14 Synthèse des quatre priorités

Ce serait s’arrêter à mi-chemin que de se contenter de l’étude des seuls aspects techniques d’une réorganisation complète du système de l’éducation en Afrique Noire. En effet, ici comme dans le domaine de toutes transformations sociales, il ne peut et ne saurait y avoir de solutions purement techniques, n’en déplaise aux techniciens africains ou étrangers qui se retranchent derrière une prétendue objectivité ou neutralité de la science et de la technique pour éviter l’examen des conditions politiques, économiques et sociales requises pour la mise en œuvre effective et efficace de telle ou telle solution technique préconisée. C’est là, il est vrai, un procédé commode et excellent pour cacher les véritables intérêts que sert le technicien, car si en un sens la science et la technique sont neutres, le technicien lui ne peut l’être; mais la neutralité prétendue permet de servir l’impérialisme et le néo-colonialisme sous le couvert de l’aide technique aux pays africains, ou même plus banalement, de servir le maître du jour, se faire « sa place sous le soleil », en attendant de pouvoir manger à d’autres râteliers.

Sachant le cynisme et aussi la subtilité avec lesquels les politiciens africains, instruments ou valets de l’impérialisme étranger, s’emparent démagogiquement de toute idée avancée qui pénètre les masses africaines pour tenter de la vider de son contenu progressiste et par une gymnastique verbale confinant à la magie des mots dont ils sont passés maîtres, la falsifient pour en faire une arme entre les mains du néo-colonialisme, il est indispensable de prévenir les falsifications et autres mystifications qui ne manqueront de se faire jour à propos de questions relatives à la réorganisation du système de l’éducation dans les pays de l’Afrique Noire.

1. Tout d’abord, il convient de souligner qu’aucune prétendue mesure de généralisation de l’éducation ou d’extension de la scolarisation, basée sur une discrimination entre les enfants des villes (issus en général de couches et classes sociales aisées ou privilégiées) et ceux de la campagne (issus des masses paysannes) ne saurait correspondre à une véritable réorganisation de l’éducation, qu’une telle politique soit mise en œuvre en utilisant une langue étrangère ou même qu’elle fasse appel aux langues africaines; un enseignement au rabais destiné aux seuls fils de paysans (scolarisation en deux ou trois ans sans aucun lendemain!), quels que soient les aspects positifs qu’il peut receler, ne changera fondamentalement rien à la situation actuelle; bien plus, c’est un procédé astucieux pour préparer les conditions d’une exploitation plus rentable des masses paysannes par les classes et couches dirigeantes, ces dernières agissant au nom de leurs intérêts égoïstes et de ceux de leurs maîtres néo-colonialistes. Il s’agit en effet, ni plus ni moins, d’assurer la reproduction des couches paysannes (certes en les rendant plus adaptées au sort qu’on leur prépare), tout comme la bourgeoisie capitaliste européenne a institué l’enseignement primaire pour assurer la reproduction de la classe ouvrière. À cela s’ajoute d’ailleurs — pour les milieux dirigeants lié au néo-colonialisme — une autre raison pressante : la menace que représente l’afflux d’une partie de la jeunesse paysanne dans les villes où elle vient chercher de meilleures conditions de vie et d’emploi et où ceux de ses membres oui ont fréquenté l’école essaient d’exploiter au mieux l’instruction qu’ils ont reçue d’où les lamentations de tant de politiciens africains sur la détribalisation dont les seuls aspects qu’ils semblent avoir compris en sont les conséquences politiques (qui vient à la ville voit beaucoup de choses, et qui a beaucoup vu peut avoir beaucoup compris et retenu!). Aussi, il faut fixer les fils de paysans à la campagne, et la scolarisation discriminatoire vise cet objectif, qui est d’ailleurs loin d’être le seul. Les discussions sur l’association des États africains au Marché Commun Européen, permettent s’il en est besoin, de comprendre d’autres origines et objectifs de cette politique, liés d’ailleurs intimement aux précédents. Les représentants de monopoles capitalistes occidentaux n’ont en effet pas caché à leurs partenaires africains qu’il fallait préparer la reconversion de l’agriculture africaine pour répondre aux besoins et exigences des pays de la Communauté Economique Européenne; tout en promettant et proposant une aide pour réaliser une telle reconversion, il a été précisé que les tarifs préférentiels issus du pacte colonial allaient disparaître et que les pays africains associés devaient prendre des mesures pour y faire face aussi bien sur le plan d’une diversification des produits agricoles (notamment par l’introduction de nouvelles cultures jugées plus profitables aux pays impérialistes), que sur le plan de la productivité et des prix de revient (introduction d’une technique agricole plus avancée et de l’utilisation des machines agricoles). Or il est évident que des paysans « lettrés » (c’est ainsi qu’on ose qualifier la mise en condition des paysans africains), seront plus à même d’appliquer les mesures qui doivent intervenir à plus ou moins bref délai. Bien sûr, s’ils doivent être « lettrés » ce doit être juste assez pour cela, juste ce qu’il faut pour que dans les autres domaines ils restent dans l’ignorance. De telles mesures ne manqueront pas d’être baptisées « Réforme de l’enseignement », « scolarisation massive », etc… En fait, il est clair que ce n’est là ni une alphabétisation véritable (qui ne peut se conduire qu’en langue africaine et doit s’étendre à toute la population), ni une scolarisation (à supposer même qu’il en fut ainsi, quel délai serait nécessaire pour la mener à terme?), ni une réforme de l’éducation, puisque l’objectif visé est de maintenir la situation actuelle en l’aggravant.

2. Un deuxième type de mystification consiste à prétendre introduire les langues africaines dans l’enseignement sans aucun changement de la structure de ce dernier, avec quelques adaptations dans les programmes (notamment en histoire, en géographie et en littérature). La langue de l’ancien colonisateur reste celle dans laquelle se conduit l’enseignement qui demeure cloisonné en primaire et secondaire. C’est seulement dans l’enseignement secondaire que les langues africaines seraient introduites en tant que « matière spéciale », au même titre que les langues étrangères, (celle de l’ancien colonisateur étant bien entendu considérée comme langue maternelle parce que déclarée langue officielle!). Dans les programmes de littérature on introduit des auteurs négro-africains d’expression française ou anglaise, en vue surtout d’étayer l’étude de la négritude. Cette dernière étant considérée comme l’essence de la personnalité africaine, il suffirait de lui consacrer quelques couplets métaphysiques et filandreux pour assurer la sauvegarde de « l’originalité africaine! ». Il ne peut être question d’entreprendre ici une étude critique de la négritude. On peut remarquer cependant qu’historiquement, elle a pris naissance chez les intellectuels nègres des pays colonisés lors de la prise de conscience par eux de la solidarité de leur destin individuel avec celui de leur peuple. Qu’elle en soit arrivée à être une théorie inaccessible au peuple et réservée aux seuls élèves de l’enseignement secondaire et aux étudiants de l’enseignement supérieur, voilà qui caractérise assez son détachement des aspirations réelles et concrètes des masses africaines, en même temps d’ailleurs que le chemin parcouru par ses promoteurs actuels. Que ceux-ci en soient arrivés à penser que l’originalité et la personnalité africaines sont sécrétées par leurs cerveaux au lieu de découler du génie propre des peuples africains et des conditions historiques de leur évolution, voilà qui démontre clairement le mépris total et profond de certains intellectuels africains (qui certes s’y connaissent comme pas un en refrains mielleux et flatteurs pour le peuple), à l’égard des hommes de chez nous, des manifestations concrètes et authentiques, de leur personnalité et de leur originalité dans tous les domaines de l’activité humaine, et singulièrement dans le domaine culturel. Ainsi, certains baptisent réforme de l’enseignement l’introduction de quelques « Joujoux et sucettes » intellectuels à l’usage des élèves de l’enseignement secondaire ou les étudiants de l’enseignement supérieur. La ficelle est trop grosse pour passer inaperçue : quelle « africanisation » de l’enseignement peut se passer de l’utilisation des langues africaines comme support de l’éducation, quelle extension véritable de cette dernière peut prendre place à travers le maintien du cloisonnement actuel des divers ordres d’enseignement alors qu’une langue étrangère est érigée en langue officielle et imposée aux enfants pour tenir lieu et place de langue maternelle? Il est clair que tant que les langues africaines seront délaissées et la structure de l’enseignement actuel maintenue, il ne peut être question ni d’alphabétisation sérieuse, ni d’extension véritable de l’éducation, ni de la sauvegarde d’une originalité et d’une personnalité africaines sinon en tant que mythe ou mystique abstraite.

L’expérience des dernières années a fait apparaître une autre technique de falsification et de mystification en matière de réorganisation du système d’éducation dans les pays d’Afrique Noire. Elle consiste à bavarder beaucoup sur « la réforme de l’enseignement », à créer des commissions pour ne jamais les réunir, ou quand elles se réunissent, à « classer » les résultats de leurs travaux. Quand les enseignants et leurs organisations syndicales s’agitent, on leur demande des projets qu’ils ne manquent d’ailleurs pas d’élaborer. Mais l’étude et la discussion de tels projets dans bien des cas durent encore! Il faut reconnaître que c’est là un « moindre mal » dans la mesure où ce genre de mystification, quand du moins les choses s’en tiennent là, ne présente pas autant de dangers que les précédents, ne serait-ce que parce que chacun peut se convaincre que derrière l’activisme verbal ou paperassier apparent, aucun changement n’intervient.

Plus grave et d’une autre portée est le type de falsification que nous allons examiner maintenant. Ici, on décrète officiellement la réforme des structures et des programmes de l’éducation. L’introduction des langues africaines est annoncée dans l’enseignement élémentaire, mais, sous la forme de matière spéciale, la langue de l’ancien colonisateur demeurant langue d’enseignement. Parallèlement, on décide d’entreprendre l’alphabétisation des masses populaires, mais en langue étrangère et par des méthodes bureaucratiques (réquisition des Enseignants et d’autres fonctionnaires, etc.). Mais en fait d’application concrète de telles mesures rien n’est entrepris sérieusement : en particulier, les langues africaines introduites dans l’enseignement le restent sur le papier; l’alphabétisation (si l’on peut rappeler ainsi des cours du soir dont l’ampleur est loin de correspondre à l’importance numérique des analphabètes), est menée épisodiquement et reste d’ailleurs sans lendemain pour l’adulte qui a eu la chance d’en bénéficier, faute de l’existence d’étapes ultérieures. Cela n’empêche point les responsables politiques de pérorer à longueur de journée sur la personnalité et la dignité africaines, la reconversion nécessaire pour passer de la mentalité héritée du système colonial à celle de l’homme africain libre, sur le rôle de l’homme politique africain en tant que représentant d’une culture, sur la révolution, sur l’expérience d’avant-garde entreprise dans tel on tel pays africain, etc.. Bref, on parle, on bavarde beaucoup sur le mouvement et le progrès afin d’éviter de faire le moindre pas sur le plan concret. Aussi, progressivement, tous les aspects positifs des mesures arrêtées (sur le plan de l’éducation en particulier) se voient liquidés. Ainsi, l’introduction de langues africaines dans l’enseignement élémentaire (même comme matière spéciale ou supplémentaire), si elle avait été effective, aurait normalement amené à affronter et résoudre les divers problèmes liés à l’enseignement des langues africaines, notamment quand ce doit en être le début, comme c’est le cas dans les anciennes colonies françaises de l’Afrique Noire : choix des langues, de leur écriture, rédaction de manuels, mise au point de méthodes d’enseignement, etc..; la conduite d’un tel enseignement des langues africaines aurait pu, malgré son étroitesse, contribuer à préparer les maîtres à une étape ultérieure et donner aux élèves les bases nécessaires pour lire, écrire, s’exprimer dans ces langues, ce qui aurait participé à jeter les fondements d’un développement plus poussé de l’utilisation des langues africaines. Il est vrai que, pour qu’il en fût ainsi, il aurait fallu que l’alphabétisation fût également entreprise en langues africaines. Quoi qu’il en soit, la technique de mystification est ici plus subtile : sous la pression des masses populaires et des événements, on décide des mesures positives (même si elles sont partielles), mesures que l’on se garde d’appliquer concrètement; puis, insensiblement, on remet tout en place soit ouvertement, soit par l’entremise d’un faisceau inextricable de remaniements destinés à tout embrouiller. Il est pourtant clair que dès que les langues africaines sont écartées dans l’alphabétisation et l’enseignement élémentaire (sous quelque prétexte que ce soit), tout ne peut que cacher l’intention sous-jacente d’empêcher l’accès des plus larges couches populaires à la culture et à l’éducation. Un des caractères de cette technique est aussi de comporter simultanément une campagne systématique contre les « intellectuels » campagne tendant en fait à détourner le peuple de l’instruction et de la culture en les chargeant de tous les maux, mais aussi à domestiquer tous ceux qui sont capables de penser, comprendre et partant de dénoncer une telle politique, de les anéantir physiquement au besoin.

Il y aura sans doute de nombreuses autres variantes de falsifications ou mystifications relatives aux problèmes d’éducation en Afrique Noire, combinant sous des formes diverses l’un ou l’autre des procédés que nous venons d’examiner, ou s’appuyant sur la création opportune et spectaculaire d’établissements dénommés pompeusement. Comme nous l’avons souligné, l’attitude envers les langues africaines constitue la pierre de touche de toutes réorganisations véritables, progressistes, démocratiques et d’orientation nationale du système de l’éducation. L’examen des problèmes concrets dont la solution préalable est indispensable à la mise en œuvre effective d’une telle réorganisation de l’éducation permet d’éclairer encore plus nettement les voies qui peuvent conduire à jeter les bases d’un véritable renouveau culturel en Afrique Noire. Qui veut entreprendre correctement, mener à bien et conduire à son terme une réorganisation effective du système d’éducation doit en effet résoudre divers problèmes et surmonter de nombreuses difficultés liées aux questions de langue d’enseignement (choix, écriture, rédaction de manuels, etc..); de la formation des maîtres, de l’élaboration des programmes. Ces questions résolues, se pose celle de la mise sur pied des différents types d’établissements d’enseignement permettant que soit dispensée l’éducation sous ses différentes formes et à ses niveaux différents.

A. Problème des langues

Sans revenir sur les aspects de ce problème qui ont déjà été examinés à propos de l’alphabétisation et de la scolarisation (choix judicieux des langues, réalisation de leur écriture, rédaction des manuels, élaboration des méthodes d’enseignement, etc.), nous soulignerons encore une fois sa complexité qui découle surtout du caractère artificiel des frontières des États africains actuels. Du fait du découpage arbitraire du continent africain entre les puissances impérialistes (Angleterre, Allemagne, France, Portugal, Espagne, Italie, Belgique), qui a précédé la conquête et la domination coloniales, les territoires colonisés par ces différentes puissances ne correspondent à aucune unité linguistique. Cette situation a encore été aggravée dans bien des cas par le découpage ultérieur effectué par chaque puissance impérialiste pour les besoins de la conduite de la domination politique et de l’exploitation économique. Les États de l’Afrique Noire contemporaine, nés sur cette base, ont donc à faire face à des problèmes linguistiques qui ont généralement été aggravés du fait de la politique du « Diviser pour régner », de l’étouffement systématique des langues africaines, qu’il prenne la forme de tentatives d’assimilation complète des Africains, ou d’isolement, de fractionnement, de cristallisation des différents groupes linguistiques au sein d’une même colonie, par la création d’une multitude d’écritures et leur utilisation dans des buts d’administration plus qu’à des fins de développement culturel, soit même que cet étouffement découle d’un obscurantisme outrancier se parant du masque mensonger d’un prétendu respect des mœurs et coutumes africaines. De plus les conséquences mêmes de cette diversité du « traitement » des problèmes culturels par les différentes puissances impérialistes ont encore ajouté des éléments supplémentaires de complexité : inégalité de développement de la même langue selon la puissance coloniale qui colonisait la région où elle est parlée, apparition du problème posé par la langue de l’ancienne métropole.

De tout cela, il découle que dans les conditions de l’Afrique Noire actuelle, les difficultés liées au choix d’un nombre limité de langues autochtones (une ou deux), à leur transcription adéquate permettant la conduite de l’enseignement et la publication de manuels et de divers matériaux ne peuvent être résolues sans un travail de recherche et d’élaboration, sans des moyens matériels qui pour ne pas être forcément énormes n’en deviennent pas moins hors de la portée de la moyenne des États africains actuels, qu’il s’agisse d’une seule langue, à plus forte raison de deux ou trois. Certes, dans bien des cas des concours de circonstances rendent possible le choix d’un nombre limité de langues (pays ou régions où parmi les langues africaines présentes, une ou deux tendent à supplanter toutes les autres dans les rapports économiques et les différentes relations entre groupes ethniques pour des raisons variées : dynamisme, plus grande adéquation et adaptation à l’expression dans les nouvelles conditions, importance numérique et rayonnement du groupe ethnique dont cette langue était à l’origine le moyen d’expression, etc.); pour la plupart des États, un tel choix s’avère difficile sinon impossible (pays ou régions où parmi les langues africaines, aucune n’a encore réussi à s’imposer dans le sens indiqué précédemment). En sorte que, tenter de résoudre le problème des langues dans le cadre étroit d’un État, risque de conduire à un choix arbitraire et autoritaire qui ne peut qu’être préjudiciable au but poursuivi. Quant aux recherches et autres travaux à entreprendre, on mesure facilement l’ampleur des moyens qu’ils peuvent exiger : crédits, spécialistes, étrangers ou autochtones, matériels d’équipement; dans la plupart des cas, la mise en œuvre de ces mesures dans le cadre d’un seul État aura pour conséquence d’allonger démesurément les délais de réalisation.

Au contraire, une approche de ces problèmes dans le cadre d’une coopération effective entre plusieurs États africains se révèle beaucoup plus féconde. Le choix des langues d’enseignement se présente alors sous un tout autre jour : leur nombre ne croît pas en général avec le nombre des États dans une même aire géographique (et même s’il croît ce n’est point de façon proportionnelle au nombre des États); et une fois les regroupements linguistiques opérés, le nombre de langues ou dialectes, qui pouvaient paraître préoccupant parce qu’envisagé dans le cadre d’un seul État, cessera de l’être dans celui d’un groupe de plusieurs pays. De même les problèmes financiers et de personnel liés aux recherches et à la mise au point des méthodes et des manuels cessent d’apparaître insolubles quand les charges qui en découlent sont réparties entre plusieurs États. Sans compter, fait qui mérite d’être souligné, que les États africains anciennement colonisés par la Grande-Bretagne pourront faire profiter les autres de l’expérience et des résultats acquis dans ce domaine chez eux, ce qui peut et doit accélérer de façon notable les travaux de mise au point du système de transcription, des méthodes d’enseignement, des manuels. Dans bien des cas et pour un assez grand nombre de langues, cette phase préliminaire de la création d’une écriture pourra même être épargnée à tel ou tel pays.

B. Élaboration des programmes et manuels, publications et éditions diverses

Une fois surmontés les problèmes et difficultés liés aux langues sous l’aspect proprement méthodologique, se posent une série d’autres, au premier rang desquels l’élaboration des programmes complets de l’enseignement à tous les niveaux, l’examen et la solution des problèmes pédagogiques posés par l’utilisation des langues africaines : élargissement du vocabulaire relatif à certaines disciplines, rédaction de manuels et de publications diverses à l’usage de l’alphabétisation, l’enseignement, la vulgarisation scientifique et technique, etc.. Un tel travail, nous l’avons déjà souligné, exige la collaboration étroite d’enseignants de différentes spécialités et différentes qualifications, de spécialistes des langues africaines, de travailleurs de différentes branches d’activité, de lettrés et érudits autochtones de culture arabe, de cadres techniques spécialisés à des niveaux différents, de techniciens traditionnels des langues africaines (griots, vieux, etc.) des plantes, des animaux (guérisseurs, chasseurs, etc.), et l’énumération qui précède est loin d’être exclusive, mais montre suffisamment la très grande diversité des compétences qui doivent être réunies. Si de plus cette tâche est entreprise avec tout le sérieux nécessaire, on peut aisément prévoir les difficultés qu’il y aura à la réaliser, les problèmes complexes d’organisation et de coordination du travail qui doivent être résolus pour la mener à bien.

Si l’on examine les conditions de l’élaboration des programmes et des manuels et autres publications, il apparaît nettement qu’elles ne peuvent être créées, encore que bien difficilement, que par un nombre restreint d’États africains, et qu’elles ne pourront guère l’être dans la pratique en ce qui concerne l’écrasante majorité de ces derniers. Il faut en effet se rendre compte que quelle que soit la valeur de l’aide que peuvent apporter des techniciens de pays prêts à assister les États africains dans ce domaine, (U.R.S.S., Chine Populaire et autres pays socialistes), et la contribution qui peut être décisive de spécialistes progressistes des pays capitalistes (plus particulièrement de ceux des anciennes puissances coloniales), c’est d’abord aux Africains que reviendra la plus lourde charge et la plus lourde responsabilité. Il découle de tout ce qui précède que l’État considéré doit pouvoir réunir en nombre et en qualité un minimum de spécialistes africains de disciplines diverses et de niveaux variés, ayant une expérience des problèmes débattus : instituteurs de haute qualification pédagogique, professeurs de l’enseignement secondaire, de l’enseignement supérieur, ingénieurs, médecins, cadres traditionnels. L’accomplissement d’une tâche aussi importante se heurte, lorsqu’envisagé dans le cadre d’un seul État, à des difficultés quasi-insurmontables; d’autant plus que l’analyse des conditions politiques actuelles montre aisément qu’il est très peu probable que puisse se renouveler dans un État donné une concentration d’enseignants de différents territoires, comme elle a pu être observée en Guinée dans les circonstances exceptionnelles de son accession à l’indépendance.

Or, dans ce domaine également, les avantages d’une coopération entre États africains sont considérables. Les spécialistes que ne peut réunir un seul pays, plusieurs États groupés pourront sinon les fournir tous, du moins en rassembler un nombre suffisant pour pouvoir entreprendre valablement l’élaboration des programmes, la mise au point des méthodes et des manuels, avec le concours éventuel d’une aide extérieure, qui serait alors plus rationnellement utilisée. Les problèmes d’organisation matérielle qui jouent ici un rôle important (documentation, conditions matérielles de travail, etc.), trouveraient alors une solution satisfaisante. Enfin, l’exploitation des enseignements de l’expérience d’un certain nombre de pays africains (notamment les anciennes colonies anglaises), serait beaucoup plus efficace, parce que basée sur une examen collectif et la participation active de ceux-là même qui y ont concrètement travaillé.

C. La formation des maîtres

Une attention toute particulière doit être accordée à la formation des maîtres; les justifications en sont nombreuses : les unes évidentes, d’autres moins apparentes, mais non moins importantes. Tout d’abord, quelle que soit l’excellence de la conception, de l’orientation et de l’organisation du système de l’éducation, quels que soient les soins apportés à l’élaboration des programmes, manuels, etc., la traduction concrète et vivante en revient aux maîtres des divers ordres de l’enseignement. C’est dire que de leur préparation aux responsabilités écrasantes qui seront les leurs, de leur compréhension des tâches à accomplir et de leur aptitude à en entreprendre l’exécution et la mener à bien, dépendra pour une large part la réalisation effective des objectifs poursuivis. Mais une attitude correcte des maîtres dans et devant leurs responsabilités ne peut être le fait d’aucune décision bureaucratique, d’aucun acte de coercition, d’aucune mystification, que cette dernière prenne la forme d’une mise en condition des enseignants visant à noyer les véritables problèmes dans des couplets lyriques ou senti-mentaux à allure « nationaliste », ou même qu’elle se présente comme une caricature simpliste de préparation qui aboutit finalement à tromper transitoirement les maîtres sur la véritable ampleur des difficultés qu’ils auront à affronter ou des problèmes qu’ils auront à résoudre. Pour préparer effectivement les enseignants à jouer pleinement leur rôle dans le cadre d’une réorganisation du système d’éducation, il est indispensable d’entreprendre une formation méthodique basée sur l’examen concret des problèmes et des difficultés d’ordre théorique ou pratique, sur la mise en œuvre de mesures adéquates destinées à les résoudre; la participation des enseignants eux-mêmes est une des conditions de la réussite d’un tel travail : encore faut-il que ce ne soit point de manière formelle (des techniques con-nues de tous ceux qui vivent en Afrique Noire, ou en suivent attentivement les événements, permettent, dans le cadre du « parti unique », de la corruption et du népotisme, de monter des mises en scène spectaculaires), et que puisse s’instaurer une discussion véritable.

Si l’on considère les problèmes liés à une formation adéquate des maîtres ou à leur meilleure adaptation aux nouvelles conditions, l’on est frappé par le fait que tous ou presque tous exigent de la part des enseignants eux-mêmes un grand effort de réflexion, de travail créateur, indépendamment des mesures d’organisation collective dont la mise en œuvre rationnelle pourra conduire aux résultats recherchée.

Il importe avant tout que les enseignants prennent conscience de la nécessité d’une réorganisation du système de l’éducation, mais surtout des implications multiples d’une telle innovation sur le plan de leurs activités professionnelles et de leurs responsabilités sociales. En fait, parce que mieux placés que quiconque pour apprécier la conception, l’orientation et le contenu de l’enseignement actuel hérité du système colonial, les enseignants africains aspirent tous ou presque tous (bien qu’à des degrés divers) à une réorganisation du système de l’éducation dans nos pays. Cependant le niveau de la prise de conscience relativement aux problèmes de l’éducation est extrêmement varié en liaison évidente avec celui de la compréhension des phénomènes politiques, économiques, sociaux et culturels observables dans les pays de l’Afrique Noire contemporaine. Une des caractéristiques actuelles de la vie collective des enseignants africains (dans la mesure où il en subsiste encore quelque chose au sein des syndicats) est la primauté donnée aux revendications d’ordre plus étroitement économique (augmentation des traitements, révision des grilles indiciaires, reclassements, maintien de certains « droits acquis », etc.) sur celles à caractère plus nettement social et national (réorganisation de l’éducation, défense de l’enseignement sous ses différents aspects : crédits, équipement, formation des maîtres, politique de scolarisation, revalorisation de la fonction enseignante, etc.). Cet état de choses, il est vrai, est lié à une situation de fait : la vie politique et sociale dans la plupart des États de l’Afrique Noire est en effet dominée (sous des formes variées et à des degrés variables) par l’ascension économique et politique de représentants de la petite et moyenne bourgeoisie nationale, dont font partie les enseignants eux-mêmes; la politique de salaires et traitements dans les différents États reflète inévitablement la volonté de s’enrichir de cette couche parvenue aux postes de dirigeants, politique toujours accompagnée de slogans « d’austérité » pour les autres couches et classes sociales, slogans en contradiction avec le comportement des sphères dirigeantes et le gaspillage ou la dilapidation pure et simple des deniers publics (dont l’ampleur peut varier d’un État à l’autre) alors que les conditions concrètes des pays africains exigent l’application d’une politique authentique d’austérité pour tous. De là un mécontentement général des fonctionnaires et salariés, les enseignants y compris. En outre, les méthodes de direction politique appliquées par les partis uniques au pouvoir, dans la combinaison qui y est faite de l’appel (d’ailleurs bien rare) à la conviction et aux arguments politiques et du recours (plus fréquent) à l’autoritarisme et à la coercition sont plus particulièrement senties par les intellectuels (et les enseignants en sont) en direction desquels est menée parallèlement une politique de « domestication » de la pensée et de la personnalité des individus. De tout cela résulte un climat de malaise dont l’influence sur le comportement subjectif — à l’échelle de l’individu — et objectif — à l’échelle de l’ensemble — des enseignants est souvent catastrophique : certains décident de faire « carrière » avec un cynisme révoltant, d’autres de bonne fois sont ballotés entre la fidélité au parti et celle à leur rôle et responsabilités, confondant en général, esprit de parti et obéissance aveugle frisant une véritable domestication intellectuelle, enfin les « irréductibles » se laissent souvent convaincre par des arguments subjectifs qu’il ne faut rien faire, ou qu’il faut transposer mécaniquement un désaccord politique sur le plan de l’exercice de leurs responsabilités d’enseignants; quoi qu’il en soit, avec la meilleure bonne volonté, ce sont là des conditions difficiles de travail et il faut pourtant travailler.

Les enseignants doivent comprendre que, bien qu’ils soient des fonctionnaires, ils ne travaillent pour aucun homme politique, aucun ministre, aucun gouvernement, mais pour leur propre peuple. Il ne s’agit pas ici de s’ériger en « moraliste » encore moins de prétendre qu’il faille faire fi des conditions concrètes qui ont été analysées, notamment de la situation matérielle faite aux enseignants. Il est instructif de réfléchir au rôle considérable joué par les enseignants dans la lutte de libération nationale des pays d’Afrique Noire, dont maints traits de la physionomie actuelle des États et des gouvernements portent la marque et témoignent éloquemment. Pourtant les difficultés étaient grandes, même si les formes de combat et les tâches concrètes étaient d’une autre nature. Il semble en tout cas évident que dans les conditions actuelles des pays africains, c’est par une activité créatrice répondant aux aspirations profondes des masses africaines, accomplie sur le plan même de leur profession et de leurs responsabilités, que les enseignants africains peuvent contribuer le plus efficacement au progrès de nos pays : pour ce faire, il faut qu’ils surmontent les obstacles subjectifs et objectifs, et qu’ils réalisent en particulier que la conquête pour le corps enseignant d’une position sociale et d’une considération humaine ne peut se faire sans un apport positif à l’amélioration des conditions matérielles et spirituelles de vie des masses africaines, s’il est vrai que ce sont ces dernières qui décideront en définitive de leur propre sort, donc de celui de nos pays. En ce sens, les questions de réorganisation de l’éducation, loin d’être seulement des préoccupations à caractère social et national, rejoignent comme on le voit les préoccupations d’ordre matériel et économique des enseignants. Mais, comme nous l’avons déjà indiqué, il y a beaucoup d’autres aspects importants qu’il faut examiner aussi. Avant toutes choses, il revient aux enseignants d’avoir une compréhension claire des tâches d’éducation : cela implique la prise de conscience de l’aliénation profonde résultant de l’éducation coloniale que nous avons tous reçue; en effet si beaucoup prennent confusément conscience de la nécessité d’un changement dans l’orientation et le contenu de l’enseignement, c’est sou-vent beaucoup plus dans le sens d’une réforme partielle tendant à corriger tel ou tel défaut constaté ou détourner dans telle ou telle direction l’orientation des programmes, la conception même du système actuel restant hors de cause, plutôt que dans le sens d’une remise en question de la totalité de ce système. Les raisons de cet état de choses sont à chercher dans la conscience acquise et combien profonde, puisque intégrée au comportement, aux cadres de la pensée et aussi de l’action, que l’éducation s’identifie avec l’acquisition de la langue de l’ancien colonisateur, cette dernière étant tacitement admise comme le seul instrument valable d’assimilation de l’instruction et plus généralement de la culture. Nés, élevés, éduqués au sein de la société coloniale, sous l’emprise de l’idéologie du colonialisme et souvent dans la phase la plus obscurantiste de la domination coloniale nous avons tous reçu et accepté (au moins pendant tout le temps où nous ne pouvions prendre pleinement conscience de leur signification profonde) un ensemble d’idées, d’habitudes de pensée, de jugements tout prêts menant tous par des chemins directs ou tortueux, à l’affirmation ou la reconnaissance de la suprématie de tout ce qui appartenait à l’oppresseur (langue, habitudes, etc.) et simultanément à l’avilissement de tout ce qui avait une source authentiquement nationale. Frappés par la supériorité scientifique et technique du colonisateur (dont on sait le rôle qu’elle a joué dans l’histoire de l’écrasement de la résistance de nos peuples à la conquête coloniale), nos pères, eux, résistaient en silence, alors que nous étions amenés à identifier le contenu de cette supériorité (avance scientifique et technique, organisation économique et sociale supérieure) avec les instruments qu’ils utilisaient pour s’affirmer et se maintenir ou les manifestations extérieures diverses du comportement nouveau pour nous de ceux qui la personnifiaient. Il n’est donc pas étonnant que nous gardions de tout cela des empreintes profondes, que les seules affirmations verbales, dénonciations, etc., ne suffisent pas à effacer : il ne suffit pas d’énoncer qu’on n’est pas « complexé » pour cesser de l’être, ni d’affirmer ou répéter qu’il faut se « reconvertir » pour le faire effectivement, pas plus qu’il ne suffit de chanter à tout venant des refrains sur la « personnalité » et « l’originalité » africaines pour les traduire concrètement.

Il importe au premier chef, que les enseignant » africains prennent conscience du rôle de la langue dans la culture nationale : il n’est en effet pas rare, parmi les instituteurs et professeurs africains de rencontrer des partisans enflammés de la poursuite de l’enseignement en langue étrangère; d’autres voudraient cantonner l’introduction des langues africaines aux seules premières années de l’enseignement élémentaire. C’est là un des résultats les plus lourds de conséquences pour l’avenir des peuples africains, et qui découlent de l’altération profonde subie par la conscience de tous ceux qui ont été « éduqués » par le système colonial. Un tel comportement, de telles idées montrent combien le colonialisme a réussi dans sa besogne d’aliénation culturelle, tout au moins en ce qui concerne la minorité d’Africains touchés par l’enseignement colonial. Il faut certes beaucoup de réflexion, de travail, d’honnêteté intellectuelle et de courage pour discerner que le « retour » aux langues africaines dans l’enseignement et plus généralement dans le domaine culturel ne constitue en aucun cas un « retour en arrière ». Il peut sembler à tel Africain, muni de peau d’âne, à tel ministre que rien n’a préparé aux responsabilités qui sont les siennes, à tel fonctionnaire, tous issus de l’enseignement colonial, que nos pays seraient « perdus » si nous introduisions nos langues dans l’enseignement à tous les niveaux, si nous en faisions l’instrument d’une renaissance culturelle. Mais en réalité, la vérité est que certains privilèges seraient perdus, dont l’existence est liée à l’identification fausse et dangereuse de la culture avec l’instrument de son acquisition qu’ont été jusqu’ici les langues étrangères, identification dont le processus a été mis au point de main de maître par l’ancien colonisateur. La vérité est que ceux pour qui être instruit ou être « cultivé » a uniquement ou essentiellement signifié recevoir des connaissances transmises toutes élaborées et dans des buts précis, découvrent alors qu’ils auront à affronter des problèmes autrement plus ardus et compliqués : réfléchir, concevoir, créer; tout cela nécessite beaucoup de travail, beaucoup de courage, et surtout beaucoup de soucis de l’avenir des peuples africains. Que certains se sentent perdus devant de telles perspectives ne doit point étonner, mais que ce soit le cas de l’ensemble des enseignants africains, ce serait une catastrophe. C’est aux enseignants eux-mêmes, en particulier aux plus avancés parmi eux, que revient la tâche de faire les efforts nécessaires de réflexion, de compréhension, d’éducation, de formation pour d’abord extirper d’eux-mêmes les vestiges spirituels de la domination coloniale, et ensuite d’assumer pleinement le rôle qui est le leur dans l’édification de l’Afrique de demain : une participation active à la création des bases objectives d’une renaissance culturelle des pays africains, une contribution positive à la mise entre les mains de nos peuples d’un des instruments les plus sûrs, les plus efficaces et en même temps les plus indispensables à leur marche en avant, l’instruction et la culture et toutes les possibilités qu’elles recèlent.

Il serait cependant inexact de penser que l’effort individuel ou collectif des seuls enseignants peut suffire à résoudre tous les problèmes. S’il est nécessaire que les maîtres africains parviennent à une prise de conscience claire de leur rôle et de leurs responsabilités, il n’en demeure pas moins que reste posée la question de l’organisation de la formation des maîtres en vue d’une réorganisation complète de l’éducation en Afrique Noire. Qu’il s’agisse de la formation de nouveaux maîtres ou des compléments de formation nécessaires aux anciens, la mise sur pied d’écoles et de stages de perfectionnement, l’édition de matériaux et documents divers à caractère pédagogique font partie des mesures indispensables à la conduite d’une réorganisation de l’enseignement. On sait en effet que les maîtres actuels, ayant toujours conduit l’enseignement en langue étrangère, auront à affronter personnellement de nombreux problèmes plus ou moins ardus dans un enseignement conduit entièrement en langue africaine : connaissance de la langue, terminologie dans certaines matières, questions pédagogiques, etc.. Il ne peut être question de les livrer à eux-mêmes pour résoudre entièrement tous les problèmes qui y sont liés. Quant aux nouveaux maîtres, il est évident qu’on ne peut continuer à les former de la même façon qu’auparavant; de plus, il est nécessaire, pendant une période transitoire, de concevoir cette formation selon des programmes spéciaux. Avant que la scolarisation conduite entièrement en langue africaine n’ait pu donner à tous les élèves une formation de base en ce qui concerne la connaissance de la langue et son utilisation dans tous les domaines, il est évident que les maîtres devront être formés à partir des élèves de l’ancien système et du système transitoire qui subsistera pendant un certain temps; c’est dire que dans ces conditions, l’enseignement de la langue, la technique de l’enseignement, l’acquisition de la terminologie scientifique et technique, etc., devront occuper une grande place dans les programmes des écoles normales et instituts pédagogiques supérieurs, particulièrement pendant la période transitoire indiquée.

Si la mise en œuvre des mesures concrètes destinées à assurer la formation des maîtres peut être entreprise, conduite et menée à bien dans le cadre de tel ou tel État, il n’en reste pas moins que la coopération entre plusieurs États dans ce domaine est non seulement souhaitable, mais indispensable. Les avantages qui en résultent sont évidents aussi bien sur le plan financier, qu’en ce qui concerne une formation plus rapide et non improvisée des maîtres. D’une part ici comme ailleurs, la mise en commun des moyens matériels et en personnel permettrait des économies notables sur le plan des dépenses en même temps que la réalisation d’institutions et d’organismes à la mesure de l’ampleur des besoins et des tâches à affronter et l’obtention de résultats convenables quant au rythme de formation des maîtres. D’autres part, l’échange d’expérience, dont le rôle peut être considérable, se prêtera à une systématisation qui la rendra beaucoup plus efficace : ainsi par exemple il ne fait aucun doute que l’expérience des pays africains comme le Nigeria, le Ghana, etc., peut être d’un très grand apport en ce qui concerne la formation des maîtres pour l’enseignement élémentaire; mieux, les résultats peuvent être améliorés dans le cadre d’une coopération étroite entre les États africains : ainsi l’échange de maîtres à tous les niveaux, l’organisation de stages auraient une portée considérable, notamment pour la formation de professeurs de langues anglaise et française de l’enseignement moyen, respectivement destinés aux anciennes colonies françaises d’une part et aux pays de l’ex-empire britannique de l’autre. De plus, dans le domaine de la formation des maîtres comme dans les autres domaines déjà examinés la coopération entre États africains permettrait une utilisation plus rationnelle et efficace de l’aide extérieure apportée aux pays africains, soit par divers organismes internationaux (UNESCO en particulier), soit par les pays prêts à contribuer réellement à un véritable et rapide essor de la culture nationale des peuples africains.

D. Mise en place des différents types d’établissements d’enseignement

La mise en œuvre effective et la conduite de la réorganisation de l’éducation dans les pays de l’Afrique Noire exigera évidemment la mise en place progressive, à un rythme déterminé de façon adéquate et correspondant à l’évolution générale des impératifs d’une véritable édification nationale, d’un réseau complexe d’établissements scolaires de différents types, relevant de divers ordres d’enseignement : écoles élémentaires complètes et incomplètes, écoles d’enseignement général complet ou incomplet, écoles techniques moyennes, écoles professionnelles, écoles techniques supérieures, universités, instituts, etc. Concrètement, cela signifiera la mise au point de l’utilisation la plus rationnelle des établissements déjà existants, leur réorganisation et leur redistribution et l’apparition de nombreux établissements nouveaux. En ce qui concerne l’enseignement général élémentaire et moyen, l’enseignement spécialisé, les cours du soir et l’enseignement par correspondance, il est de toute évidence absolument nécessaire de mettre sur pied une organisation complète dans le cadre de chaque État; les conditions objectives de la réalisation d’un tel objectif dans un délai de courte durée existent d’ailleurs généralement, bien que l’existence éventuelle de plusieurs langues africaines d’enseignement puisse soulever des difficultés ou entraîner des retards pour lesquels un des moyens les plus efficaces de solution s’avère à l’analyse être encore une fois la coopération entre plusieurs États africains pour lesquels l’enseignement est conduit dans la même (ou les mêmes) langues africaines. Quant à l’enseignement supérieur spécialisé, bien que sa mise en place corresponde à une nécessité si l’on veut répondre aux besoins en cadres de haute qualification, il n’apparaît pas possible à tous les États africains d’assumer immédiatement les dépenses indispensables à la création des établissements et à leur équipement, au recrutement du personnel enseignant qualifié requis, et cela même si l’on admet le recours à l’aide technique étrangère dans une première phase transitoire. Il suffit en effet de passer en revue, ne serait-ce que les seuls besoins les plus urgents en techniciens : médecins, instituteurs et professeurs, ingénieurs, vétérinaires, économistes et planificateurs, etc., pour se convaincre que dans la pratique peu d’États africains disposent des moyens financiers nécessaires à la création simultanée des établissements d’enseignement supérieur spécialisé correspondants. Dans le cas même où ces moyens ne feraient pas défaut, le développement actuel de l’enseignement moyen complet (primaire + secondaire) est tellement insuffisant pour alimenter une gamme aussi variée d’établissements d’enseignement supérieur que ce serait un gaspillage pur et simple de les créer. La seule solution compatible avec les moyens dont disposent les différents États, sur le plan financier comme en ce qui concerne le personnel enseignant et les possibilités de recrutement des élèves ayant le niveau requis, réside dans une coopération des États africains qui, par ailleurs, est la seule orientation politique conforme aux aspirations profondes et aux intérêts réels des populations africaines. Il n’est d’ailleurs pas difficile de se rendre compte que cette voie de la coopération est susceptible d’ouvrir des perspectives grandioses au développement scientifique et technique des pays de l’Afrique Noire : une répartition des établissements d’enseignement supérieur spécialisé dans les différentes régions permettrait en effet de choisir les emplacements les mieux adaptés à la conduite de la formation de techniciens de telle ou telle spécialité; ainsi les écoles supérieures d’agronomie pourraient être implantées à la limite de la zone soudanaise et de la zone forestière; les écoles vétérinaires dans la zone sahélienne, les écoles de médecine réparties judicieusement entre les différents foyers des maladies endémiques communes aux pays de l’Afrique Noire, les écoles d’ingénieurs érigées en tenant compte de façon analogue des industries existantes ou en voie de création, etc. La même méthode d’approche peut être appliquée aux établissements destinés à la formation des cadres supérieurs de l’enseignement, bien que dans ce domaine les solutions soient moins simples du fait du rôle qu’y joue la langue d’enseignement. Quoi qu’il en soit, dans une première phase (tant que l’enseignement général moyen n’est pas intégralement dispensé en langue africaine) la formation des cadres spécialisés de l’enseignement supérieur pourra se faire sans difficultés particulières dans le cadre d’une coopération très large; plus tard, cela restera encore possible, mais à une échelle plus restreinte puisque seulement les États de même langue africaine d’enseignement pourraient continuer à assurer en commun la formation de cadres supérieurs de l’enseignement. Enfin, la mise sur pied d’établissements de recherche scientifique dignes de ce nom et servant objectivement les intérêts des peuples de nos pays, au lieu d’être des succursales d’organismes étrangers de recherche ou des bureaux d’études pour sociétés capitalistes, exige également une coopération entre les États de l’Afrique Noire. La distribution peut être faite et doit être faite de façon à ne pas « favoriser » tel ou tel État au « détriment » de tel ou tel autre, notamment en implantant autant que possible dans un État déterminé l’école ou les écoles qui s’accordent avec ses perspectives de développement, car il est tout à fait évident que bien peu de pays en Afrique Noire peuvent sur le plan économique envisager un développement poussé simultanément dans plusieurs directions. En Afrique peut-être plus qu’ailleurs, une division du travail sur le plan de la production économique, dans le cadre d’une coopération est la seule voie compatible avec un développement économique équilibré et profitable aux masses africaines. C’est aussi la voie d’une exploitation rationnelle des ressources immenses et variées que recèlent notre pays.

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