(Im)possible neutralité scientifique
3 De l’impossible neutralité axiologique à la pluralité des pratiques
Pierre-Antoine Pontoizeau
Le terme savant de neutralité axiologique renvoie à la question bien connue de l’objectivité. Ce chapitre souhaite mettre en perspective cette neutralité de ce qu’elle présuppose. Outre les questions traditionnelles de la représentation et de l’adéquation des mots aux choses chez les Classiques puis de la vérité, de la validité et de la preuve chez les Modernes, la neutralité suppose de donner une réponse bien particulière aux questions des intentions et des buts. C’est là l’objet de ma proposition inspirée du cas des mathématiques.
Je commencerai par montrer toute l’illusion, voire l’incohérence de la prétention à ce jugement de fait qui prétend sauver le principe de neutralité. Nous verrons ensuite que la discipline scientifique se fonde sur le postulat de la répétition. Celle-ci est une vision, voire une construction a priori du monde et de ses représentations. Enfin, je montrerai comment plusieurs auteurs ont développé la praxéologie, soit la science des méthodes et des pratiques, invitant à respecter la pluralité des connaissances et des intentions.
L’illusion du jugement de fait et la présence de l’intentionnalité
Dans cette première partie, voyons comment Weber déforme la philosophie de Lotze qui établit que la seule objectivité est celle des mathématiques, sans pouvoir y renoncer (A). Poursuivons en constatant que cette hypothèse de Lotze est elle-même une intention qui exige de modifier l’humain ordinaire en un humain abstrait critiqué par Husserl et attesté par Russell (B). Continuons ensuite en comprenant que l’esprit scientifique est une construction avec ses principes et ses actes de foi (C) et qu’elle n’échappe pas au constat de son indémontrabilité (D).
A. L’expression de neutralité axiologique a été introduite par Weber pour distinguer le jugement de valeur et le jugement de fait. Les spécialistes de la question savent qu’il prolonge une distinction opérée antérieurement par le philosophe Lotze. Ce dernier distingue l’objectivité des mathématiques de la réalité des faits. Pour Lotze, ce qui est objectif, ce sont les mathématiques indépendamment des faits. Or, le fondateur de la logique moderne, Frege, se réfère à son maître pour légitimer l’objectivité de la logique et des mathématiques. En effet, les faits seuls sont relatifs aux observations, et les observations sont toujours partielles. Weber prête donc dans un premier temps aux faits ce que Lotze reconnaît aux symboles mathématiques. Là serait la faille du raisonnement de Weber puisqu’il prétend que le jugement de fait serait scientifique et donc objectif parce qu’il serait dénué d’intention à l’inverse de celui de valeur qui situerait les faits dans des contextes d’interprétation qui les subvertiraient. Mais Weber et ses successeur-e-s corrigent cette notion de fait pour dire que ce dont ils et elles parlent sont des faits scientifiques, non les faits du quotidien. Pour sauver son raisonnement, Weber fait le lien avec les modèles mathématiques qui légitiment les lois et théories scientifiques. Si nous en restons aux faits scientifiques, il faut bien comprendre ce que cela signifie. La totalité des faits seront scientifiques pour autant qu’ils seront objectifs au sens de Lotze, parce que représentables mathématiquement. Et Weber ne peut contredire les enseignements de Lotze. Mais l’objectivité des mathématiques est-elle pour autant acquise ?
B. J’ai pour ma part été très intéressé par toute l’œuvre de Whitehead. Mathématicien et logicien, il est co-auteur des Principia Mathematica avec son élève Russell. Pourtant, il critique abondamment l’esprit scientifique de ses contemporains. Il raille leur esprit : « les savants animés par l’intention de prouver qu’ils sont dépourvus d’intention » (2007 : 10). Est-il possible en effet d’être dénué d’intention ? Cette négation d’intention n’est-elle pas une sorte d’intention, privative ou négative ? En pensant se libérer de toute intention, le savant ou la savante omet de souligner qu’un tel projet de privation d’intention trouve sa motivation, pour ne pas dire son intentionnalité, dans les buts de l’esprit scientifique. En effet, l’exigence de neutralité est contraire à la vie humaine ordinaire. C’est le sens de la critique de Husserl. Celui-ci montre que cette neutralité se caractérise par une extranéation. Il s’agit d’une attitude déshumanisante où l’humain se rend étranger à lui-même par dénégation de son humanité. Husserl (1976 : 382) écrit :
Mais le fondement de l’impuissance d’une culture rationnelle ne se trouve pas dans l’essence du rationalisme même, il se trouve seulement dans son extranéation, dans le fait qu’il s’enrobe du cocon du « naturalisme » et de « l’objectivisme ».
Certains trouveront le propos abstrait. Je donnerai ici un exemple, celui de la discipline scientifique exposée par Russell. Ce dernier écrit :
L’attitude caractérisant l’esprit scientifique implique de balayer tous les autres désirs hors des intérêts du désir de savoir. Elle implique la suppression des espoirs et des peurs, des amours et des haines, et de toute vie émotionnelle subjective jusqu’à ce que nous devenions soumis au fait pertinent, capable de les voir en toute franchise, sans préjugés, sans biais, sans aucun autre souhait que de le voir tel qu’il est, et sans croire aucunement que ce qu’il est doit être déterminé par quelques relations, positive ou négative, à ce que nous aimerions qu’il soit, ou à ce que nous pouvons aisément imaginer qu’il soit. (Russell, 2007 : 63)
Cette invitation à l’ascétisme suffit à montrer deux choses. La déshumanisation par extranéation exposée par Husserl est confirmée par les exigences de Russell. Ces exigences sont bien des intentions, voire un programme psychologique puisqu’il s’agit non pas d’une simple attitude, mais d’une discipline et qu’elle a bien un intérêt : « le désir de savoir ». Elle a aussi une intention puisqu’elle fait l’hypothèse d’un but atteignable, celui d’une relation très particulière qu’il qualifie de soumission au fait.
C. J’ai toujours constaté que les grands scientifiques avaient un projet, un désir, des convictions, au point de se battre dans des controverses. Formuler une hypothèse, c’est déjà préjuger que les choses ont un ordre et qu’il pourrait être celui-ci plutôt que celui-là. Et l’hypothèse fait toujours le choix très intentionnel de privilégier certains ordres à d’autres. Le savant ou la savante a donc déjà l’intention de faire science, soit de décrypter un ordre là où il n’y en a au fond peut-être aucun. Le fondateur de la cybernétique Wiener, à l’instar de Whitehead, montre que la science présuppose l’ordre sans jamais pouvoir le fonder, sauf à le construire par sa méthode et ses résultats dans une auto-réalisation :
Si la foi manque en l’idée que la nature obéit à des lois, il ne peut y avoir de science. Nulle somme de démonstration ne prouvera jamais que la nature obéit à des lois […] on ne peut établir par induction les lois d’induction en logique. (Wiener, 1962 : 244-5)
La science pose la conviction élémentaire d’un ordre de la nature à décrire, parfaire, restaurer ou construire. Voilà bien une première intention. Le savant ou la savante a bien le projet de construire des vérités en vertu de quelques principes premiers, dont la cohérence ou la congruence. Et il ou elle sait bien là aussi que chacun de ces concepts est une construction de l’esprit. Il n’est pas donné par exemple que la congruence soit vraie. En effet, cette constance de la mesure est contraire à l’expérience des déformations de toutes sortes qui altèrent inexorablement l’étalon de mesure dans les faits physiques. De même, la congruence des figures géométriques suppose leur libre mobilité dans l’espace. Tout élève en mathématique se souvient que l’absence de déformation d’une figure lors de sa translation suppose la continuité des caractéristiques de l’espace dans lequel s’effectue cette mobilité. Cette constance-là nécessite un axiome, celui de l’unité de l’espace. Il est réputé homogène et continu, évitant des altérations qui seraient inévitables si cet espace s’avérait instable, courbe, discontinu ou inconstant par exemple. Or, la question devient encore plus aigüe lorsqu’il est question des objets abstraits que sont les nombres eux-mêmes. Pour celui qui fait des mathématiques, il n’existe plus le moindre référent physique. Le fait, c’est le symbole qui est sous les yeux, mais qui est une abstraction. La congruence est alors une simple hypothèse. Whitehead (2006 : 166) l’expose très simplement :
C’est là un des faits les plus extraordinaires de l’expérience humaine que toute l’humanité sans aucune raison assignable puisse s’accorder à fixer son attention sur une seule et même relation de congruence dans le nombre indéfini des concurrentes indiscernables à cette distinction.
Pourquoi dire que le nombre est constant? C’est un acte de foi ou une pratique élémentaire résultant d’une convention commode. Cette pratique est une attitude intentionnelle parmi d’autres possibles. C’est un phénomène de reconnaissance continue assurée par une perception, qu’elle soit sensible ou abstraite. Et Whitehead évoque cette marque de l’esprit à l’œuvre dans l’acte de l’intelligence qui pose la congruence. Il écrit : « La congruence est un exemple particulier du fait fondamental de la recognition. Dans la perception, nous reconnaissons » (2006 : 167). Cette perception intellectuelle admet la congruence des objets que l’esprit imagine et construit. Mais il s’agit là d’une quasi métaphysique ou d’une quasi-cosmologie, voire d’une quasi-théologie puisque l’identité des choses est une position de l’esprit. Nous nous souvenons tous d’Héraclite enseignant l’opposé du flux des choses : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (puisque le fleuve n’est jamais le même). Le savant ou la savante fait donc un choix métaphysique par son adhésion au principe d’identité appliqué à ces symboles. Alors, comment valider le choix du savant ou de la savante contre les autres choix possibles ?
D. En fait, la démarche scientifique bute sur la question de sa validation. Elle doit s’assurer de sa démontrabilité interne, s’interdisant de fonder le principe d’identité par des spéculations en dehors de l’exercice mathématique. À ce sujet, quelques auteurs ou autrices dont Skirbekk (1999) ont apporté une contribution importante à la compréhension des limites du procédé de validation, soit la capacité de démontrer. Pour valider, il faut démontrer, prouver, échapper à la falsification ou à la réfutation. Mais quand il s’agit de mathématique, comment valider alors que la démarche consiste à poser des axiomes, c’est-à-dire reconnaître des évidences premières dénuées de démonstration? Le risque est de procéder par des régressions infinies et on ne saurait indéfiniment instruire des démonstrations là où il s’agit d’admettre qu’il en est ainsi à la façon d’un lieu commun ou d’une « évidence commode », selon le terme de Poincaré. Les scientifiques sont coutumiers de la méthode axiomatique qui pose arbitrairement quelques règles et principes pour en développer-décliner les inférences logiques successives. Skirbekk (1999 : 36) explique bien cette auto-validation :
C’est ici que nous nous trouvons face au problème de la validation. […] Mais, en décrivant les agents et leurs actions, nous sommes confrontés nous-mêmes à ces problèmes, car nous revendiquons implicitement pour nous-mêmes le privilège d’une vision pertinente des choses et prétendons ainsi avoir atteint la position qui s’impose. Pour justifier cette prétention, nous sommes contraints de valider notre analyse des choses.
La mathématicienne ou le mathématicien sont inclus dans cette analyse. Skirbekk (ibid. : 103) continue en constatant qu’un principe ne se fonde pas par construction :
Notre conception de la rationalité scientifique, bien trop restrictive, fait paraître impossible l’idée d’une justification rationnelle des normes fondamentales et on trouve en conséquence une pseudo-justification à ce que l’on perçoit alors comme une lutte entre des intérêts particuliers et des préférences particulières, tous également étrangers à la rationalité.
Il acte l’insuffisance d’une démonstration de la démarche de validation puisque celle-ci déborde nécessairement du langage vers des rapports à d’autres réalités et aux êtres avec lesquels valider. L’acte de reconnaissance tant étudié par Whitehead revient chez Skirbekk (1999 : 108) :
La validité normative se trouve dans les normes procédurales elles-mêmes. Elles impliquent la reconnaissance réciproque des participants et l’universalisation comme critère normatif. […] Si nous devons discuter sérieusement et chercher ainsi vraiment une réponse valide, nous devons prendre au sérieux les arguments de tous nos opposants, réels et possibles.
La seule issue n’est pas l’autorité du savant ou de la savante, mais l’exhaustivité progressive par l’intégration des arguments. C’est ce que nous allons mettre en œuvre dans notre seconde partie en prenant les mathématiques aux mots du principe de répétition qui est un de ses lieux communs. Celui-ci mérite de prendre conscience de ses préjugés et de ses buts.
La clé de la répétition et le dévoilement de ses buts
Dans cette deuxième partie, voyons d’abord comment le principe de répétition a été posé puis contesté, faute de se prouver (A). Examinons ensuite comment les logiciennes et logiciens eux-mêmes ont acté cette défaite d’une science se fondant elle-même (B). Terminons enfin avec la critique épistémologique plus radicale d’un Feyerabend, lui qui a mis la posture scientifique en perspective d’autres façons de connaître (C).
A. Je voudrais rappeler que la science postule la répétition sans laquelle elle n’existe pas. Là encore, Whitehead est précieux, puisqu’il fait le lien entre la quête de l’ordre, la volonté de construire des répétitions et le fait qu’elle constitue la clé de la méthode scientifique :
De tous côtés, nous rencontrons des phénomènes répétitifs. Sans les répétitions, le savoir serait impossible ; rien ne pourrait, en effet, être rapporté à notre expérience passée. En outre, sans une certaine régularité des phénomènes, toute mesure serait impossible. Dans notre expérience, la répétition est essentielle à la notion d’exactitude. (Whitehead, 1994 : 50)
Je souhaite aussi que nous ayons à l’esprit la loyauté présumée de l’esprit scientifique dont Popper (2007[1962] : 65) précise bien qu’il passe par la réversibilité des connaissances qui peuvent s’avérer ultérieurement, fausses, partielles, incomplètes, à circonscrire : « Le critère de la scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter, ou encore de la tester. Ce qui vaut pour les théories a fortiori vaut également pour toute hypothèse de loi ». Or, si des contenus de savoir sont temporaires, qu’en est-il de l’invalidation de la méthode elle-même qui semble échapper à la question de sa critique, de sa limite, voire de sa réfutabilité? Déjà, dès 1910, l’immense logicien polonais Lukasiewicz (2000 : 184), étudiant la logique d’Aristote, écrit :
Le principe de contradiction n’a pas de valeur, car, exigeant une preuve, il ne se laisse pas prouver matériellement. En contrepartie, il possède une valeur pratique et éthique considérable, dans la mesure où il constitue l’unique arme contre l’erreur et le mensonge.
J’invite le lecteur et la lectrice à lire ce livre précieux qui explique l’indémontrabilité et l’indécidabilité des principes de notre pensée : principe d’identité et de contradiction.
En conséquence, la répétition ne tient que par la volonté de lui accorder notre confiance pour construire un monde ordonné autour de nous. C’est ce point de bascule que souligne Husserl pour dire que c’est dans la vie elle-même que se trouve la fondation d’une démarche qui ne saurait d’ailleurs l’envahir, la contester ou se substituer à elle :
C’est du reste une tâche d’une importance extrême pour l’entreprise qui consiste à ouvrir scientifiquement le monde de la vie, que de faire valoir le droit originel de ces évidences, j’entends leur plus haute dignité dans la fondation de la connaissance — plus haute que celle des évidences objectivo-logiques. […] Que la théorie objective se trouve fondée quant à la forme et au contenu, possède les sources cachées de son fondement dans l’opération ultime qui celle de la vie. » (Husserl, 1976 : 145)
B. Le débat sur la neutralité a quelque chose de désuet dès lors que l’on prend en considération l’échec du formalisme scientifique, ce que les spécialistes nomment la crise des fondements de l’arithmétique. Cet échec de l’entreprise des logicien-ne-s néo-positivistes de l’école de Francfort, dont tout particulièrement celui de Carnap dans La construction logique du monde, est pourtant reconnu. Je procéderai ici par accumulation des positions sur plusieurs générations, montrant que les conclusions sont là. Andler (2007 : 4) a résumé récemment cette période en ces termes :
Les efforts de Carnap se sont soldés par un échec, et si, ici encore, la portée de cet échec a depuis été revue à la baisse par certains philosophes, un consensus ne s’en est pas moins dégagé autour de l’idée que les fondements de la méthodologie scientifique (ainsi du reste que les bases naturelles des inductions spontanées) ne résident pas exclusivement dans un ensemble de règles universelles et éternelles.
Et il s’appuie sur quelques conclusions émises par les épistémologues, les mathématicien-ne-s et les logicien-ne-s. Quine (2011 : 64) écrit : « Qu’il ne puisse y avoir de systématisation déductive correcte et complète de la théorie élémentaire des nombres et encore moins des mathématiques pures en général est vrai ». Hintikka (2007 : 44) confirme :
En effet, Tarski a prouvé qu’étant donné certaines suppositions, on ne peut fournir de définition de la vérité pour un langage que dans un métalangage plus puissant. C’est le célèbre résultat de l’impossibilité de Tarski. Il est étroitement lié aux résultats d’incomplétude de Gödel. Il a d’ailleurs été établi que Gödel est originellement parvenu à ses résultats d’incomplétude en découvrant l’indéfinissabilité de la vérité arithmétique dans un langage arithmétique du premier ordre.
Le philosophe Gadamer (1976 : 305) résume parfaitement la situation : « Une physique qui serait l’objet de son propre calcul, tout en restant l’acte même de calculer, resterait une contradiction dans les termes ». Et le mathématicien Patras (2001 : 9) de conclure de même :
La pensée mathématique ne prétend plus à une universalité inconditionnelle, comme ce fut un moment le cas : l’idée d’une reconduction des sciences de la nature à des modèles exclusivement mathématiques selon les canons du réductionnisme classique est devenue intenable.
J’attire l’attention des lecteurs et lectrices sur le fait que c’est le projet galiléen d’un monde mathématisable qui s’effondre au 20e siècle, rien de moins. Et n’oublions pas l’analyse d’Arendt (1972 : 223) faisant une analyse fine du caractère totalitaire et vide de la contrainte logico-arithmétique :
Cette contrainte intérieure est la tyrannie de la logique à laquelle rien ne résiste sinon la grande aptitude de l’homme à commencer quelque chose de nouveau. La tyrannie de la logique commence avec la soumission de l’esprit à la logique comme processus sans fin, sur lequel l’homme compte pour engendrer ses pensées […] Les règles de l’évidence incontestable, le truisme que deux et deux font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l’état de désolation absolue. C’est la seule « vérité » à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois qu’ils ont perdu la mutuelle garantie, le sens commun dont les hommes ont besoin pour éprouver, pour vivre et pour connaître leur chemin dans le monde commun. Mais, cette « vérité » est vide, ou plutôt elle n’est aucunement la vérité, car elle ne révèle rien. Définir comme certains logiciens modernes le font la cohérence comme vérité revient à nier l’existence de la vérité.
C. Paul Feyerabend est donc légitime à exercer une critique épistémologique radicale, quelque peu incomprise par ignorance de cette révolution épistémologique, de cette crise devrions-nous dire. La vérité scientifique est relative à nos choix en matière de méthode et de buts, à commencer par celui d’obtenir un résultat éprouvé en vertu du principe même du principe de répétition. Cette science de la répétition limite le monde à ce préjugé qu’il fonctionne ou se construit en vertu de ces seules répétitions. D’ailleurs, le mathématicien fondateur de la cybernétique conteste cette soumission au principe de répétition tel un abus. Wiener écrit : « L’organisme vivant, comme l’univers, sont des choses que jamais on ne verra deux fois identiques » (1962 : 59). Cette recherche de la répétition exprime un but, celui d’un monde construit ou représenté en vertu d’une volonté de domination. En effet, ce pouvoir de détermination résulte de la prévisibilité de ce qui se répète. En affirmant la vérité intrinsèque de la répétition, le savant et la savante sont derechef porteurs d’une vision théologico-politique insinuée dans sa méthode même. Le monde est fait d’événements qui se répètent. Feyerabend dévoile simplement que nos sociétés sont guidées par leurs lieux communs. Chaque démarche poursuit ses buts et il est impossible de juger de ces buts sans recourir à un jugement de valeur qui n’a plus rien de scientifique. Ses buts sont des réalités sociales, politiques, voire spirituelles, qui incombent à des sociétés. Toutes ces possibilités ont leur logique propre, leurs perspectives. Feyerabend (1989 : 351) n’est pas ici relativiste, mais simplement respectueux de ces préférences humaines :
Ce sont des opinions subjectives et non des orientations objectives; elles doivent être testées par d’autres sujets, et non par des critères “objectifs”, et ne doivent obtenir de soutien politique qu’après examen par tous les gens concernés : c’est le consensus des destinataires et non mon raisonnement qui, finalement, emporte la décision.
Feyerabend (1989 : 18) critique violemment cette finalité du projet scientifique insistant sur la croyance en l’ordre des choses. Il écrit ceci dans l’introduction d’Adieu la Raison : « L’hypothèse qu’il existe des règles de connaissance et d’action universellement valides et contraignantes est un cas particulier d’une croyance dont l’influence s’étend ». Il met en perspective d’autres finalités qui se valent en ceci qu’elles manifestent des choix de société. C’est ce qui l’amène à dire que « l’idée d’une science qui fonctionne sur la base d’une argumentation logique rigoureuse n’est rien d’autre qu’un fantasme » (ibid. : 17). Il en tire un enseignement : « J’affirme qu’il n’existe aucune raison “objective” pour préférer la science et le rationalisme occidental à d’autres traditions » (ibid. : 338). Il en conclut à une sorte de prudence, d’ignorance même, liée aux limites de chacun et à la modestie de ne pas instruire autrui en ignorant qu’il sait quelque chose : « Il est temps de devenir modeste et d’approcher en ignorant désireux de s’instruire ceux qui sont censés bénéficier de nos idées » (ibid. : 25).
Les buts ou les finalités ont leur dignité propre et leur efficacité relative. Voici un dernier exemple pour conclure cette partie. Un pragmatique vise une utilité immédiate au risque de négliger les effets collatéraux ou les externalités négatives, comme disent les économistes. Le gain immédiat prouvé par l’obtention du résultat à court terme est en fait désiré et peut suffire à convaincre. Mais en appréciant des pertes ultérieures plus grandes, le choix initial s’en trouve contestable. C’est toute la thèse du principe de responsabilité intergénérationnel de Hans Jonas. C’est donc un choix stratégique ou tactique. Voilà bien pourquoi la compréhension des pratiques devient essentielle.
L’impossible neutralité et la pluralité praxéologique
Nous commencerons par reprendre quelques enseignements majeurs du père de la praxéologie, l’économiste Mises (2011) (A). Nous reviendrons sur l’une des conceptions de la pratique efficace grâce au logicien et praxéologue Kotarbinski (B). Puis nous terminerons cette partie en compagnie du praxéologue contemporain Skirbekk qui suggère de nouvelles manières de travailler ensemble (chercheurs et chercheuses, institutions et politiques) (C) dont il faut tirer quelques enseignements majeurs (D).
A. Lisons avec attention Mises (2011) dont l’œuvre monumentale L’action humaine donne à penser sur ces sujets. Dans son chapitre XXXIV intitulé « L’économie et les problèmes essentiels de l’existence dont la vie, les jugements de valeur et l’agir humain », il met en perspective les lois et les finalités, soulignant qu’elles sont lois pour ceux qui poursuivent les fins pour lesquelles ces lois sont des instruments. Et concernant la question des finalités, il admet qu’elles ne peuvent être jugées en raison. Elles sont, voilà tout. Il constate :
Appliquer aux fins choisies le concept de rationnel et d’irrationnel n’a point de sens. Nous pouvons qualifier d’irrationnel le donné ultime, c’est-à-dire ces choses que notre réflexion ne peut ni analyser ni réduire à d’autres aspects du donné ultime. Dans ce cas, toute fin choisie par n’importe qui est irrationnelle. Il n’est ni plus ni moins rationnel de tendre à être riche comme Crésus, ou de tendre à la pauvreté comme un moine bouddhiste. (Mises, 2011 : 1026)
Mais il demeure un homme épris de rationalité. Il en conclut que l’étude de l’action ne peut inclure les finalités, ce qui revient à adopter la position instrumentale de la seule étude des faits :
C’est vrai, la praxéologie et l’économie ne disent pas à un homme s’il doit conserver ou abandonner la vie. La vie elle-même et toutes les forces inconnues qui l’engendrent et l’alimentent comme une flamme, sont du donné ultime et, à ce titre, terre étrangère pour la science humaine. La matière que doit étudier seulement la praxéologie, c’est la manifestation essentielle de la vie proprement humaine, c’est-à-dire l’action. (ibid. : 1025)
B. Kotarbinski (2007) est l’auteur d’une œuvre majeure dont le titre suffit à comprendre la restriction qu’il s’impose : Traité du travail efficace. Il décrit les objectifs de la praxéologie en ces termes : « Nous aborderons ici la technique du travail efficace, c’est-à-dire les indications et les avertissements nécessaires à l’optimisation de toute action ». Il précise que le but de la praxéologie est « de former un ensemble rationnellement ordonné d’indications générales valables dans tous les domaines et toutes les spécialisations du travail ». Il ajoute qu’« il importe surtout aux praxéologues de définir ce qui concerne nécessairement tout travail bien fait » (ibid. : 27). En accord avec Ludwig von Mises sur le fait qu’il ne peut juger de l’ultime, la praxéologie de Kotarbinski (2007) se limite donc à l’étude de l’efficacité des actions en perdant de vue leurs autres buts. Seule l’efficacité persiste. En cela, il réduit l’action humaine à une science du travail efficace, alors que tant d’actions visent autre chose qu’une efficacité au sens d’un travail produisant un effet attendu. Voilà de nouveau une manifestation de cette amputation qu’opère la démarche scientifique, comme je le présentais au début de mon exposé. Mais la différence est notable : Kotarbinski assume le choix.
C. Reprenons les travaux de Skirbekk. Il élargit le champ de l’examen praxéologique avec la modestie de se savoir partie prenante dans l’attitude même qui est la sienne :
La praxéologie est une analyse conceptuelle et une discussion réflexive de la façon dont les activités humaines sont inextricablement mêlées avec leurs agent-e-s et avec les choses qui en sont l’objet dans notre monde quotidien. (Skirbekk, 1999 : 203)
Nous sommes toujours présents dans notre action. Skirbekk délimite ainsi la prétention à la démonstration en évoquant le champ de l’argumentation qui caractérise le discours praxéologique. L’étude des pratiques est elle-même une construction permanente. S’y jouent des accords, et le fait de cette recherche des accords atteste de la finitude de chacun des points de vue, la connaissance résultant alors d’une œuvre commune par une succession de reconnaissances :
En argumentant, nous nous reconnaissons les uns les autres non seulement comme rationnels, mais aussi comme finis; c’est la raison pour laquelle nous pouvons tous apprendre de tous les autres, et par un effort commun améliorer mutuellement notre compréhension. (Skirbekk, 1999 : 136)
Enfin, il fait jouer au temps un rôle. En reprenant la sémantique d’Habermas, il la met en perspective d’une histoire de la validité, d’une mutation des vérités et des buts poursuivis dans les sociétés humaines :
Il n’y a pas de moment précis où nous puissions vraiment savoir que dorénavant rien qui puisse modifier notre consensus ne pourra jamais arriver. Même si la situation idéale de parole était réalisée, et que nous le sachions, nous ne pourrions encore jamais savoir que nous avons atteint le consensus rationnel précis qui implique logiquement la validité. » (ibid. : 132)
D. Retenons là trois enseignements sur la pluralité des pratiques, notamment celle de l’activité de penser dont la connaissance est le produit :
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La connaissance s’élabore par ceux et celles qui la bâtissent, l’une affectant l’autre et réciproquement, sans que la connaissance soit étrangère à ceux et celles qui ont accepté ensemble les lieux communs qui servent d’arrière-plan à une civilisation et ses façons de connaître.
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La connaissance relève d’un processus qui compose les théories de la démonstration, de l’argumentation et de la réfutation dans les limites de chacune de ces démarches.
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Ce processus révèle une édification commune où les vérités sont liées à des lieux communs qui les engendrent et les fondent.
Ces évidences commodes des conventions (selon Poincaré), cet arrière-plan (selon Searle) ou cet implicite des lieux communs (pour Goyet) sont indispensables à la pensée collective dans ces automatismes. Searle (1998 : 170) décrit l’arrière-plan en ces termes : « l’ensemble des capacités nonintentionnelles ou préintentionnelles qui permettent aux états intentionnels de fonctionner ». Tout à la fois structure causale, fond et prédisposition, l’arrière-plan conditionne le comportement social et induit des répétitions qui confinent à des automatismes cognitifs collectifs. Dans sa thèse consacrée au lieu commun, Goyet (1997 : 60) rappelle le double sens du lieu commun : « Le premier désigne un développement oratoire, le second les rubriques d’un fichier ». Il précise ensuite les trois acceptions du lieu commun comme développement oratoire : « La première est le fait de brasser des idées reçues, de la doxa. La deuxième est de parler en général. Enfin, cette généralisation se déploie longuement » .
Grize (1998 : 119) introduit quant à lui la notion de « préconstruits culturels » dans sa logique naturelle qui précède toute expression particulière :
Je partirai donc d’un constat simple : chaque fois que quelqu’un prend la parole, il sait un certain nombre de choses. Les unes lui sont personnelles, elles sont liées à son vécu singulier. D’autres en revanche sont largement partagées, ce sont des connaissances communes à tout un groupe et chacun sait que les autres les possèdent (Dupuy : 1992). Dewey les caractérisait comme les conceptions et les croyances acceptées couramment sans discussion par un groupe donné ou par l’humanité en général (Dewey, 1993 : 123). Tout ceci conduit immanquablement à parler de représentations sociales, c’est-à-dire de « réalités mentales dont l’évidence nous est sensible quotidiennement » (Jodelet, 1989 : 31) et qui sont donc « partagées par tous les membres d’un groupe, de même qu’ils partagent une langue » (Moscovici, 1989 : 64).
Conclusion
L’enjeu décrit dans mon texte n’est rien d’autre que la sortie du régime de la seule théorie de la démonstration dont certains pensent encore qu’elle peut faire totalité et rendre raison du tout et de tout. Or, nous ne sommes plus dans l’ère du règne de l’univoque. Les intentions et les buts que nous pouvons poursuivre sont en débat avec des arguments, des réfutations et des choix. Tout cela témoigne d’une variété des modes de vie. La méthode scientifique est une de ces pratiques, mais son extension serait immanquablement totalitaire, comme l’explique Arendt (1972 : 219) : « La prétention de tout expliquer promet d’expliquer tous les événements historiques, promet l’explication totale du passé, la connaissance totale du présent et la prévision certaine de l’avenir ». Et elle poursuit en ciblant l’idéologisation de la science dans certains courants de pensée, dont le néo-positivisme ou le marxisme :
La pensée idéologique ordonne les faits en une procédure absolument logique qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste; autrement dit, elle procède avec une cohérence qui n’existe nulle part ailleurs dans le domaine de la réalité. (ibid. : 220)
En effet, toute pratique monopolistique a pour conséquence la monotonie, l’alignement et l’imitation où tous les membres entrent en concurrence du fait de leur semblable aspiration. La pluralité des finalités invite à méditer la variété des manières de connaître et d’agir, elle invite à les respecter et à les encourager dans les choix des personnes ou dans les destinées collectives. Toute convention qui viendrait s’imposer à tous est contraire aux respects des intentions. C’est là toute l’annonce de Feyerabend vers les chemins de la liberté.
L’expérience montre un champ des possibles dont chacune des voies a son économie propre et aucune ne peut se prévaloir d’une absolue supériorité. La raison pratique arbitre sans cesse entre des buts dont, par exemple, les biens communs, l’intérêt particulier, les croyances, la performance immédiate, etc. Et la recherche scientifique elle-même a fait le choix de la répétition et de la cohérence pour construire l’ordre, décidant de l’efficacité d’une règle dans un champ expérimental toujours délimité. L’impossible neutralité révèle la pluralité, soit le respect de poursuivre ses buts.
Références
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Pour citer :
Pontoizeau, Pierre-Antoine. 2019. « De l’impossible neutralité axiologique à la pluralité des pratiques ». In Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Sous la direction de Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron, chapitre 3, pp. 39-54. Québec : Éditions science et bien commun.