12 Pour une orientation générale juste et correcte de l’éducation et de l’enseignement en Afrique noire
Il est indispensable d’examiner d’abord les objectifs généraux et universels de l’éducation, certains de leurs aspects spécifiques dans les conditions politiques, économiques, sociales et culturelles qui sont celles des pays de l’Afrique Noire contemporaine. Alors seulement pourront être objectivement dégagées les meilleures voies pour les atteindre.
A. Objectifs généraux de l’éducation et de l’enseignement
À travers les formes variées qu’ils ont pu revêtir dans les diverses sociétés humaines, l’éducation d’une façon générale et l’enseignement en particulier ont toujours eu pour objectifs fondamentaux de former ceux à qui ils s’adressent, de façon à les préparer à s’adapter à la vie sociale, à y jouer le mieux possible le rôle qui leur est ou leur sera dévolu, à développer chez eux toutes qualités, potentialités et capacités individuelles, de façon à permettre leur épanouissement et leur utilisation pleine et complète par les classes et couches sociales dirigeantes ou dominantes, et, en définitive, au profit de la société toute entière, considérée du moins sur le plan de son évolution. C’est qu’historiquement, le système d’éducation correspond ou tend à correspondre pour une société donnée, d’une part à la nature des problèmes politiques, économiques et sociaux qui lui sont posés ou qu’elle se pose, d’autre part aux intérêts politiques, économiques et sociaux des classes ou couches sociales dirigeantes.
Dans la société grecque antique, société fondée sur la domination politique d’une classe « d’hommes libres » sur une classes d’esclaves et sur l’exploitation économique de ces derniers, seuls les « hommes libres » avaient accès à l’éducation : libérés qu’ils étaient de la participation directe à la production des biens matériels, ils pouvaient s’adonner entièrement aux activités qui devaient les préparer à la direction de la société : réflexion philosophique, mathématiques ou sciences de la nature. On sait que la Grèce Antique a produit sur ce plan des « géants » de la pensée : Platon, Archimède, Démocrite, Thalès, Socrate, Hippocrate, etc.
Dans la société féodale européenne du moyen-âge, fondée sur la domination et l’exploitation économique des serfs et des artisans par la classe des féodaux, l’on constate également que ce sont surtout les hommes issus de cette dernière qui pouvaient généralement acquérir l’éducation et l’instruction. Pour ne s’en tenir qu’au cas de la société féodale française, du moins tant que la bourgeoisie en tant que classe n’était encore qu’au berceau, les représentants de la culture étaient en majorité issus de la classe féodale, qu’il s’agisse de la féodalité « laïque » ou « religieuse » : Ronsard, Du Bellay, Montaigne, Rabelais; plus tard, avec l’apparition et le développement de la bourgeoisie, et l’affirmation de plus en plus nette de son rôle économique, on assistera à son intrusion dans ce domaine, à côté d’ailleurs des représentants de la classe féodale : les encyclopédistes, Descartes, Pascal, etc. Assez typique et instructif de ce point de vue est le cas de la société féodale chinoise : la classe féodale y monopolisait quasi-complètement l’accès à l’éducation et l’instruction. Les mandarins véritables « roitelets » de la campagne, exploitant et opprimant les paysans, sont devenus légendaires par leur possession parfaite de la langue et de l’écriture chinoises, plus généralement par leurs occupations intellectuelles : poésie, philosophie, rédaction de mémoires, peinture, etc.
La société capitaliste contemporaine, telle qu’elle existe en Europe (France, Angleterre, Allemagne de l’Ouest, Italie, Belgique, Pays-Nordiques), en Amérique (États-Unis, Canada, etc..) est, elle, fondée sur l’exploitation du travail salarié de la classe ouvrière (industrie, commerce), celle des petits et moyens paysans (agriculture), et le pillage des ressources d’un grand nombre de pays coloniaux ou dépendants d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine, (au nombre desquels tous les États africains actuels), à travers une domination politique, économique (colonialisme ancien ou néo-colonialisme). Le système d’éducation et d’enseignement dans tous les pays capitalistes est fondamentalement conçu pour fournir d’une part aux ouvriers et salariés l’éducation, l’instruction et la formation technique exigées par l’industrie moderne avec son haut degré de spécialisation, et d’autre part préparer les fils de la bourgeoisie et ses serviteurs zélés aux fonctions de cadres supérieurs dans la production, dans l’administration de l’État, dans le domaine scientifique et culturel. C’est ainsi que dans les faits, en France, la grande majorité des fils d’ouvriers, paysans et salariés de conditions modestes ne reçoivent que l’enseignement primaire et professionnel (à peine 2% des étudiants de renseignements supérieur et technique supérieur sont issus de familles ouvrières). L’enseignement secondaire (Lycées, Collèges) n’est plus entièrement il est vrai, comme auparavant, à la seule portée des fils de la bourgeoisie, même pauvre, de la paysannerie aisée et des serviteurs de l’appareil d’État (fonctionnaires divers); en revanche l’accès aux postes de cadres supérieurs dans la production (ingénieurs des « Grandes Écoles »), dans l’administration (École Nationale d’Administration) leur est réservée de façon ouverte. Aux États-Unis, les établissements d’enseignement supérieur (Université, Instituts, etc.) sont pour la plupart propriété de sociétés capitalistes : l’on conçoit dans ces conditions que seuls y accèdent ceux qui peuvent payer non seulement leur entretien, mais aussi le droit à l’éducation supérieure, c’est-à-dire, en définitive, encore les fils de la bourgeoisie. Il en est fondamentalement ainsi dans tous les pays capitalistes contemporains.
Dans les pays socialistes, où la société exclut l’exploitation de l’homme par l’homme, l’oppression politique ou la domination économique d’un peuple ou d’une nationalité sur tout autre, où a été instituée la propriété collective des moyens de production (entreprises industrielles, commerciales, terre, etc.), où la direction de l’État est entre les mains de la classe ouvrière, de la paysannerie et des travailleurs intellectuels depuis la liquidation de la bourgeoisie, l’éducation et l’instruction ne sont plus, ne peuvent plus être le monopole d’une classe ou d’une couche sociale quelconque. En effet, puisque l’État aussi bien que toute l’économie du pays est entre les mains des travailleurs, toute la vie sociale est orientée, comme on peut d’ailleurs le constater aisément, vers la satisfaction des besoins matériels et spirituels de l’ensemble de la société, fondée au demeurant selon le principe « à chacun selon son travail », ce qui signifie clairement qu’il ne peut y avoir de parasites ou d’exploitateurs. En particulier, l’éducation et l’enseignement visent l’élévation constante du niveau culturel technique et scientifique du peuple, la formation du plus grand nombre de cadres spécialisés et de haute qualification, en vue d’un développement ininterrompu de la production dans tous les domaines et de la construction de la société communiste fondée sur le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ». L’exemple de l’Union Soviétique est à ce point de vue remarquablement convaincant : non seulement l’enseignement moyen (enseignement primaire + enseignement secondaire) y est aujourd’hui obligatoire pour tous, mais tous peuvent accéder à tous les niveaux de l’enseignement, avec ou sans interruption de la participation à la production : le développement généralisé du système d’enseignement du soir et par correspondance permet à tous les travailleurs par leurs propres efforts de parfaire sans cesse leur instruction et d’accéder à tous les degrés de la culture et de la science, notamment depuis la réorganisation de l’éducation nationale intervenue en 1960.
Pendant les dernières années l’enseignement supérieur a effectué un travail notable. La proportion de spécialistes de formation supérieure pour l’économie nationale s’est accrue jusqu’à presque doubler — notamment elle a plus que triplé en ce qui concerne les ingénieurs. Aujourd’hui dans 739 écoles supérieures du pays, étudient 2.600.000 étudiants. Seulement cette année le pays a reçu plus de 300.000 spécialistes de haute qualification. Cent dix-sept mille, soit plus du tiers des élèves sortants des écoles supérieures, se compose de spécialistes préparés sans interruption de leur participation à la production… La composition des étudiants a changé considérablement. Ainsi, au cours de l’année scolaire en cours, près de 60% de tous les étudiants de 1ère année ont eu une expérience suffisante de la vie, pour avoir travaillé avant l’entrée dans les écoles supérieures ou servi dans l’armée soviétique. Pas mal de jeunes gens et de jeunes filles viennent maintenant aux écoles supérieures par des bourses des entreprises, kolklozes, sovkhozes… Cette année, il a été décidé de recevoir dans les écoles supérieures plus de 700.000 élèves. À l’avenir, ce chiffre s’accroîtra encore. (V. Elioutine — Ministre de l’enseignement moyen et supérieur spécialisé de l’U.R.S.S. —, « Vers de nouveaux succès de l’enseignement supérieur », Pravda, 20 juillet 1962)
Comme le note V. Elioutine dans le même article, les réalisations soviétiques dans le domaine de l’éducation, la culture et la science sont connues du monde entier par leur manifestations spectaculaires : lancement des spoutniks et de vaisseaux cosmiques, vols autour de la terre des cosmonautes soviétiques, alunissement d’un engin cosmique soviétique, première photographie de la face invisible de la lune, pour ne citer que les plus connues de ces manifestations. Il ne paraît pas superflu de citer comme matière à réflexions les données se rapportant à l’une des républiques de l’U.R.S.S. qui dans le passé était une colonie tsariste et un pays arriéré : l’Azerbaïdjan.
En Azerbaïdjan, on comptait en 1917, 10% d’habitants sachant lire et écrire, mais dans les localités rurales, la proportion ne dépassait pas 3% et parmi les femmes elle atteignait à peine 1%… Jusqu’en 1920, celui-ci l’Azerbaïdjan) n’avait pas d’écoles, même primaires, où l’enseignement fut donné dans la langue maternelle des enfants et l’on utilisait l’alphabet arabe dont la difficulté est notoire… À l’heure actuelle, il y a chez nous des milliers d’écoles de 8 années et d’écoles élémentaires, des centaines d’établissement du second degré : l’instruction générale obligatoire de huit ans est en cours de réalisation. Les chiffres suivants permettent d’apprécier le niveau d’instruction de la population. L’Azerbaïdjan possède une Université nationale et douze établissements d’enseignement supérieur, où sont inscrits plus de 35.000 étudiants. On compte près de 100 étudiants, pour 10.000 habitants. Sur 1.000 personnes, 21 ont fait des études supérieures, 270 des études secondaires complètes ou limitées. L’Azerbaïdjan possède son Académie des Sciences et des dizaines d’institutions scientifiques. Des dizaines de journaux et de revues et des milliers de livres sont publiés dans notre langue. La République d’Azerbaïdjan, grâce à son nouveau régime social, n’est pas caractérisée seulement par une industrie hautement développée et une agriculture mécanisée. C’est aussi un pays où l’analphabétisme a complètement disparu. (Mekhti Zade — Ministre de l’instruction publique de la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, in Rapport final de la Conférence des États Africains sur l’Éducation en Afrique, Addis-Abeba, l5-25 mai 1961, UNESCO, Paris, 1961)
Ce rapide tour d’horizon permet de mieux se convaincre que la conception et l’organisation de l’éducation dans une société donnée sont étroitement liées aux structures économiques, sociales et politiques de cette société; l’enseignement colonial que nous avons examiné et analysé n’échappait pas à cette conclusion, puisqu’aussi bien, comme nous l’avons montré, ses buts fondamentaux étaient de servir la politique d’oppression, d’exploitation économique et d’obscurantisme culturel du colonialisme; et son maintien pur et simple, ou camouflé derrière de prétendus « adaptations » patronnées par les anciennes puissances coloniales et réalisées par les « experts » qu’elles sont toujours prêtes à « donner », ne peut qu’être incompatible avec une indépendance politique réelle de l’ancienne colonie, avec la conquête de son indépendance économique et sa libération complète des chaînes de l’impérialisme et du colonialisme ancien et nouveau. Dans la mesure où le système d’éducation peut, dans les mains des couches dirigeantes et au profit de leurs intérêts égoïstes, être transformé en arme d’oppression et d’obscurantisme vis-à-vis du peuple, tous ceux qui luttent pour le progrès économique et social, pour l’amélioration de toutes les conditions de vie des couches populaires, ne peuvent tourner le dos à la revendication d’une éducation démocratique et authentiquement africaine et à la science. Les populations des pays de l’Afrique Noire et tous les patriotes africains qui ont mené sous le régime colonial de longues et dures luttes, en particulier pour le droit du plus grand nombre d’Africains à l’instruction, à un enseignement sans rabais, ne peuvent et ne doivent pas se désintéresser, aujourd’hui que l’indépendance politique a été conquise par une série d’États Africains, de l’instauration d’un système démocratique d’éducation, d’un système répondant pleinement à la soif de culture et de connaissances qui est si vive chez nous, et à l’impatience de notre ardente jeunesse pressée de transformer le visage de nos Pays.
B. Rappel de quelques principes généraux
Généralisant notre propre expérience directe ou indirecte et se basant plus largement sur l’expérience humaine universelle, il est aisé de constater qu’un enseignement démocratique et progressiste doit permettre « de former l’être humain à partir de l’enfant, de le préparer et de l’adapter aussi largement que possible à la vie, au contact avec la nature et les hommes ». Ceci « en développant pleinement sa personnalité et en lui donnant les moyens d’accéder pour le plus grand bien de tous à la forme d’activité où il peut rendre le plus de service en raison de ses aptitudes et de son effort personnel[1] ».
L’éducation doit en même temps amener l’individu à sentir pleinement sa solidarité avec les autres hommes, en premier lieu avec ceux qui vivent dans la société à laquelle il appartient, qu’ils soient de sa propre génération, de générations antérieures ou postérieures. Notamment, elle se doit de mettre à la portée de l’individu la connaissance et l’assimilation (certes au prix d’un effort personnel), du trésor culturel et scientifique accumulé par l’humanité au cours de son histoire, lui faisant ainsi prendre conscience de l’héritage qu’il a à sauvegarder, enrichir et transmettre aux générations futures. De cette façon, l’éducation contribue à élargir chez l’homme la connaissance de l’homme, de la nature et de la société; en même temps elle développe le respect et l’estime des autres hommes et des autres peuples, base indispensable de tout rapprochement réel et fécond et toute solidarité effective, et de toute coopération à l’échelle universelle.
L’enseignement démocratique vise à donner des chances égales à tous les enfants, quelles que soient les classes ou couches sociales dont ils sont issus; il s’agit évidemment non de l’affirmation purement abstraite et théorique de l’égalité de tous devant l’école, du droit de tous à l’instruction, au travers de lois ou d’autres formes juridiques, mais de la traduction dans les faits de cette égalité en droit.
Ce serait évidemment restreindre trop étroitement, voire dangereusement, la portée de l’éducation que de la ramener à celle des enfants et adolescents. Puisque son but essentiel est la formation de l’homme, son adaptation à la vie sociale, elle ne peut laisser l’homme adulte en dehors de son champ d’action : d’une part parce que le processus de l’évolution, du perfectionnement de l’homme, de l’épanouissement de sa personnalité et d’une meilleure harmonisation de celle-ci avec les intérêts collectifs et généraux n’est pas un phénomène fini et figé; au contraire, son contenu se renouvelle sans cesse au cours de l’activité sociale de l’homme et de l’évolution des sociétés humaines; d’autre part, quels que soient les changements profonds qui interviennent (ou sont intervenus) au sein d’une société donnée, à une étape donnée de son histoire, elle hérite (ou a hérité) sur le plan économique, social et culturel d’une situation concrète, dont un des caractères (eu égard aux différents régimes sociaux qui se sont succédé jusqu’ici dans l’histoire de l’humanité) est (ou a été) l’accès très inégal à l’éducation et à la culture des hommes issus de couches ou de classes sociales différentes. Sans remonter très loin dans le passé, le régime capitaliste a ainsi hérité de l’état de choses transmis par la société féodale, le régime socialiste a hérité ou hérite à son tour de la situation léguée par le capitalisme. De même les jeunes États indépendants d’Afrique ont hérité, comme nous l’avons vu, d’une situation léguée par la domination politique et l’exploitation économique de nos pays par l’impérialisme étranger. Compte tenu des deux aspects que nous venons de souligner, il apparaît clairement qu’une conception démocratique de l’éducation implique nécessairement la mise à la disposition du plus grand nombre d’hommes adultes des instruments et moyens indispensables à l’élévation de leur niveau culturel général, de leur qualification technique et professionnelle et en définitive, à l’épanouissement complet de leurs capacités. Alors seulement pourra se réaliser le plein déploiement de leurs possibilités créatrices en même temps que verra le jour leur participation consciente et active à tous les aspects de la vie sociale. Il convient de remarquer que les problèmes concrets posés dans le domaine économique et social (développement de la production, amélioration des conditions de vie des masses populaires, etc.), ou sur le plan politique peuvent, selon leur degré d’acuité, engendrer une prise de conscience de la nécessité de l’éducation technique et professionnelle des adultes, de sa réalisation plus ou moins limitée; c’est en particulier le cas dans une série de pays capitalistes, notamment du fait du manque de cadres dans certaines branches industrielles; c’est aussi le cas de la plupart des pays nouvellement indépendants d’Afrique dans pratiquement tous les domaines. Mais l’expérience montre, en particulier du fait du haut niveau de développement de la technique et de la science modernes, que des mesures partielles et improvisées se révèlent incapables de résoudre entièrement, ni même seulement de façon satisfaisante, les problèmes affrontés, tant il devient de plus en plus difficile, sinon impossible, de former des techniciens (à quelque niveau que ce soit) sans une solide culture générale de base. Par contre, l’analyse des réalisations enregistrées dans ce domaine par les paye socialistes confirme les possibilités immenses qu’ouvre la réalisation de l’accès des adultes à l’éducation et la culture, sans interruption de leur participation à la production.
C. Particularités propres aux pays africains contemporains et objectifs spécifiques correspondants de l’éducation
Nous avons déjà examiné ailleurs les particularités essentielles propres aux États africains nouvellement indépendants et les problèmes et tâches qui en découlent pour l’éducation. Nous nous contenterons donc de les énumérer et éventuellement de compléter les conclusions auxquelles nous étions parvenus.
Les pays africains sont caractérisés par :
1. Le pourcentage élevé d’analphabètes au sein de leur population (95 à 99%). Bien qu’il s’agisse, nous l’avons souligné, d’un problème d’éducation, son importance et son étendue ne permettent pas d’envisager la liquidation complète et dans les délais les plus courts de l’analphabétisme dans le cadre étroit d’un système d’éducation; une véritable campagne nationale mobilisant toutes les forces et tous les moyens disponibles est la seule voie efficace pour y aboutir. Cependant une conception correcte de l’éducation pourrait contribuer à en accélérer le rythme de réalisation, et surtout à permettre et faciliter l’élévation du niveau culturel de l’adulte « désanalphabétisé ».
2. Parallèlement à l’analphabétisme au sein des adultes, la scolarisation des enfants est à un niveau général très bas (5 à 10%) en moyenne, rarement plus de 30%. Il est certain que le système d’éducation doit permettre également un accroissement rapide du taux de scolarisation, en même temps que l’allongement progressif de la durée de la scolarité obligatoire pour les enfants effectivement scolarisés.
3. La culture nationale des peuples d’Afrique Noire a été étouffée pendant trois quarts de siècle (parfois plus d’un siècle) de domination coloniale. Une éducation authentiquement nationale doit également contribuer à la renaissance et au développement de nos cultures nationales, notamment par une revalorisation de nos langues et de tous les autres aspects de notre patrimoine culturel, et surtout par leur développement.
4. Depuis l’accession à l’indépendance politique d’une série d’États africains, les problèmes politiques, économiques sociaux et culturels avec lesquels ils sont confrontés exigent pour leur solution une élévation générale du niveau culturel et technique, et en particulier la formation d’un grand nombre de cadres moyens et supérieurs dans toutes les branches et spécialités (agriculture, industrie légère, éducation, commerce et banques, planifications, administrations diverses, etc.). Il revient donc au système d’éducation de permettre une accélération sensible du rythme de formation de cadres moyens et supérieurs, en même temps qu’un accroissement de leur nombre, d’assurer leur plus grande adaptation aux conditions concrètes de leur activité professionnelle.
Sous ce rapport un point mérite d’être souligné; parallèlement à des tâches véritablement immenses à accomplir, les États africains ne disposent que d’une population faible en valeur absolue et relativement peu dense malgré un taux d’accroissement notable; il est vrai que le premier aspect se trouverait nettement atténué dans le cadre de la réalisation de l’unité de l’Afrique Noire; cet état de choses autant qu’on puisse le prévoir, persistera encore pendant assez longtemps sur le plan d’un État donné et même de l’ensemble de l’Afrique Noire. Cela veut dire qu’il est et sera illusoire de penser pouvoir résoudre nos problèmes par des méthodes du type de « l’investissement humain » du moins dans les conditions de basse productivité du travail et d’utilisation de moyens archaïques sur le plan technique, ce qui a été généralement le cas jusqu’ici. Il est en particulier indispensable de se rendre compte que « l’investissement humain » sous la forme extrêmement primaire qu’il revêt chez nous, ne peut permettre des réalisations d’envergure ou d’importance comparable à celles obtenues dans certains pays d’Asie (en Chine notamment), pays à très haute densité de population et où il est possible d’engager simultanément dans la production, à des endroits déterminés et différents, des masses d’hommes pouvant atteindre le million. Ainsi, en une année, les « investissements humains » réalisés en République de Guinée ont créé des biens d’une valeur de 5 milliards de francs C.F.A.[2]; sans qu’il soit question de nier l’aspect très positif de ce résultat, on doit réfléchir au nombre de journée de travail qu’il représente, au rendement correspondant, à l’impossibilité matérielle de continuer à demander aux populations africaines de soutenir des efforts de l’envergure de ceux qui le sont actuellement. Frantz Fanon écrit à ce propos :
Hommes et femmes, jeunes et vieux, dans l’enthousiasme s’engagent dans un véritable travail forcé et se proclament esclaves de la nation… Nous croyons cependant qu’un tel effort ne pourra se poursuivre longtemps à ce rythme infernal… Il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. Or pour ce faire il faut entre chose que l’investissement humain. Il faut des capitaux, des ingénieurs, des mécaniciens, etc. Disons-le, nous croyons que l’effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés par leurs dirigeants ne donnera pas les résultats escomptés. Si les conditions de travail ne sont pas modifiées il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal par les formes impérialistes. (Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, pp. 74-75, Maspero Ed., Paris, 1961)
Ce n’est qu’avec la maîtrise de la technique, et de la science, l’utilisation des procédés et dispositifs modernes que des changements rapides pourront s’effectuer, en même temps que s’élèvera la productivité du travail. Or, pour en arriver là, il est nécessaire de réaliser pleinement l’importance du développement culturel et technique, et de prendre des mesures permettant de l’amorcer le plus rapidement.
Enfin, le système d’éducation en vigueur dans les pays d’Afrique Noire à l’heure actuelle, est dans la plupart des cas le système hérité du régime colonial. Nous avons déjà examiné les raisons multiples qui en faisaient et en font encore plus aujourd’hui une arme dangereuse dans les mains de l’impérialisme étranger et de ses valets africains, montré l’incompatibilité de ce système d’éducation avec la réalisation effective et dans les conditions de délais les plus brefs, des tâches posées aux peuples africains : consolidation de l’indépendance politique et libération complète du joug du néo-colonialisme, conquête de l’indépendance économique par la transformation de nos pays de pays sous-développés et techniquement arriérés en pays d’économie de type moderne et avancée.
D. Pour une conception et une orientation générales de l’éducation conformes aux intérêts et aux aspirations nationales des peuples d’Afrique Noire
Il nous faut maintenant formuler positivement une conception et une orientation générales du système d’éducation qui puissent répondre le mieux aux objectifs généraux et particuliers examinés précédemment.
En ce qui concerne l’enseignement général, nous avons déjà souligné la nécessité d’en finir avec le cloisonnement actuel du « primaire » et du « secondaire » général ou technique, cloisonnement lié à une conception « malthusienne » et antidémocratique de l’éducation et correspondant à une discrimination de fait entre les enfants d’origines sociales différentes (en particulier, ceux des villes et ceux des campagnes, ceux appartenant aux couches et classes sociales aisées et ceux issus de la grande masse paysanne de la population)[3].
La seule voie conduisant à des changements réels dans ce domaine est une conception unitaire de l’enseignement général, qui liquide une fois pour toutes ces défauts, en groupant en un ensemble homogène et continu l’ensemble des enseignements « primaire » et « secondaire » actuels. Une telle conception de l’enseignement général, permet en outre, sur le plan des objectifs généraux et particuliers de l’éducation :
a. L’organisation et la réalisation d’une formation de base commune à tous les enfants, plus rationnellement conçue, notamment par la délimitation du rôle et des responsabilités de chacun des stades de la scolarité globale, en accord avec les lois du développement de l’enfant et de l’adolescent et aussi avec les impératifs économiques et sociaux.
b. Une réorganisation complète et profonde de la structure, des programmes, des examens, qui peut et doit être mise à profit aussi bien pour une amélioration notable de la formation donnée aux élèves que pour un aménagement de la durée totale de la scolarité globale tendant notamment à accélérer le rythme de scolarisation et de formation des cadres moyens et supérieurs. Sans vouloir entreprendre pour le moment un examen détaillé de ces différentes questions (nous nous en occuperons plus loin), on peut signaler qu’il sera en particulier possible de ménager l’introduction de la langue maternelle de l’enfant ou d’une langue africaine dans l’enseignement, d’insérer plus étroitement l’enseignement et l’éducation dans la vie nationale par une plus juste orientation de la formation des cadres (liaison plus effective avec la vie sociale et la production et préparation à la résolution des problèmes qui y sont posés). Par ailleurs, un raccourcissement sensible de la durée de la scolarité pourra également être réalisé en liaison avec l’introduction des langues africaines comme langues d’enseignement sans aucun préjudice pour le niveau général de l’enseignement comme le confirme l’expérience de toute une série de pays, pour lesquels la scolarité est de 10 à 11 ans (Union Soviétique et la plupart des pays socialistes, République Démocratique du Viet Nam, etc.).
Les leçons que l’on peut tirer de l’enseignement colonial et de l’éducation africaine « traditionnelle » permettent de confirmer et de compléter utilement ces différentes conclusions. Concernant l’enseignement colonial sous sa forme « originelle » (avant la deuxième guerre mondiale), on peut constater que sa réussite « technique » et politique s’explique par la réalisation simultanée d’un recrutement strictement limité et contrôlé des élèves et d’une organisation aussi « unitaire » que possible de l’enseignement; la base de formation commune aux fonctionnaires « moyens » correspondait à une scolarité moyenne de 8 à 9 ans (6 ans d’école primaire + 3 ans d’école primaire supérieure), suivie par un an de spécialisation; celle des fonctionnaires « supérieurs » s’en distinguait par une année supplémentaire de formation générale et selon le cas 2 à 4 années de formation spéciale (deux pour les instituteurs et commis d’administration, 4 pour les médecins, 3 pour les pharmaciens et vétérinaires). Malgré tous les efforts déployés pour maintenir l’enseignement à un niveau généralement bas, il est indéniable que les cadres autochtones ainsi formés — instituteurs, médecins et vétérinaires africains, commis d’administration — étaient d’une compétence souvent remarquable dans leur spécialité même si leur formation de base et les conditions de leur activité professionnelle ne leur permettaient pas de développer pleinement leurs capacités; c’est assurément dans l’orientation résolue de l’enseignement vers un objectif précis et sa liaison étroite avec la pratique qu’il faut chercher les raisons de cette particularité (aussi bien pour l’année de formation professionnelle à l’E.P.S. que pour les années de scolarité dans les écoles normales, de médecine ou vétérinaire).
Quant à l’éducation « traditionnelle », il serait injuste d’en minimiser la portée humaine et sociale.
Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. Dans les pays sous-développés les générations précédentes ont à la fois résisté au travail d’érosion poursuivi par le colonialisme et préparé le mûrissement des luttes actuelles. Il nous faut perdre l’habitude maintenant que nous sommes au cœur du combat, de minimiser l’action de nos pères ou de feindre l’incompréhension devant leur silence ou leur passivité. Ils se sont battus comme ils pouvaient, avec les armes qu’ils possédaient alors et si les échos de leur lutte n’ont pas retenti sur l’arène internationale il faut en voir la raison moins dans l’absence d’héroïsme que dans une estimation internationale fondamentalement différente. (Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. op. cit.)
Et l’une de ces armes de résistance dont parle Fanon a incontestablement été la formation humaine due à l’éducation « traditionnelle ». Ne serait-ce qu’à ce titre, il conviendrait d’en analyser les enseignements. Mais il y a assurément plus : l’éducation africaine « traditionnelle » dans la mesure où elle est demeurée jusqu’ici le seul système d’éducation authentiquement africain, mérite l’attention de tous ceux qui se préoccupent du remplacement de l’enseignement colonial par un système national et moderne d’éducation en Afrique Noire. À travers ses « cloisonnements » apparents, ses pratiques teintées de magie et d’animisme, son pragmatisme, elle recèle en effet une connaissance très poussée de la psychologie de l’enfant et des lois de son développement en même temps qu’une conception générale et une orientation profondément justes et démocratiques, liées certes au degré de développement économique social de la société africaine pré-coloniale. Tout d’abord, sa conception est effectivement unitaire, en ce sens que la production et les autres aspects de la vie sociale constituent le cadre fondamental de son déroulement : d’où la place primordiale donnée à la pratique et à la participation de la production, au jeu considéré comme une « parodie » des différents actes de la vie sociale ou des rapports sociaux (production, hiérarchie sociale, etc.). L’idée directrice de l’éducation « traditionnelle » africaine, sous-jacente à toutes ses démarches est l’initiation de l’enfant et de l’adolescent à la vie sociale; que cette initiation revête un caractère sacré démontre clairement une compréhension profonde des objectifs de toute éducation, en même temps que la prééminence donnée à la société et aux intérêts de la collectivité sur l’individu considéré à juste titre comme porteur d’une parcelle de ces intérêts et de ce fait responsable vis-à-vis de la société tout entière. On sait à quel haut point l’éducation « traditionnelle » s’attache à développer l’esprit de solidarité entre les membres de la société, à marquer le franchissement des différentes étapes de « l’initiation » de l’enfant et de l’adolescent par des signes extérieurs et des actes collectifs, revêtant souvent l’aspect d’actes de la vie de la société tout entière. Que l’éducation traditionnelle présente des insuffisances (qu’il n’est pas question de nier, et qui sont liées historiquement au contexte économique et social qui l’a engendré), ne peut et ne doit néanmoins empêcher d’apprécier à sa juste valeur le rôle considérable qu’elle a joué dans la sauvegarde de la culture nationale des peuples africains dans ses diverses manifestations (littératures orale et écrite, folklore, conception de la vie, etc.), que l’on englobe souvent sous le vocable de « personnalité africaine »; on doit également se rendre à l’évidence qu’elle constitue une des bases concrètes à partir desquelles peut être dégagée et développée une éducation africaine moderne.
Ainsi l’examen des enseignements positifs de l’éducation coloniale et de l’éducation « traditionnelle » fait clairement apparaître :
a. L’efficacité, que peut avoir une conception unitaire de l’enseignement général, pourvu que l’enseignement théorique soit étroitement combiné avec la pratique, y compris la participation éventuelle à la production.
b. L’importance qu’il faut accorder à l’aspect de formation de l’homme dans l’éducation : cette dernière (du moins en ce qui concerne l’enseignement général s’adressant aux enfants et adolescents) doit prendre le caractère d’une véritable initiation à la vie sociale, en respectant naturellement et en utilisant au mieux les possibilités de l’enfant et de l’adolescent aux différentes étapes de leur développement physique, psychique et intellectuel.
c. Dans le cadre du développement de l’esprit de solidarité et de responsabilité chez l’enfant et l’adolescent et d’une prise de conscience progressive et continue de leurs devoirs et de leurs responsabilités envers la société, la nécessité de marquer les différentes étapes de l’éducation par des manifestations concrètes de l’intérêt, de la sollicitude que la communauté entière se doit de témoigner aux générations montantes. Une telle expression des espoirs fondés sur la jeunesse est une condition indispensable pour l’amener à une véritable prise de conscience de ses responsabilités, et constitue en même temps un témoignage de solidarité collective donc l’action sur des esprits jeunes ne doit pas être négligée ou sous-estimée. Il convient toutefois de souligner qu’il ne s’agit nullement de chercher à mystifier les jeunes en organisant ostensiblement des parades alors que concrètement et quotidiennement on ne manifeste aucun intérêt réel, aucune sollicitude pour eux. Ils seraient d’ailleurs les premiers à découvrir la supercherie et à la démasquer.
À ces conclusions de portée générale, s’ajoute un grand nombre d’autres relatives à tel ou tel aspect particulier, et que nous aurons l’occasion de signaler lors de l’étude de questions particulières.
En ce qui concerne l’éducation des adultes, nous avons maintes fois souligné que la première tâche est l’alphabétisation. Nous avons dans un chapitre précédent abouti à la nécessité de la conduire dans la langue maternelle de l’adulte ou toute autre langue africaine parlée par lui; elle revêt en tant que tâche une telle ampleur qu’on ne peut la mener à bien dans le cadre étroit d’un système d’éducation aussi parfait soit-il, mais seulement en en faisant l’objet d’une véritable campagne nationale à l’organisation et à l’encadrement de laquelle tous les éducateurs peuvent et doivent apporter une importante contribution : mise au point des méthodes pédagogiques, formation préliminaire des moniteurs, observation de la conduite de la campagne et correction des erreurs ou au contraire généralisation des exemples de réussite, etc. Mais outre ce rôle particulier des membres de l’enseignement, l’éducation des adultes, une fois l’alphabétisation réalisée, revêt des aspects qu’on peut à juste titre et que l’on doit considérer comme relevant de la conception générale de l’éducation. Il s’agit essentiellement, partant sur la base encore fragile, mais déjà combien prometteuse de l’alphabétisation, d’élargir les connaissances, l’horizon et le niveau culturel de l’homme alphabétisé, de lui ouvrir les portes de l’accession au niveau élémentaire, puis moyen de l’enseignement général dans un délai raccourci et selon un rythme adapté à ses préoccupations et son activité sociale. Ensuite, ce pas franchi, de lui permettre selon ses capacités et son effort personnel de bénéficier de façon analogue d’une formation technique moyenne spécialisée. Cette dernière étape devra d’ailleurs s’adresser également à tous ceux qui, avant la campagne d’alphabétisation, avaient par une fréquentation scolaire antérieure ou par leur effort personnel, déjà acquis un niveau de connaissances équivalent à celui de l’enseignement élémentaire.
De tels objectifs ne sauraient être atteints sans une organisation systématique et rationnelle, parallèle à celle de l’enseignement permanent qui s’adresse aux enfants et aux adolescents : une coordination et une liaison étroite entre les deux types d’enseignements (celui permanent et à plein temps d’une part, et celui à temps réduit de l’autre), sont évidemment nécessaires, de façon à réaliser l’utilisation pleine des moyens matériels et du personnel. C’est dire la nécessité de concevoir d’emblée le système d’éducation dans son ensemble comme une combinaison complexe de formes diversifiées d’enseignements s’adressant à un public varié non seulement quant à l’âge, mais aussi en ce qui concerne la position par rapport à la vie sociale « active » (participation à plein temps, à temps réduit ou non participation à la production). La direction dans laquelle il faut s’orienter pour résoudre le problème d’une « fréquentation scolaire » simultanée à une pleine participation à la production (non interruption de l’activité professionnelle) est celle de l’organisation de cours et écoles du soir d’une part, et de l’autre d’un enseignement par correspondance : c’est ce qui ressort de l’expérience de nombreux pays (en particulier des pays du camp socialiste : Union Soviétique, démocraties populaires, Chine populaire, République du Viet-Nam, etc.) et des conclusions qu’on peut tirer des réalisations partielles ou temporaires dans ce domaine en Afrique même (Université Populaire de Dakar de 1946 à 1950, puis à partir de 1956, Université Populaire de Niamey, à partir de 1959, cours de vacances organisés sous l’impulsion de la F.E.A.N.F. et de l’U.G.E.A.O.[4] par les étudiants africains pendant les vacances scolaires); malgré des moyens modestes, les résultats atteints en Afrique même, le puissant écho rencontré par ces initiatives du côté des travailleurs de la ville comme des masses de la campagne, montrent les énormes possibilités d’essor culturel sous-jacentes à cette forme d’enseignement, possibilités qui dans nos pays sont d’ailleurs confirmées avec éclat par l’expérience déjà mentionnée d’une série de pays socialistes (Chine populaire, République Démocratique du Viet Nam, Cuba).
L’enseignement général, dans la conception qui a été exposée plus haut, vise fondamentalement comme objectif l’acquisition d’une formation de base préalable à toute spécialisation réelle et efficace, sans être pour autant coupé de la vie sociale. La formation de cadres spécialisés doit se « greffer » ultérieurement sur ce « tronc commun ». Selon le niveau requis de qualification (moyenne ou supérieure) la formation de base indispensable, une scolarité incomplète (premier cas) ou complète (deuxième cas) dans l’enseignement secondaire.
La formation de cadres spécialisés de qualification moyenne (techniciens) doit donc prendre place après le premier cycle de l’enseignement moyen et s’effectuer dans des établissements spéciaux donc certains pourront éventuellement grouper plusieurs branches techniques apparentées par leur domaine d’application (agriculture, agronomie, élevage — différentes branches de la mécanique industrielle) ou caractérisées par l’existence d’enseignements communs (génie rural, travaux publics; architecture, topographie; mines, géologie). La durée moyenne des études pourra être de l’ordre de deux à trois ans (rarement quatre ans). Du point de vue de sa conduite, cette spécialisation ne peut se concevoir sans un élargissement de la culture générale et des connaissances dans certains domaines particuliers à chaque spécialité, du moins dans la mesure où l’on veut éviter un praticisme étroit chez les futurs techniciens et leur permettre la poursuite ultérieure du perfectionnement de leur qualification. Par ailleurs, aucune formation spécialisée ne peut, à ce niveau, être détachée de la participation à la production et de la pratique du travail dans les conditions concrètes de l’exercice de sa profession par le technicien. Elle devra de plus être telle que ce dernier puisse (par son travail et dans le cadre des établissements d’enseignements non permanents) se perfectionner et acquérir éventuelle-ment une qualification supérieure. Cette dernière exigence suppose une certaine concordance de l’enseignement dans ces établissements avec celui de l’enseignement général complet sur le plan des connaissances générales et avec celui des établissements de l’enseignement supérieur de même spécialité sur le plan de la formation technique; en d’autres termes, les matières contribuant à la formation générale doivent continuer et terminer le programme de l’enseignement général et complet, alors que celles à caractère plus spécialisé doivent être articulées sur le programme correspondant à la qualification immédiatement supérieure.
Quant à la formation des cadres spécialisés de qualification supérieure, elle exige comme base minimum la scolarité complète de l’enseignement général (en ce qui concerne les élèves à temps plein) ou le niveau équivalent (élèves à mi-temps) : de plus, les techniciens de qualification moyenne devront pouvoir très naturellement y accéder. Comme pour toute spécialisation sérieuse, et encore plus au niveau élevé qui doit être celui des cadres de haute qualification, c’est par la voie de la création d’établissements spécialisés que peut se réaliser une telle formation : écoles d’ingénieurs, instituts, facultés des universités. À ce niveau, sauf dans des cas plutôt rares, il est difficile de grouper dans un seul établissement plusieurs spécialités; à moins que de telles mesures ne tendent en fait beaucoup plus à une utilisation rationnelle et complète des moyens matériels (appareils, laboratoires, bibliothèques, crédits, bâtiments) et du personnel enseignant (professeurs et assistants) qu’à une formation simultanée par les mêmes moyens ou les mêmes méthodes pédagogiques. Même dans ce cas les possibilités sont souvent limitées au premier stade de la formation des futurs spécialistes et à des matières qui peuvent être communes sans d’ailleurs pouvoir revêtir la même orientation dans leur enseignement ni jouer le même rôle dans la formation des cadres. En raison du niveau théorique élevé impliqué par la formation de cadres supérieurs, il est absolument indispensable que la pratique de l’étude et de la résolution des problèmes concrets relevant de la spécialité considérée (problèmes techniques surgissant dans différentes branches de la production, bases théoriques, techniques et pratiques de leur solution) occupe une place centrale dans cette formation. De même, les établissements d’enseignement technique supérieur et technique spécialisé doivent mener parallèlement une importante activité de recherche scientifique et être intégrés dans l’organisation générale de la recherche sur le plan national.
Bien entendu, les établissements d’enseignement spécialisé moyen et supérieur devront comporter, en plus de l’enseignement à temps plein s’adressant aux élèves ne participant pas directement à la production, un autre de niveau équivalent visant les élèves qui doivent pouvoir étudier sans interrompre leur participation pleine à la production (cours du soir et enseignement par correspondance). Cette forme d’enseignement devra être particulièrement développée de façon à répondre aux besoins en cadres moyens et supérieurs sans désorganisation de la production, tout en favorisant la montée des cadres ayant déjà une expérience suffisante de la vie et des problèmes concrets auxquels ils doivent faire face dans l’exercice de leur profession. Mais ce ne sont pas là les seuls avantages d’une telle orientation : elle peut contribuer aussi à maintenir et développer le contact nécessaire et fécond de l’enseignement spécialisé avec les grands et petits problèmes qui surgissent dans la pratique sociale — production, consommation, gestion, planification, etc. —; elle permettrait à tous les talents de s’épanouir pour le plus grand bien de tous en faisant du travail et de l’effort personnel la source essentielle de toute différenciation entre les hommes et l’un des principaux critères de la valeur sociale de l’individu.
Bien que la recherche scientifique à son stade avancé et organisé ne puisse pas être considérée comme « partie intégrante » du système d’éducation, en raison des structures complexes qui doivent alors être mises sur pied pour sa conduite à l’échelle d’un pays, le rôle dans ce domaine des établissements d’enseignement spécialisé a été souligné, et par là même le lien étroit existant entre le système d’éducation dans son ensemble et l’organisation et le développement de la recherche scientifique et technique.
Pour toutes ces raisons, la recherche scientifique, aujourd’hui pratiquement inexistante dans les pays d’Afrique Noire, doit pour ses dé-buts être intégrée au système général de l’éducation. En effet, pour l’essentiel le corps des chercheurs comprendra d’abord le corps des enseignants des établissements d’enseignement spécialisé moyen et supérieur (professeurs, collaborateurs pouvant être ou des ingénieurs ou des spécialistes). Cela permettrait d’éviter une trop grande dispersion des efforts et une exploitation plus rationnelle des moyens qui seraient de cette façon concentrés, quitte à écorcher l’amour-propre de certains ministres jaloux de garder sans partage « leur autorité » sur un personnel ou des institutions qui ont dépendu jusqu’ici de leurs services et qui en seraient détachés. Cependant, l’organisation et les structures devront en être assez souples pour éviter un regroupement mécanique et artificiel, permettre le développement des centres de recherches, et faciliter la réalisation progressive de leur autonomie tout en sauvegardant la coordination indispensable de l’ensemble. L’objectif dès le départ doit être clairement posé : aboutir à une organisation autonome de la recherche scientifique, éventuellement détachée de l’éducation.
En ce qui concerne son orientation et ses tâches, la recherche scientifique dans les pays d’Afrique Noire aura à faire face à d’énormes responsabilités, notamment dans les domaines suivants :
- Recherche et inventaire des ressources naturelles minérales, végétales et énergétiques;
- Recherches et études sur l’histoire africaine, sur les langues, la littérature écrite et orale, les arts plastiques (peinture, sculpture), la musique négro-africaine (de folklore et d’orchestration); études sociologiques et recherches économiques;
- Recherches sur une utilisation judicieuse maximum des ressources énergétiques;
- Recherches sur les maladies africaines et la pharmacie africaine;
- Amélioration des plantes cultivées et acclimatation de variétés plus productives, recherches sur les sols, leur meilleure utilisation et leur meilleure conservation;
- Amélioration du bétail et coordination agriculture-élevage, exploitation rationnelle des ressources agricoles et du bétail;
- Recherche fondamentale dans différents domaines en commençant par ceux reconnus comme les plus essentiels à la solution des problèmes du sous-développement.
La grande variété et l’importance pratique considérable de ces différentes directions de recherche démontrent assez l’urgence qu’il y a à mettre sur pieds les organismes correspondants de recherches en Afrique Noire. Certes, dans ces différents domaines, existent ça et là des réalisations (ou des débuts de réalisations) partielles dispersées et désordonnées; il est urgent de mettre fin à la dispersion des moyens, quand ce n’est à l’insouciance dans ce domaine. Dans de nombreux États, les Gouvernements considèrent que le seul appel aux techniciens et spécialistes étrangers suffit à résoudre tous les problèmes. Quand même ceux-ci seraient fournis par des gouvernements et des pays réellement soucieux d’aider de façon désintéressée les pays africains (cas des pays socialistes) ou veulent travailler honnêtement, l’état actuel des choses ne permet pas une utilisation rationnelle et complète de leurs compétences. Dans le cas de techniciens fournis par les pays impérialistes sous le couvert de « l’assistance technique », c’est la liberté entière et sans contrôle sérieux qui leur est souvent laissée soit de saboter, soit de faire au seul profit de consortiums capitalistes internationaux un travail de recherche qui est objectivement un travail d’espionnage, puisqu’aussi bien les résultats obtenus sont alors soigneusement cachés aux pays intéressés et à leurs gouvernements jusqu’à ce qu’une demande de concession ou un permis d’installation de société ait été imposé ou obtenu par les véritables bénéficiaires.
Il n’est pas question de nier ici l’aide considérable qui peut être apportée aux pays africains par les pays socialistes ou par les spécialistes progressistes des pays capitalistes. Il s’agit plutôt de faire prendre conscience de ce fait que sans une organisation rationnelle sur le plan national, cette aide ne peut être que mal ou insuffisamment exploitée, quand elle n’est pas simplement gaspillée. Il n’y a aucun doute que l’organisation de la recherche pourrait et devrait se faire avec l’aide et la collaboration de toutes les bonnes volontés, mais l’affirmation de son caractère national est la condition même de sa fécondité pour nos pays, comme en ce qui concerne l’apport éventuel qui pourrait en résulter sur le plan mondial.
Telles semblent devoir être, dans leurs grandes lignes, la conception et l’orientation d’un système d’éducation susceptible de répondre aux exigences et aux intérêts nationaux des pays de l’Afrique Noire contemporaine. L’examen de certaines questions se rapportant plus directement à l’organisation et la structure du système d’éducation sera plus opportunément entrepris dans le chapitre suivant; de même certains aspects des questions évoquées y trouveront plus naturellement le développement qui leur convient.
Poursuivant la réalisation de notre programme, il nous faut maintenant rechercher et formuler concrètement une organisation et une structure du système d’éducation qui traduisent le mieux la conception générale et l’orientation qui ont été exposées et justifiées au cours de notre étude.
- Paul Langevin, La pensée et l'Action, Éditeurs Français Réunis, Paris, op. cit. ↵
- Raymond Barbé, Economie et politique, n° 92, mars 1962. ↵
- II ne s'agit nullement d'avoir une attitude fétichiste vis-à-vis des dénominations; c'est le contenu qui importe avant tout et nous utilisons des vocables différents, uniquement pour éviter des confusions. ↵
- Fédération des Etudiants d'Afrique Noire en France, et Union Générale des Étudiants de l'Afrique Occidentale (Dakar). ↵