale : à travers la culture reçue, du fait des méthodes utilisées par l’enseignement colonial, du contenu politique et de l’orientation de ce dernier, du contexte politique, économique et social dans lequel il était dispensé, s’exerce sur l’intellectuel colonisé une influence faite d’un faisceau de contradictions. Si sa « culture » comme sa position sociale tendent à le pousser vers le colonisateur, cette tentation est vite annihilée par la logique interne du système colonial — l’indigène doit savoir « se tenir à sa place »; — du côté des masses populaires, le processus est symétrique, les « Blancs noirs » ayant à faire leurs preuves avant d’être reconnus comme étant de ce côté de la barricade; l’attrait de la culture étrangère, conséquence normale du désir d’étendre ses connaissances, mais surtout d’une ignorance et d’une incompréhension quasi-complètes de l’histoire africaine et de la signification historique de la colonisation, avait pour corollaire celui de tous les signes extérieurs qui d’ailleurs, dans l’esprit de l’Africain « évolué », s’identifiaient souvent avec la « culture » étrangère; bref, tous les traits spécifiquement nationaux de la culture étrangère ne pouvaient manquer d’entrer en conflit, chez l’intelligentsia formée par l’éducation coloniale, avec sa situation subjective et objective. De l’attrait de la culture étrangère au mépris de la culture nationale, — si tant est qu’en dehors de certaines des manifestations de cette dernière, « l’évolué » pouvait en soupçonner l’existence ou en comprendre la signification — il n’y avait qu’un pas, souvent franchi allègrement. Un des piliers de la « dépersonnalisation » de l’intelligentsia africaine a été le relèguement des langues africaines au dernier plan et leur élimination plus ou moins complète de l’enseignement. Il peut sembler logique que cette dépersonnalisation soit d’autant plus accentuée que le niveau culturel atteint est plus élevé; mais ce serait là une vue schématique et mécanique, car l’élévation du niveau culturel peut, dans certaines conditions, sinon en général, conduire l’individu à une prise de conscience plus claire et plus aiguë de sa situation objective : tandis qu’un niveau plus bas peut au contraire le « tranquilliser » sans que cela corresponde pour autant à une appréciation correcte de sa position objective, dans la mesure même où bien des problèmes et des questions lui demeurent insoupçonnés. En ce qui concerne le problème des langues africaines en tout cas, l’intelligentsia africaine est concernée dans son ensemble, bien qu’à des degrés divers selon le niveau et les aspects considérés.

4. Il ne suffit évidemment pas de caractériser sur un plan tout à fait général la « dépersonnalisation » et le complexe d’infériorité comme résultats de l’enseignement colonial chez l’intelligentsia des pays de l’Afrique Noire et au sein des masses africaines. Il est indispensable d’examiner concrètement leurs manifestations et leurs conséquences pour en mesurer pleinement les effets désastreux et mettre en lumière le rôle qu’ils jouent dans les différents domaines de la vie des peuples d’Afrique Noire.

En ce qui concerne les divers complexes caractérisés plus haut, Richard Mollard écrit :

Quoi qu’il en soit, méchant on bon — surtout peut-être bon — le Blanc « civilisé » et civilisateur a, dans la plupart des cas, commencé par persuader le Noir que c’est une humiliation d’être Noir, qu’il n’y a de civilisation que la blanche. L’unanimité est faite là-dessus. « Mes parents sont des sauvages… » vous dit l’évolué lui-même s’il a le courage, chose rare, d’évoquer devant un Blanc le souvenir d’origines tenues pour honteuses.

Il est entendu que le Nègre est un sauvage; parfois anthropophage, le plus souvent docile comme un chien fidèle; somme toute méprisable, méprisé; nu, sans écriture, incapable d’inventer quelque chose d’aussi simple que la roue, quoi que ce soit qui tourne; inapte à se défendre efficacement. Il rit quand on lui montre une fermeture éclair; il appelle « manière de blanc » tout ce qui marque le civilisé. Bref, être Noir est une tare.

Comme on le voit « ceci explique cela » et d’autant plus que par contre, comme l’explique l’auteur : « Nous sommes forts grâce à nos techniques; nous réveillons l’Afrique grâce à nos techniques; nous sommes des mécaniciens et des techniciens, moyennant quoi nous faisons des miracles. » Au total s’étonne (ou s’indigne ?) Richard Mollard :

Il y a tellement de complexes chez les Noirs situés à notre contact qu’ils ne savent même plus par quel terme se désigner eux-mêmes : Nègres?… Noirs?… Indigènes?… Comment veut-on que, dans un climat où l’intéressé n’ose même pas se nommer, une éducation, une promotion réelle puissent avoir lieu? (Hommage à Richard Mollard 1913-1951 », Présence Africaine, no spécial 15, 1993)

Ce rappel de « mauvais souvenirs » peut paraître puéril ou même dépassé, dans la mesure où ils ne se rapportent apparemment pas au présent, tout comme l’évocation des « Noirs qui connaissent la manière des Blancs : casque colonial, chemise Lacoste, short, chaussures, cheveux et barbes rasés, lunettes noires et cigarettes » peut sembler sans objet à l’heure des grands boubous et des « Ben Youssef ». Il est pourtant nécessaire de reparcourir tout le chemin, aussi désagréable que cela puisse être. En tout cas, les « arguments », les « procédés », les « jugements » et les résultats de « l’éducation » coloniale méritent qu’on s’y arrête, ne serait-ce que pour examiner et juger si les « bases » de leur « logique » subtile ont disparu. À ce propos, une remarque pertinente de Richard Mollard mérite d’être méditée :

Ce problème est particulier au monde nègre. II ne se pose guère, ou du moins de la même façon, chez les autres peuples non « occidentaux » de la planète. Non seulement les Européens n’ont jamais pu persuader les Arabes, les Hindous, les Cambodgiens, les Chinois et les Japonais qu’ils étaient des sauvages, des primitifs, de grands enfants, des esclaves nés…, mais ils se sont persuadés eux-mêmes, peu à peu, que ces gens-là, quelque pittoresques, curieux qu’ils fussent, ont leurs valeurs, leurs cultures, leurs civilisations… On en pense ce qu’on veut, certes, mais on n’en conteste pas l’expérience. Du reste ces gens savent énergiquement montrer qu’ils existent et parfois s’opposer à la « mission civilisatrice » d’Occidentaux tenus par eux pour mécréants, matérialistes, et importuns. (Richard Mollard, loc. cit., p. 369)

On peut constater que d’une part les contacts entre Occidentaux et Arabes, Chinois, Hindous, Japonais, etc., ne datent pas d’une époque où les premiers pouvaient se vanter d’une supériorité quelconque sur les derniers (supériorité qui on le sait, est loin d’avoir toujours existé en ce qui concerne les Nègres), et d’autre part, que pour des raisons précises (économiques, géographiques, historiques, de caractère racial, etc.), ni les Hindous, ni les Arabes, ni les Chinois, ni les Japonais n’ont jamais été recherchés et vendus comme esclaves; et enfin, qu’à partir du jour où les peuples africains se sont mis à secouer le joug de la domination étrangère, on a aussi découvert « l’existence, la richesse et la permanence des cultures négro-africaines »; la remarque de Richard Mollard garde cependant toute sa portée en ce qui concerne l’intelligentsia africaine. Car il faut rendre au peuple cette justice que ce serait faire preuve d’incompréhension totale, que de confondre son étonnement, son admiration devant la puissance matérielle et la technique du « Blanc », sa soumission apparemment résignée à la domination politique de l’étranger dans les conditions concrètes qu’il vivait, avec l’acceptation de la condition d’esclave-né, la perte de la fierté nationale, la conviction d’être sauvage; par surcroît, il a, à sa façon qui s’est d’ailleurs déjà révélée être sinon l’unique, du moins l’une des plus intelligentes, montré qu’il existait : la meilleure des preuves en est que malgré la traite des esclaves, la conquête et la domination coloniales, il a résisté et subsisté connaissant un autre sort que celui d’autres peuples placés dans des conditions bien moins critiques (Indiens d’Amérique, Australiens, etc.).

Si aujourd’hui les boubous et « Ben Youssef » sont à la mode, ce n’est certainement pas le peuple qui y « revient » lui qui ne les a jamais quittés. C’est un fait que bien des porteurs de boubous ne le font que par conformisme et démagogie, qu’ils gardent intacts complexes, mentalité, comportement acquis sous le régime colonial. Au demeurant, il serait bien naïf de penser que le seul port des boubous peut solutionner les problèmes qui sont ceux de l’intelligentsia africaine. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette attitude n’est pas le simple prolongement, dans des conditions nouvelles, du phénomène consistant à confondre la culture et ses manifestations extérieures.

Il est en tout cas des signes très révélateurs de la persistance de l’aliénation chez beaucoup d’intellectuels africains qu’il s’agisse de simples techniciens, de cadres ou de dirigeants politiques. L’observation du comportement quotidien du plus grand nombre d’hommes politiques africains (députés, ministres, hauts fonctionnaires, chefs d’états) conduit aux constatations suivantes :

1. À un premier niveau, et c’est peut-être l’un des aspects les plus humiliants pour nos peuples, pour l’intelligentsia patriote et pour les intéressés eux-mêmes, combien de ces derniers dénombre-t-on qui ne s’entourent de secrétaires, ou de dactylos européennes dont les fonctions polyvalentes ne constituent un secret pour personne, ou qui ne peuvent vivre deux ou trois mois sans un voyage d’agrément en Europe, quel qu’en soit le prétexte (mission officielle, voyage privé, cure etc.). Il n’est pas nécessaire d’être étudiant à Paris ou ailleurs pour savoir que bien des députés, ministres, hauts fonctionnaires ou chefs d’états s’y occupent d’affaires bien plus « triviales », faisant la « tournée des grands ducs » dans les cabarets « chic », ou autres établissements du même ordre. D’ailleurs, dans les capitales des différents États, n’assiste-t-on pas au même spectacle, à ceci près qu’une plus grande discrétion est de rigueur?

2. Pour beaucoup d’hommes politiques africains, c’est véritablement le « délice des délices » de s’entendre appeler monsieur le Ministre, monsieur le Président, monsieur le Directeur… par un Européen : n’est-ce pas à leurs yeux une marque de leur « puissance », ou peut-être simplement une occasion d’éprouver (ironie du sort et de l’histoire!) un sentiment (plutôt enfantin) de revanche? La preuve que l’on tient en mains le pouvoir, puisque le « Blanc » le reconnaît verbalement, et mieux, se dépense en courbettes, en flatteries, et (pourquoi pas?) même en bassesses? D’où la fréquence des visites officielles en pays étrangers (ne donnent-elles pas en effet une sorte de consécration ardemment recherchée?). Ne dit-on pas que certain chef d’État, au demeurant très volubile quand il s’agit de dénoncer les complexes divers découlant du régime colonial, ne se considère pas encore comme satisfait, pour n’avoir pas passé de revue sur les Champs-Elysées?

3. Des paroles et des actes de certains hommes politiques africains, il ressort clairement qu’ils ne peuvent envisager sans une panique difficile à concevoir ce qu’ils appellent « le départ des Européens ». Cela ne les empêche nullement de confesser volontiers « tout le mal » que font leurs experts, conseillers techniques, directeurs de cabinet et autres collaborateurs néo-colonialistes européens, tout en affirmant ne pouvoir s’en défaire. Pour beaucoup d’hommes politiques africains, la qualité d’Européen est la meilleure preuve de compétence et d’omniscience qui puisse exister. Ce n’est pas un hasard s’ils s’entourent de techniciens européens même quand ils disposent d’Africains de qualification égale. C’est un fait, constaté par nombre d’observateurs, que ces prétendus techniciens n’en ont souvent que l’appellation : M. Alain Vernholes écrit dans le journal Le Monde du 14-15 octobre 1962 :

Trop de cadres souvent médiocres sont maintenant incrustés dans les postes clefs et empêchent « l’africanisation » des rouages de l’administration. Le montant des traitements qui leur sont versés explique il est vrai, bien des choses; un spécialiste de l’administration publique gagnant en France 2.000 NF (euros) par mois est payée 8.000 NF (euros) par le Ministre de la Coopération pour occuper un poste en Afrique Noire.

Si l’on ne peut reprocher au journaliste du Monde de passer sous silence l’explication fondamentale — la politique néocolonialiste du gouvernement français, qui n’en a certes pas le monopole —, on est du moins obligé de reconnaître que le néo-colonialisme s’appuie, dans nos pays, sur les insuffisances notoires de l’intelligentsia dirigeante, insuffisances qu’il connaît très bien (pour en avoir été le promoteur) et qu’il exploite avec une très grande habilité. Il serait cependant trop facile de rejeter toutes les responsabilités de cette situation sur le seul impérialisme étranger.

4. En effet, sans négliger pour autant le rôle d’autres facteurs plus importants (d’ordre politique, économique), on peut constater qu’une certaine conception de la responsabilité et du pouvoir, héritée en ligne droite de l’administration coloniale, n’est pas étrangère au comportement des hommes politiques africains : on ne peut s’empêcher de penser « aux douceurs de la vie coloniale » telles que les évoquent les écrivains de « l’épopée coloniale », quand on observe les différentes manifestations de cet esprit de jouissance si caractéristique de la plupart des hommes au pouvoir dans l’Afrique contemporaine; de même, le « farniente » auquel se réduit « l’activité » de bien des ministres et des hauts fonctionnaires n’est pas sans rappeler à beaucoup d’égards la vie de nos anciens administrateurs, gouverneurs, etc.. Pourtant, ce n’est pas que ces responsables africains ne soient capables de travail — et leur passé en témoigne —; mais ils demeurent convaincus que les tâches qui leur incombent actuellement les dépassent, qu’elles ne peuvent être effectuées que par des experts « Blancs », les seuls à s’y connaître et à l’avoir toujours fait; ils ne font aucun effort pour se hausser au niveau de leurs responsabilités — à quoi bon, puisqu’il serait d’ailleurs inutile?

À première vue, ce qui précède semble simplement indiquer que l’enseignement colonial a participé à la formation d’une petite bourgeoisie, d’une moyenne bourgeoisie et d’une bourgeoisie de type bureaucratique (néo-bourgeoisie) en Afrique Noire, fait qui n’aurait en soi rien de négatif. C’est plutôt dans l’examen des racines du comportement de ces différentes couches sociales qu’il faut chercher à dégager le rôle de l’enseignement colonial. Car il serait erroné et prématuré de conclure mécaniquement que c’est par intérêt de classe que la néo-bourgeoisie des pays africains contemporains se vautre dans la corruption la plus éhontée, la collaboration et la soumission au néo-colonialisme européen et américain. Si comme l’écrit Frantz Fanon, « La bourgeoisie nationale[3] des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Etre dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde (Frantz Fanon, Les damnés de la terre), ce n’est encore là que pure constatation. Ce comportement est certes en partie explicable par la faiblesse économique de la néo-bourgeoisie lors de sa prise du pouvoir. Mais aussi, il est évident que l’intérêt de classe d’une véritable bourgeoisie nationale est d’abord de se développer en tant que telle, de conquérir la suprématie sur le marché national, donc de se libérer en définitive du frein que constitue toute domination de l’impérialisme étranger; or, on ne trouve précisément rien de tel chez la néo-bourgeoisie de l’Afrique Noire contemporaine, et la seule faiblesse économique de cette classe sociale ne permet visiblement pas de rendre compte de son comportement. Si l’on remarque que cette fraction de la bourgeoisie de chez nous se recrute essentiellement parmi les membres de l’intelligentsia issue de l’enseignement colonial, caractérisée par une situation matérielle privilégiée découlant toujours du fonctionnariat, par une culture étrangère dont le contenu, l’orientation et les manifestations ont un caractère antinational, par une ignorance quasi-totale, ou dans le meilleur des cas une incompréhension quasi-complète de l’évolution historique des peuples africains, bref par une aliénation totale sur le plan spirituel, alors il devient clair qu’étrangère à son peuple dont elle doute d’ailleurs des capacités, des possibilités et des potentialités, parce qu’elle doute fondamentalement des siennes propres, — en raison du complexe d’infériorité ancré en elle, d’une mentalité de « fonctionnaire » —, elle ne peut que se tourner vers l’étranger comme la seule planche de salut. Dès lors, si l’on tient compte des sollicitations de l’impérialisme, l’on aboutit au mécanisme du marchandage d’abord, puis de l’entente et du partage des tâches entre la néo-bourgeoisie et l’impérialisme étranger, dans le cadre de la politique néo-colonialiste. Son succès, au départ, est assuré par le rôle historique qu’elle a joué dans la première phase de la lutte de libération nationale; ce qui n’a pas été sans la convaincre que c’est elle qui a « tout fait », qui a « souffert », donc qui a des droits, qu’elle ne manquera pas d’exercer, au besoin en faisant appel aux méthodes de l’administration coloniale, méthodes qui lui sont familières de par son ancienne position au sein du régime colonial. Quant au peuple, n’avait-il pas été docile, puis « mené » par elle? Il suffira donc de corrompre ou « mater » quelques « trublions » pour être « tranquille ».

Il semble donc que c’est bien là une des bases du caractère anti-national de la néo-bourgeoisie bureaucratique de nos pays, d’autant plus que si on examine les rares exceptions à ce comportement général, on est amené à constater qu’elles sont le fait d’hommes que des liens subjectifs (affectifs) vivaces rattachent à l’histoire de notre pays, dans au moins une de ses nombreuses périodes de grandeur.

Par ailleurs, l’intelligentsia africaine n’échappe pas, sur le plan du comportement, aux fluctuations propres à la petite bourgeoisie en général, et qui font que cette classe sociale est inapte à mener une lutte jusqu’au bout : le petit bourgeois a « sa situation », et s’il se jette dans la mêlée quand elle est générale, dès les premières difficultés sérieuses, il pense à sa « situation »… et se retire. L’Afrique Noire sous domination française en avait fait une première expérience avec le « repli stratégique » du R.D.A. Le processus actuel semble être quelque chose d’analogue, avec cependant la particularité que la néo-bourgeoisie ayant accédé au pouvoir, le néocolonialisme est la seule forme de retraite possible pour elle, forme qui répond, comme on l’a vu, à ses aspirations profondes et aux intérêts de l’impérialisme étranger.

Ainsi, l’enseignement colonial a contribué à déterminer, sous deux aspects intimement liés, l’évolution politique actuelle des pays de l’Afrique Noire : par la formation d’une couche d’intellectuels et de fonctionnaires conduisant à la suprématie numérique de l’intelligentsia sur les autres couches de la petite bourgeoisie en Afrique Noire, mais aussi par la conduite de cette formation à travers une « éducation » coupée de toute racine nationale et aboutissant à l’aliénation de l’Africain. Dans une certain sens, le caractère anti-national de la néo-bourgeoisie bureaucratique actuelle de nos pays, son manque total de confiance en nos peuples, en leurs capacités et en leur génie, son incapacité et sa corruption sont des phénomènes liés au rôle dévolu et assumé en son temps à l’enseignement colonial dans le cadre de la domination de notre Patrie par l’impérialisme étranger.


  1. « L'enseignement se propose avant tout de répandre dans la masse la langue française afin de fixer la nationalité. Il doit tendre ensuite à doter l'indigène d'un minimum de connaissances générales mais indispensables, afin de lui assurer des conditions matérielles d'existence meilleures, d'ouvrir son esprit à la culture française, à la civilisation occidentale ». Gouverneur Général Merlin, Bull. Ed. en A.O.F., No 45, fév.-mars 1921.
  2. Le même Brévié écrivait dans un document officiel : « Le contenu de nos programmes n'est pas une simple affaire pédagogique. L'élève est un moyen de la politique indigène » (Circulaire n° 107 E du 8 avril 1933 in Bull, de l’Ed. en A.O.F. N° 83, avril-juin 1933.
  3. Nous préférons le terme « néo-bourgeoisie ».

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