41 Evgenia Chirikova (1976-), Russie

Jean-François Chalifour

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Voici une femme extraordinaire, une politicienne et activiste russe très active à la fois dans le monde de la politique en Russie et dans celui de la protection et de la préservation de l’environnement. Elle est principalement connue pour sa vaillante défense de la Forêt de Khimki, mais elle continue à ce jour de se battre contre la corruption politique et au profit de toutes et tous. Son histoire est simple, mais très inspirante. Cette femme est la preuve vivante que de simples citoyennes et citoyens peuvent se lever et faire entendre leurs voix, qu’il nous est possible, en travaillant ensemble, de remettre en question le discours parfois oppressant de la machine politique, et ce, malgré la corruption. Cette femme se nomme Evgenia Chirikova. Voici son histoire.

Bataille pour une forêt

Evgenia Chirikova est née le 12 novembre 1976 à Moscou. Détentrice de trois diplômes universitaires et entrepreneure, Evgenia Chirikova n’a pas toujours été intéressée par l’activisme, qu’il soit de nature politique ou environnementale. Elle a d’ailleurs confié en 2011 à un journal russe qu’elle ne croyait pas qu’il était possible pour elle de faire changer les choses, certainement pas à travers le médium de la politique. Pourtant, elle finit par se prouver à elle-même qu’elle avait totalement tort d’entretenir cette croyance. Ce changement soudain s’est produit lorsque le gouvernement de la ville de Moscou a pris la décision de raser la Forêt de Khimki pour faire place à une autoroute liant la capitale russe à Saint-Pétersbourg.

Pour bien comprendre l’ampleur de cet enjeu, il faut en savoir plus sur cette forêt, mais aussi à propos des acteurs impliqués dans toute l’affaire. La Forêt de Khimki est bien connue comme étant le poumon de la capitale russe. Elle couvre environ 2 500 hectares et est, tout du moins théoriquement, protégée par des lois fédérales. Cela n’a pas empêché Vladimir Poutine, alors premier ministre de la Russie, de changer le statut de la forêt afin de permettre la construction d’une autoroute en son sein. La même année, la compagnie française Vinci a décroché un contrat d’une valeur de 8 milliards de dollars pour exécuter les travaux. Il est intéressant de noter qu’un des investisseurs de Vinci est un ami de longue date de Poutine.

C’est à la suite de la naissance de sa seconde fille qu’Evgenia s’est intéressée de plus près au sort de la forêt située tout près de la résidence que l’activiste et sa famille occupaient à l’époque. C’est lors d’une promenade à travers la forêt que la future activiste a remarqué que plusieurs arbres étaient marqués d’un ‘’X’’ rouge, indiquant qu’ils allaient être abattus. Sachant la forêt protégée, Evegnia s’est immédiatement interrogée sur la nature de ces travaux et a découvert le projet de construction de l’autoroute. Elle résume la pensée qui l’a à l’époque animée : « Tout à coup, j’avais le temps de regarder autour de moi, et j’ai réalisé que, pendant que je travaillais et que je payais mes taxes, quelqu’un d’autre utilisait cet argent pour détruire mon habitat » (Ruvinsky : 2011).

Cette prise de conscience l’a finalement poussée à l’action. Déterminée à sauver la forêt, Evgenia entreprit des démarches pour informer ses concitoyens et concitoyennes du projet de la ville et des conséquences liées à la construction de l’autoroute. Lors de ces événements, Evgenia s’est rapidement démarquée comme une leader d’exception. Elle a formé le groupe « Defend Khimki Forest » et a organisé tout un mouvement de contestation populaire autour de cet enjeu. Le tout premier rally de l’organisation a attiré plus de 5000 personnes et a réussi à amasser plus de 50 000 signatures contre la destruction de la forêt. Ces nombres sont particulièrement élevés pour la Russie, où de telles actions sont rares.

Incompréhension, corruption et violence : les obstacles rencontrés

À la suite d’une évaluation du projet, onze routes alternatives, toutes permettant évidemment de préserver la Forêt de Khimki, ont été proposées aux officiels de la ville. La réaction des bureaucrates n’a pas été très positive. D’après Evgenia, ils étaient confus par le mouvement visant à sauver la forêt. Elle se rappelle encore leur rétorque méprisante, l’incitant à déménager en Sibérie si elle souhaitait tant vivre entourée d’arbres (Ruvinsky : 2011). Qu’un projet d’une aussi grande envergure soit stoppé ou même simplement modifié à cause d’une forêt… Pour eux, une telle chose n’était pas envisageable; pour Evgenia, c’était plutôt cette attitude réfractaire à la cause environnementaliste qui n’était pas envisageable. Pour elle, le projet ne pouvait être autre que le résultat d’une simple erreur tant il lui apparaissait aberrant.

Malheureusement, Evgenia et ses confrères et consœurs ne se sont pas uniquement frappés à de l’incompréhension. Tout au long de la controverse entourant la construction de l’autoroute et la destruction de la forêt, les défenseurs du projet n’hésitèrent pas à faire appel à des tactiques de peur et de violence pour réduire au silence leurs opposantes et opposants. Le résultat de ces actions antidémocratiques : dix activistes blessés par des assaillants anonymes. Evgenia elle-même a reçu plusieurs menaces émises par des sources anonymes (Ruvinsky : 2011). Un journaliste, Mikhail Beketov, a souffert de lésions cérébrales, a perdu une jambe et quatre doigts lors d’une tentative échouée d’assassinat. Il est décédé en 2013 à la suite de complications en lien avec cette attaque.

Evgenia elle-même a été arrêtée plusieurs fois, toujours sous des prétextes plus abracadabrants que les autres. Elle a entre autres été accusée d’être une espionne travaillant au compte des services secrets américains. Même sa famille a été menacée. Evgenia et son mari sont tombés dans le radar d’agences de protection de la jeunesse qui ont tenté de lui enlever la garde de ses enfants. Evgenia, qui à l’époque avait déjà beaucoup d’expérience en tant que praticienne professionnelle des relations publiques, était déjà habituée au climat de peur qui envenimait l’opposition au projet. Elle a d’ailleurs déclaré qu’à chaque fois qu’une personne se faisait tabasser, elle se disait que la prochaine fois elle abandonnerait tout, mais elle ne l’a jamais fait. Elle ne s’est jamais laissé prendre dans ce jeu de peur, car, comme elle l’a elle-même si bien dit, si nous avons peur, nous avons déjà perdu.

Ne se limitant pas à des attaques perpétrées depuis les ombres, les partisanes et partisans du projet de construction se sont aussi attelés à la tâche bien peu louable de diaboliser Evegenia et les autres environnementalistes. Les portraits peu flatteurs se succédèrent les uns après l’autre. Elle fut dépeinte comme étant folle, tout simplement parce qu’elle désirait protéger l’environnement! D’autres, rappelant qu’elle et son mari détenaient deux compagnies spécialisées dans la protection électromagnétique de l’équipement, ont tenté de faire croire qu’Evgenia cachait derrière ses préoccupations pour la planète un intérêt économique quelconque. Et, bien sûr, le cynisme politique ne manquant jamais à l’appel, certaines personnes ont suggéré qu’Evgenia était une politicienne en devenir et qu’elle s’était emparée de cette cause très publique non pas à cause d’une authentique inquiétude pour le sort de la Forêt de Khimki, mais plutôt dans le but de faire parler d’elle et de rapidement propulser sa carrière. Pourtant, à l’époque, Evgenia se considérait comme une simple citoyenne. Elle ajoute par contre qu’elle est véritablement devenue une citoyenne à l’âge de 30 ans, l’âge qu’elle avait lorsqu’elle a débuté la série de combats qu’elle mène encore aujourd’hui au nom du bien commun.

Evegnia a aussi été confrontée au gigantisme parfois étourdissant de la machine bureaucratique de l’État. Les bureaucrates de la ville lui ont dit qu’ultimement le projet relevait non pas de la ville de Moscou, mais du gouvernement fédéral. En 2009, dans le but d’envoyer un message clair, Evgenia s’est présentée comme candidate aux élections de la mairie de la ville de Khimki. Sa plateforme consistait en un seul projet : détourner l’autoroute afin que sa construction ne ravage pas la forêt. Malgré cette plateforme insolite, Evgenia est arrivée troisième dans la course à la mairie.

Le fruit de ses efforts

Le combat d’Evgenia a connu un succès mitigé. Elle et son groupe ont réussi à convaincre la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement, l’un des investisseurs majeurs du projet, de s’en retirer en raison de problèmes environnementaux, sociaux et financiers. Par contre, l’autoroute a bel et bien été construite, mais les plans ont été modifiés. De la longueur originelle qui devait passer à travers la forêt, seulement un sixième aura été construit et tout développement commercial d’un côté ou de l’autre de la section de l’autoroute qui passe à travers la forêt est totalement interdit. Selon plusieurs, ce succès partiel est principalement dû à la corruption qui embourbe la politique en Russie. Evgenia elle-même pointe du doigt les partenaires internationaux qui avaient des intérêts dans ce projet plutôt que les bureaucrates.

Aujourd’hui, où en est Evgenia?

On pourrait croire qu’à la suite de son combat, Evgenia serait retournée à sa vie de famille et à sa carrière en relations publiques, mais il en est tout autre. Animée d’une passion vive pour la protection de l’environnement et la dénonciation de la corruption, Evgenia est aujourd’hui une figure montante de la politique russe. Au lieu de s’affilier à un parti, elle se concentre à régler de vrais problèmes, des problèmes concrets. Selon Nikolai Petrov, membre d’un laboratoire d’idées nommé le Centre Carnegie de Moscou, Evgenia est vue comme une leader populaire qui répond au désespoir d’un public qui se sent trop souvent impuissant.

En 2011, le vice-président américain Joe Biden a présenté à Evgenia un prix célébrant les femmes ayant fait preuve de courage (Moscow Times : 2015). Puis, en 2012, Evgenia a reçu le Goldman Environmental Prize, qui célèbre les efforts et les réalisations d’activistes environnementaux à travers le monde.

Au début de l’année 2015, Evgenia et sa famille ont émigré en Estonie (Moscow Times : 2015). L’activiste a expliqué que ce changement avait pour but principal d’éloigner du conflit sa plus grande faiblesse, c’est-à-dire ses enfants. Elle n’est pas la seule voix de dissidence qui a choisi de quitter le pays. Cependant, elle désire continuer à protester contre les actions du gouvernement de Vladimir Poutine (RFE/RL : 2015). Puisque l’Estonie et la Russie sont proches, elle a la possibilité de visiter la Russie en quelques heures et elle peut continuer à mener son combat sur Internet, ce qui est selon elle beaucoup plus efficace que de le faire depuis une prison russe.

Les efforts continus d’Evgenia Chirikova ont démontré qu’il était possible de se faire entendre et de faire changer les choses, même dans un pays où le système politique est encrassé par une corruption profonde protégée à coups de violence, de harcèlement et d’abus de pouvoir. Dans des sociétés où la démocratie n’est pas aussi malade, il n’y a pas de raison de ne pas tenter de se faire entendre, sinon notre propre paresse, qui est notre pire ennemie et l’une des meilleures amies des puissances au pouvoir qui ne se soucient guère de concepts profondément humains comme le vivre ensemble, la participation citoyenne et la démocratie.

Références

Ruvinsky, Vladimir (2011), « From Russian activist to politician : Evgenia Chirikova », Rossiyskaya Gazeeta, article relayé sur internet par le Telegraph, 4 juillet.
http://www.telegraph.co.uk/sponsored/rbth/politics/8615203/From-Russian-activist-to-politician-Evgenia-Chirikova.html (consulté le 02/12/15)

S.a. (2015), « Person of the week: Evgenia Chirikova », billet de blog du groupe Human Rights in Russia, 27 avril.
http://www.rightsinrussia.info/person-of-the-week/evgeniyachirikova (consulté le 02/12/15)

Entrevue de la Radio Free Europe/Radio Liberty avec Evgenia Chirikova (2015), 21 avril :
http://www.rferl.org/content/russia-chirikova-emigration-estonia/26970342.html (consulté le 02/12/15)

Fiche biographique d’Evgenia Chirikova sur le site internet officiel du Goldman Environmental Prize (2012) :
http://www.goldmanprize.org/recipient/evgenia-chirikova/ (consulté le 02/12/15)

Page wikipedia de Evgenia Chirikova (2015) :
https://en.wikipedia.org/wiki/Yevgeniya_Chirikova (consulté le 02/12/15)

Page wikipédia de Khimki Forest (2015) :
https://en.wikipedia.org/wiki/Khimki_Forest (consulté le 02/12/15)

Licence

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