4 Elisabeth Mann-Borgese (1918-2002), Allemagne
Sebastian Weissenberger
Héritière d’un nom célèbre (son père Thomas Mann a été prix Nobel de littérature en 1929), Elisabeth Mann-Borgese s’est forgé une réputation mondiale en droit de l’environnement. Elle a été maître d’œuvre de la Convention du droit de la mer, s’est porté inlassablement à la défense des océans comme patrimoine mondial, a été membre fondateur et longtemps la seule femme membre du Club De Rome. Elle s’est illustrée comme juriste, environnementaliste, scientifique, écrivaine et féministe. Son parcours l’a menée de l’Allemagne à la Suisse, aux États-Unis puis au Canada, où elle a longtemps enseigné le droit de l’environnement à l’Université Dalhousie à Halifax.
Une jeunesse mouvementée
Elisabeth Mann est née à Munich en 1918, à l’aube de la fin de la Première Guerre mondiale, le cinquième enfant de Thomas Mann et Katia Pringsheim. Sa jeunesse a été marquée par un environnement littéraire puisqu’autant son père Thomas Mann que son oncle Heinrich Mann étaient des écrivains célèbres. Elle était l’enfant préférée de son père, qui l’a d’ailleurs évoquée dans deux de ses œuvres (Gesang vom Kindchen, Unordnung und frühes Leid), et elle est la seule des enfants Mann à ne pas avoir souffert de la notoriété du père.
Ses pérégrinations ont commencé avec l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933. La famille Mann s’exila d’abord en Suisse via la France, puis aux États-Unis, à Princeton. C’est un an après son arrivée aux États-Unis qu’elle épousa le professeur de littérature et militant antifasciste Giuseppe Antonio Borgese, 36 ans plus âgé qu’elle. Elle le suivit à Chicago. Le couple eut deux enfants. Découragé par le MacCarthyisme, le couple retourna en Europe, à Florence et Italie, mais Giuseppe Borgese décéda trois mois plus tard.
Elisabeth resta en Italie pendant plusieurs années avec ses enfants. Dans les années 1960, elle retourna aux États-Unis, puis s’installa à Halifax au Canada à partir de la fin des années 1970. Elisabeth Mann-Borgese est décédée en 2002 lors d’un voyage de ski à St. Moritz en Suisse à l’âge de 83 ans.
Un parcours professionnel très varié
Élisabeth Mann-Borgese s’est adonnée à une variété impressionnante d’activités et d’emplois. En 1937, elle passa avec succès son examen de professeur de piano au conservatoire de Zurich, mais n’entama jamais de carrière musicale. Elle apprit cependant à son setter anglais à jouer du piano avec elle.
À Chicago, elle a été secrétaire exécutive de l’Encyclopædia Britannica, présidente du comité pour une constitution mondiale de l’Université de Chicago et rédactrice aux revues Prospetti (« Perspectives »), revue culturelle italienne et Diogenes, le magazine culturel de l’UNESCO. Elle a également traduit des textes juridiques, dont des extraits de Max Weber, ainsi que l’œuvre Harmony du compositeur Heinrich Schenker. Vers la fin des années 1950, elle a publié plusieurs livres de fiction : The immortal fish (1957), For sale, reasonable (1959), True self (1959), Twin’s wail (1959), To whom it may concern (1960). Par la suite, elle a entamé sa longue carrière d’avocate des océans. En 1977, à l’âge de 59 ans, elle est devenue professeure en sciences politiques à l’Université Dalhousie d’Halifax. Elle a enseigné jusqu’à l’âge de 81 ans.
Engagement pour les océans
Il faut sauver les océans pour nous sauver nous-mêmes. (Elisabeth Mann-Borgese)
Son engagement pour les océans a commencé en 1967, alors qu’elle était assistante scientifique au Center for the Study of Democratic Institutions de Robert Hutchins. La surpêche et la pollution des océans étaient devenues ses principaux sujets de préoccupation. Une de ses inspirations lui est venue de l’ambassadeur de Malte, Arvid Pardo, qui suggéra en 1967 dans un discours d’anthologie aux Nations Unies de réformer le droit marin et de considérer les océans comme un patrimoine commun de l’humanité, une proposition qu’Elisabeth Mann-Borgese défendit par la suite toute sa vie.
C’est dans ce contexte qu’elle a été une des instigatrices de la première conférence sur le droit de la mer, intitulée « Pacem in maribus » (Paix sur les océans) tenue à Malte en 1970. Par la suite, en 1972, elle fonda l’Institut International de l’Océan, également hébergé à Malte. Aujourd’hui, les activités de l’Institut s’étendent dans 32 pays à travers le monde, ironiquement à l’exception de l’Allemagne. Son pays d’origine s’est quand même racheté en donnant son nom à un navire de recherche. Le fait que ce navire soit stationné en mer Baltique a une valeur symbolique, puisque c’est là qu’à l’âge de cinq ans, elle avait pour la première fois découvert la mer, au bras de son père, originaire de Lübeck sur les côtes de la Baltique, qui avait toujours été fier de « sa » mer (E. Mann Borgese, Was kommt hinter dem Horizont ? Mare, 1999).
De 1973 à 1982, Elisabeth a fait partie d’un groupe d’experts auprès de la délégation autrichienne aux négociations sur la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer. Son livre Le drame des océans résume ses principales préoccupations et a exercé une grande influence à l’échelle internationale, puisqu’il a été traduit en 13 langues. Alors qu’elle était professeure invitée à l’Université Dalhousie, elle a fondé la revue scientifique multidisciplinaire Ocean Yearbook, qui est toujours publiée conjointement par l’International Ocean Institute et le Marine & Environmental Law Institute de l’Université Dalhousie.
En Allemagne, elle lança, grâce aux redevances sur la publication des livres de son père, la revue bimensuelle Mare, avec siège à Hambourg, qui aborde différents sujets reliés à la mer. La culmination de son œuvre est la signature en 1982 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, qui est en grande partie attribuable à ses travaux et à son engagement inlassable. Toutes les idées de Elisabeth Mann-Borgese n’ont cependant pas été incorporées dans la convention. Ainsi, les zones pélagiques ne sont pas incluses dans l’accord, ni l’ensemble des ressources vivantes de l’océan, comme elle l’aurait souhaité Elisabeth. Les fonds océaniques et leurs ressources, sujet qu’elle a notamment abordé dans son ouvrage Les mines de Neptune (1986), l’ont cependant été.
En 1970, Elisabeth Mann-Borgese a fait partie des membres fondateurs du Club de Rome. Elle était également la seule femme membre de ce club. Son engagement pour l’environnement lui a valu le prix Sasakawa du Programme des Nations Unies pour l’Environnement en 1987.
Engagement féministe
En plus de la cause environnementale, Elisabeth Mann-Borgese a aussi toujours défendu la cause des femmes. Celle-ci fait partie de sa conception de l’avenir de l’humanité. Dans sa vision du futur, inspirée du passé et du présent, elle associe « les idéaux féministes-socialistes du temps de sa grand-mère, l’humanisme socialiste de son père et du temps de son père et de son époux, les idéaux démocratiques, l’idéal de la paix universelle » (E. Mann Borgese, 1999). Ces références sont en même temps des évocations concrètes de personnages de sa famille. En effet, son arrière-grand-mère Hedwig Dohm (1831-1919) a été une des premières avocates des droits de la femme en Allemagne. Son père s’était érigé en ardent défenseur de la république de Weimar après l’assassinat de Walter Rathenau en 1992, rejoignant le Parti Démocratique Allemand et l’Union Paneuropéenne, en prônant l’unité de la démocratie et de l’humanisme. Son époux Giuseppe Antonio Borgese était un militant antifasciste de la première heure et avait fui l’Italie en 1931 après avoir refusé de prêter un serment fasciste à l’Université de Milan, où il était professeur. Les convictions d’Elisabeth la menèrent à étudier dès son adolescence la littérature féministe, en même temps que le piano et la littérature, ce qui n’était pas toujours encouragé par son entourage.
En 1963, elle publia The ascent of woman, un traité interdisciplinaire sur le féminisme et sur le rôle historique des femmes, traitant de la biologie, de la sociologie, de la linguistique et de l’anthropologie, et culminant en une utopie d’un âge où les sexes seront modifiables à volonté, où les humains accompliront plusieurs transformations de sexe liées à leur expérience de vie et où le principe féminin sera finalement pleinement accepté par la société. Le fil rouge qui tisse l’ouvrage est le rôle social des femmes, qui représente l’aspect communautaire et pacifique de la société. En ce sens, le féminisme de Elisabeth Mann Borgese est étroitement lié à sa vision environnementale qui vise à garantir la paix entre les nations à travers un partage rationnel et équitable des ressources.
Citoyenne de la Terre
Elizabeth Mann-Borgese a fait progresser de manière considérable la cause de l’environnement et des océans au cours de sa vie, tout en favorisant le développement et l’entraide mondiale. Elle a donné l’impulsion décisive pour l’établissement du droit de la mer, un domaine d’une actualité grandissante alors que les ressources de l’océan sont surexploitées par une pêche trop intensive, que la santé de l’océan est menacée par de nombreuses formes de pollution, que les changements climatiques et l’acidification des eaux menacent l’équilibre écologique de ce vaste milieu de vie. Elle a également contribué à asseoir le rôle des femmes dans des domaines comme la science, la loi et les organismes internationaux, où ce rôle était traditionnellement limité.
Allemande à sa naissance, Elisabeth Mann a tour à tour adopté la nationalité tchécoslovaque en 1936, puis américaine en 1941 et finalement canadienne en 1983. En vérité, elle était une citoyenne du monde dont toute l’œuvre de vie visait à créer un monde meilleur, tel que l’exprime si bien le texte de citation à l’ordre du Canada qu’elle a reçu en 1998 :
Véritable citoyenne du monde, elle a contribué à un certain nombre de grandes causes et a fait office de porte-parole respectée et de promoteur des droits des pays du Tiers-Monde. Actuellement directrice adjointe du Lester Pearson Institute for International Development et ardent défenseur de la coopération internationale, elle est considérée comme une autorité en matière de droit de la mer et est admirée pour sa compétence incontestable, ses qualités exceptionnelles de leadership ainsi que pour son dévouement à l’édification d’un avenir meilleur pour tous. (Gouverneur Général du Canada, 1988)
Œuvres sélectionnées
The Immortal Fish (roman), 1957
For Sale, Reasonable (roman), 1959
True Self (roman), 1959
Twin’s Wail (roman), 1959
To Whom it May Concern (roman), 1960
Ascent of Woman, 1963
The White Snake, 1968
The Ocean Regime, 1968
Pacem in Maribus, 1972
The Drama of the Oceans, 1975
Seafarm: The Story of Aquaculture, 1981
The Future of the World’s Oceans; Report for the Club or Rome, 1985
The Mines of Neptune, 1986
Ocean Governance and the United Nations, 1995
Der unsterbliche Fisch (histoires courtes), 1998
The Oceanic Circle: Governing the Seas as a Global Resource, 1999.
Mit den Meeren leben. Über den Umgang mit den Ozeanen als globaler Ressource, 1999
Wie Gottlieb Hauptmann die Todesstrafe abschaffte (histoires courtes), 2001
Références
Baker, B. (2011), « Uncommon heritage: Elisabeth Mann Borgese. IntLawGrrls, 2012 ; Uncommon Heritage: Elisabeth Mann Borgese, Pacem in Maribus, the International Ocean Institute and Preparations for UNCLOS III », Ocean Yearbook 26, 11-34.
Buddenbrookhaus (2012), Elisabeth Mann Borgese und das Drama der Meere, Exposition.
International Oceanic Institute (2015), Report of the International Ocean Institute for 2012.
International Oceanic Institute Canada (2015), « Elisabeth Mann Borgese (1918-2002) – Founder of the International Ocean Institute », sur le site officiel du IOI, 21 juillet.
http://internationaloceaninstitute.dal.ca/emb.htm
(consulté le 01/12/15)
Obituary (2002), « Elisabeth Mann Borgese, 83, Writer and Defender of the Oceans », New York Times, 16 février.
Obituary (2012), « Elisabeth Mann Borgese », The Telegraph, 18 février.
Programme des Nations Unies pour l’Environnement (2002), « UNEP mourns death of Prof. Elisabeth Mann Borgese, champion of the oceans and environmental hero », 10 février.
http://www.unep.org/Documents.multilingual/Default.asp?DocumentID=235&ArticleID=3007&l=en
(consulté le 01/12/15)
S.a. (2002), « Familie Thomas Mann: Die letzte Tochter ist tot», Der Spiegel, 9 février.
S.a. (2011), « Elisabeth Mann. Anwältin der Meere », Bayerischer Rundfunk, 3 novembre.
http://www.br.de/themen/kultur/inhalt/literatur/elisabeth-mann100.html (consulté le 01/12/15)
Schweikert, F. (2013), « In memoriam Elisabeth Mann Borgese », Jahrbuch der Oekologie.