Perspectives réflexives
20 Perspectives critiques et études sur le numérique
À la recherche de la pertinence sociale
Lena A. Hübner
Ce chapitre issu de ma communication lors du colloque Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? s’intéresse aux liens entre recherche et changement social. Il s’inscrit dans le cadre de ma thèse de doctorat sur l’expérience politique en ligne de citoyennes et citoyens éloignés de la participation politique et issus des milieux populaires au Québec. Plus précisément, le présent texte a pour objectif de discuter de la pertinence sociale de cette recherche doctorale et des difficultés qu’engendre une posture critique dans ce contexte.
Communication politique et critique sociale
Un grand nombre d’études empiriques sur la communication politique en ligne adopte une perspective positiviste (par exemple Marland, Giasson et Small, 2014 : 229). En mettant l’accent sur « ce qui est » et non sur « ce qui pourrait ou devrait être », de telles études ne saisissent pas si les changements observés en matière de communication politique au Canada et au Québec sont positifs ou négatifs pour le fonctionnement démocratique (Marland, Giasson et Small, 2014 : 230). Bien que l’on puisse vouloir montrer « ce qui est » afin de proposer des pistes de transformation par la suite, ces recherches se déclarent ouvertement comme ayant pour seule finalité la description des phénomènes. De ce fait, ils écartent ce que Lemieux (2014 : 289) appelle la « tâche techniquement secondaire » de la recherche en sciences humaines et sociales : l’explication, la prévision et la critique. Il est ici important de rappeler que la réalisation de cette tâche secondaire peut prendre des formes diverses. Elle n’est surtout pas à restreindre au conflit entre empirie et normativité qui avait opposé Adorno et Popper. Sans doute devrait-on parler de « perspectives critiques » au pluriel, dans la mesure où il existe une multiplicité d’approches qui vont au-delà de celle proposée par la première génération de l’École de Francfort. Il suffit de penser aux cultural studies, aux études féministes, postcoloniales, poststructuralistes ou postmodernes (Aubin et Rueff, 2016 : 4-5).
Pour revenir aux nombreuses recherches descriptives en communication politique se détachant de toute forme de critique, il est intéressant de remarquer que ce genre d’analyses n’est apparu qu’après une première phase d’études normatives relevant « souvent plus de la projection que du constat » (Blondiaux et Fourniau, 2011 : 15). Errant entre idéalisation et stigmatisation d’une démocratie plus participative à l’aide de technologies numériques, l’objet même de ces études « reste […] le plus souvent méconnu » (Blondiaux et Fourniau, 2011 : 15). Dans cet ordre d’idées, la recherche est aujourd’hui arrivée au moment où « le retour à la théorie s’impose […], où un travail de conceptualisation de moyenne portée devient plus que jamais nécessaire sans revenir aux errements des généralisations initiales » (Blondiaux et Fourniau, 2011 : 15).
Malgré plusieurs appels à un tel dépassement des recherches descriptives (Blondiaux et Fourniau, 2011; Granjon, 2014; Voirol, 2014), les études sur la communication politique en ligne qui replacent leurs résultats empiriques dans le contexte social plus large restent marginales. Au Canada, seul le livre Publicity and the Canadian State : Critical Communication Perspectives (2014) édité par Kirsten Kozolanka se démarque, sans pour autant mettre l’accent sur les pratiques en ligne. En dehors du champ de la communication politique, l’on pourrait mentionner le courant de la sociologie critique des usages des dispositifs de l’information et de la communication (Granjon, 2014). Toutefois, celui-ci se concentre surtout sur les mouvements sociaux et les initiatives citoyennes. Ce courant est rarement mobilisé pour étudier les usages citoyens de dispositifs numériques offerts par les instances politiques alors qu’usages citoyens et usages étatiques ont tendance à s’entremêler dans ce contexte. Ensuite, on retrouve un petit nombre de recherches en économie politique de la communication qui s’intéresse à la communication politique sur les réseaux socionumériques propriétaires (Fuchs, 2013). Ces dernières prolongent les études sur les médias et la culture et pointent vers les aspects marchands d’une stratégie communicationnelle qui passe par un outil numérique appartenant à une corporation privée. Enfin, il existe des études critiques qui s’intéressent de plus près à l’agir de l’État. D’une part, il existe quelques analyses critiques des « discours sur le numérique » de plusieurs gouvernements (Alexis, Chevret et Labelle, 2017). De l’autre, on constate une croissance rapide du nombre de travaux sur la surveillance étatique à partir de méthodes de récolte de données massives (big data) depuis les révélations de Snowden (Ouellet, Ménard, Bonenfant et Mondoux, 2015).
Pour comprendre pourquoi les perspectives critiques se font rares lorsqu’on s’intéresse aux interactions numériques entre l’État et la société civile, je procèderai en trois temps : il sera, dans un premier temps, question de la pertinence sociale de telles études à l’aide de l’exemple de ma thèse de doctorat. Cette réflexion conduira, dans un deuxième temps, à élucider un dilemme que peuvent rencontrer les universitaires critiques qui visent à outiller la société civile en matière de communication politique en ligne. Dans un troisième temps, deux pistes de solution seront abordées.
Perspectives critiques et pertinence sociale
Selon Chevrier (2003 : 54), « la pertinence sociale [est] établie en montrant comment la recherche peut répondre aux préoccupations des praticiens [et praticiennes] ou des décideurs [et décideuses] concernés par le sujet de recherche ». Pour le présent cas, on pourrait donc d’abord distinguer les recherches qui ont pour but d’aider les communicateurs et communicatrices professionnelles du domaine politique de celles qui visent à créer une conscience chez les citoyens et citoyennes. Ce chapitre se concentre sur la deuxième catégorie.
Force est de constater que la pertinence sociale ne figure guère dans les écrits scientifiques sur la communication politique en ligne. D’un côté, cela peut être lié aux objectifs des études menées. Comme mentionné précédemment, une grande partie des travaux ne dépasse pas l’étape de la description des phénomènes, évitant ainsi tout positionnement en faveur de l’une ou l’autre des parties impliquées (p. ex. Marland, Giasson, Small, 2014). D’autres travaux sont d’ordre épistémologique et n’ont pas d’application immédiate dans la vie de tous les jours (p. ex. Granjon, 2014; Hübner, 2016). De l’autre, il importe de souligner que l’objectif même de créer une conscience chez les citoyens et citoyennes n’est pas évident. Les liens avec les milieux sociaux dépendent de l’orientation (fonctionnaliste, pragmatique, critique, etc.) et de la nature de la recherche (recherche traditionnelle, recherche-création, recherche-intervention). De plus, il est souvent difficile de connaître les conséquences de l’application des résultats de ce type de recherche, tant en ce qui concerne les résultats bénéfiques que les effets pervers.
Plus concrètement, pour répondre à la question de la pertinence sociale d’études qui s’intéressent à la communication politique par les réseaux socionumériques, il est indispensable de clarifier ce que l’on entend par l’éveil d’une conscience chez les citoyens et citoyennes, voire d’« une conscience d’en bas » (Fairclough, 1992 : 239). Comme le dit aussi Normand Fairclough (1992 : 239), « technologies […] open up possibilities in various directions, some more beneficial for the majority of people than others » (traduction libre : les technologies […] ouvrent diverses possibilités, certaines plus bénéfiques que d’autres pour la majorité des gens). Il s’agit donc de sensibiliser les citoyens et citoyennes au sujet de ces possibilités, et ce, en indiquant clairement pour qui et dans quels contextes ces possibilités s’avèrent bénéfiques ou, au contraire, hostiles. Cette sensibilisation est moins évidente à réaliser qu’elle puisse paraître.
J’illustre cette difficulté d’abord à partir d’un exemple tiré de ma thèse de doctorat qui porte sur l’expérience politique en ligne de personnes non impliquées, voire éloignées de la participation politique dans la vie de tous les jours et issues des milieux populaires. L’élite politique a largement investi dans les stratégies numériques qui, selon le discours des responsables en marketing, réussissent à rejoindre ce public cible (Theviot, 2016). Cependant, « on sait peu de choses sur la spécificité du rapport à internet dans les milieux populaires » (Pasquier, 2018 : 11) auxquels l’on associe cette dépolitisation (absence aux urnes, manque de littératie, etc.) (Eliasoph, 1998). La grande majorité des recherches s’intéresse effectivement aux usages innovants de jeunes adultes hautement diplômés (Pasquier, 2018 : 11). Or, l’appropriation culturelle et politique du numérique ne peut pas être dissociée des conditions sociales des personnes usagères (Pasquier, 2018 : 12). Pour saisir la nature de cette expérience, il s’agit d’identifier quels contenus politiques atteignent ces personnes, par quel moyen ces derniers les rejoignent et quels rôles ils jouent dans leur rapport à la politique, tout en précisant les contextes sociopolitiques, sociotechniques et socioéconomiques dans lesquels ces expériences ont lieu. À l’aide d’une stratégie méthodologique qualitative et réflexive basée sur des récits de vie, cette recherche doctorale étudie la nature de cette expérience en explorant les tensions entre l’activité des citoyens et citoyennes et celle des acteurs et actrices dominantes. Toutefois, c’est l’approche épistémologique critique qui m’intéresse ici, car celle-ci est intrinsèquement liée à la pertinence sociale de cette recherche.
Alors qu’il est tout à fait possible de réaliser cette thèse en communication politique en écartant la question de la pertinence sociale, il me semble qu’il y a plutôt urgence de s’y attarder pour dépasser la discussion simpliste entre techno-optimistes et techno-pessimistes tout en évitant de revenir aux généralisations des premières études sur la communication politique en ligne. Trois exemples m’aideront à expliquer ce choix.
Comme indiqué ci-dessus, une des dimensions contextuelles que j’explore dans ma thèse est de nature sociotechnique. En effet, la circulation des messages diffusés en ligne, notamment ceux relayés à l’aide de réseaux socionumériques comme Facebook, dépend d’algorithmes. Cependant, l’architecture et le fonctionnement par algorithmes de tels réseaux socionumériques restent opaques (Van Dijck, 2013 : 53). Cette opacité se reflète, entre autres, dans les usages — souvent peu critiques — que font les citoyens et citoyennes (mais aussi certains scientifiques) de ces réseaux.
Les individus qui interagissent publiquement sur ces plateformes ne se soucient pas tous des mécanismes de récolte de données personnelles qui accompagnent chaque contribution en ligne. Pourtant, toute activité sur les réseaux socionumériques produit de la valeur économique pour la plateforme, dont le modèle d’affaires se base sur la vente d’attention (Van Dijck, 2013 : 51). Or, ce ne sont pas seulement les géants de l’Internet qui profitent des contributions : les partis politiques, eux aussi, utilisent ces données. Nous pourrions ici penser au microciblage de l’électorat. Les données de géolocalisation, par exemple, s’avèrent intéressantes en campagne électorale. Des corrélations entre les informations personnelles indiquées sur les comptes de citoyens et citoyennes, le lieu de la publication, leur intérêt pour la thématique spécifique abordée dans une publication donnée et les informations issues des listes électorales, facilitent des campagnes téléphoniques par circonscription. Ainsi, on peut appeler les personnes qui ont réagi à une publication sur l’éducation à la petite enfance tout en sachant déjà que ces dernières sont intéressées par ce sujet. Ces personnes sont donc ciblées en fonction d’un profil qui a été établi pour elles, profil dont elles sont souvent ignorantes (Rouvroy, cité dans Data Gueule, 2017 : s.p.). Bien que nos partis politiques au Québec affirment ne pas récolter de données sur les réseaux socionumériques, une panoplie d’autres données récoltées (de la liste électorale, de sondages internes, de bénévoles sur le terrain, etc.) leur permet de créer de tels profils (Croteau, 2018). Selon Rouvroy (cité dans Data Gueule, 2017), ces processus posent problème dans le sens où « ce qui disparaît ici c’est la capacité de rendre compte par soi-même, de ses propres motivations, de ses propres convictions politiques ». En revanche, pour les partis, le microciblage est une façon de s’adapter à la décroissance du taux d’affiliation (Giasson cité dans Bélair-Cirino, 2017 : s.p.). Il est plus simple de mobiliser autour d’un enjeu que de fédérer autour d’un programme électoral au complet (Giasson, cité dans Bélair-Cirino, 2017 : s.p.). Même cinq ans après les révélations de Snowden et plusieurs scandales de profilage commercial et politique aux Etats-Unis et ailleurs, les citoyens et citoyennes sont rarement au courant de ces pratiques de microciblage. Une meilleure compréhension de ces processus peut alimenter des campagnes de sensibilisation à ce sujet et s’avère donc socialement pertinente.
Cependant, il ne faut pas s’arrêter à ce stade. Sinon, on risque d’invisibiliser la question des possibles, soit les situations où les activités citoyennes en ligne contrent les stratégies web des partis politiques ou, au moins, s’avèrent bénéfiques pour un groupe d’individus donné. Kreiss et Welch (2015 : 26) montrent que parfois « hashtags [and other social media features] become vehicles for supporters, and opponents, to creatively repurpose campaign content » (traduction libre : « les mots clics [et d’autres fonctionnalités des médias sociaux] deviennent des manières de redéfinir le contenu des campagnes pour les personnes qui les soutiennent comme pour celles qui s’y opposent ». Puisque le terrain de ma thèse n’a pas encore été entamé au moment d’écrire ce texte, je me tourne ici vers deux exemples issus de l’actualité politique américaine et québécoise.
Premièrement, l’utilisation de mèmes, comme les Trump–hair–memes, peut décrédibiliser un candidat. Il s’agit là de photos qui montrent Donald Trump aux cheveux ébouriffés. Ces photos sont accompagnées de petits segments de textes qui remettent en question sa légitimité en tant que président des États-Unis (p. ex. « We shall overcomb Trump, 2016 », « Wants to control the country – can’t even control his hair »). D’autres sont composés de deux photos combinant une photo de Trump aux cheveux ébouriffés et une photo d’un objet ou d’un animal ayant une coiffure similaire (p. ex. maïs, chats, chevaux, etc.). Ces combinaisons sont aussi accompagnées par des phrases clés comme « Who wore it better? ». Certes, il n’y a pas de consensus par rapport au caractère à proprement parler politique de ces mèmes (Heiskanen, 2017 : 3). Les universitaires ne s’accordent pas non plus sur la question de savoir si la création et la diffusion massive de ces mèmes contribuent à un changement social durable (Heiskanen, 2017 : 3). Cependant, on ne peut pas négliger que ces derniers constituent des artefacts de la culture populaire, remixés, réappropriés et rediffusés par de nombreuses personnes qui expriment une opinion politique (Heiskanen, 2017 : 3). Pour revenir plus directement sur ma thèse de doctorat, il est tout à fait possible que mes participants et participantes diffusent ce type de contenus politiques réappropriés et transformés en mèmes. Les responsables en communication politique éprouvent d’ailleurs « une peur paralysante » que de tels détournements se répercutent à travers les réseaux socionumériques et les médias traditionnels (Marland, 2016 : 355). Prise isolément, une telle situation peut donc constituer ce que Guéguen (2014 : 265) désigne comme un « possible », comme ayant un certain caractère émancipateur. Cependant, cette autrice (ibid. : 265) affirme avec raison que cette idée des possibles « demeure, à de rares exceptions près […], à l’état d’une présupposition rarement thématisée et analysée pour elle-même » dans les études critiques. Pourtant, le fait de montrer que « les choses pourraient être autrement » est, selon elle, « la principale condition pour que la technique puisse “devenir une question politique” » (Guéguen, 2014 : 265). Cela étant dit, il est ici primordial de replacer ces possibles dans leur contexte social plus large ainsi que dans une temporalité plus longue. Ce n’est qu’en l’inscrivant dans les rapports de pouvoir sociopolitiques que l’on peut interpréter le potentiel de changement social. La plupart du temps, cet exercice révèle que de telles situations prises isolément ont peu de potentiel pour un changement sociopolitique durable (Masselot et Rasse, 2015 : 23).
Ce constat vient nuancer le pouvoir émancipateur de l’agir politique en ligne. Toutefois, il ne l’exclut pas comme le montre le deuxième exemple : l’affaire Sam Hamad. C’est un membre de la société civile qui a publié une photo sur les réseaux socionumériques, à la fin du mois de mars 2016, montrant ce politicien en avion vers la Floride alors qu’il faisait face à une enquête au Québec. Ce geste a déclenché une série de critiques médiatiques. Le débat qui en a résulté a même conduit au retrait de ses fonctions comme ministre au début du mois d’avril, « le temps que le commissaire à l’éthique de l’Assemblée nationale mène l’enquête à son sujet » (Biron, 2016 : s.p.). Dans ce cas, l’activité citoyenne a en effet contribué à un changement politique immédiat qui outrepasse les risques pris par la personne ayant mis l’information sur un réseau socionumérique propriétaire.
À l’aune de ces deux exemples, il s’avère donc important d’outiller les citoyens et citoyennes afin qu’ils puissent mieux saisir de telles possibilités tout en étant conscients du fait qu’il s’agit là d’actions prises isolément qui ont, pour la plupart du temps, peu de potentiel pour un changement sociopolitique durable et qui s’inscrivent dans des rapports de pouvoir plus larges qui doivent être pris en considération.
Bien avant de réfléchir à des possibilités d’éducation à la citoyenneté et aux réseaux socionumériques tel que présentées dans les travaux de Landry et Letellier (2016), une réflexion rigoureuse sur la pertinence sociale de la recherche sur la communication politique permet de considérer à la fois « ce qui est possible et ce qui empêche les citoyens [et citoyennes] d’agir politiquement en ligne et hors ligne » (Hübner, 2017 : 43). Ceci constitue, selon moi, un point de départ pour adopter une perspective critique sur les phénomènes que j’observe.
De la neutralité axiologique à la critique immanente
Toutefois, cette démarche n’est pas aussi simple qu’elle puisse paraître. Comme le montrent nos deux derniers exemples, la résistance des citoyens et citoyennes n’est pas impossible, mais « loin d’être évidente » (George, 2011 : 77). Il s’agit notamment d’éviter que de nouveaux modes de production ou de participation politique révélés par les scientifiques soient récupérés par le système politico-capitaliste (Dean, 2002). Comme le dit également Fairclough (1992 : 240), « analysts will be hard-pressed to prevent their well-intentioned interventions being appropriated by those with power, resources, and the money » (trad. libre : « les analystes auront du mal à empêcher que leurs bonnes intentions ne soient mises à profit par ceux et celles détenant pouvoir, ressources et moyens financiers »).
Par exemple, mes résultats de recherches sur les mécanismes d’appropriation de messages politiques véhiculés par Facebook pourraient intéresser les partis politiques qui souhaitent améliorer leurs communications web. Les stratégies d’usage qui sortent du lot seront ainsi mises en péril, car elles deviennent prévisibles et ainsi intégrables aux techniques de marketing politique. Autrement dit, les universitaires se trouvent face à un dilemme : tandis que les résultats de recherches visent à éveiller « une conscience d’en bas » (Fairclough, 1992), à « donner des armes » (Bourdieu, 1977), les mécanismes mêmes de cette éducation, si elle passe par le numérique, risquent d’être réappropriés par les institutions politico-économiques.
Ce dernier constat est particulièrement problématique, car il comporte certains risques pour les universitaires qui souhaitent aller au-delà de la description des phénomènes observés. Ceci m’amène à la question suivante : si l’on souhaite réaliser la « tâche secondaire » (Lemieux, 2014) de la recherche en adoptant une perspective critique, en quoi consiste une telle posture épistémologique?
À cet égard, il semble indispensable de se référer à Max Weber qui est « traditionnellement associé » à la discussion du « rapport entre le registre des sciences sociales et le registre de la participation aux affaires de la cité » (Corcuff, 2011 : 2). C’est autour de la notion de la Wertfreiheit que Weber discute de rapports entre science, profession et vocation dans un ouvrage du même nom publié en 1917. Dans l’espace francophone, cette notion a d’abord été traduite par « neutralité axiologique » décrivant le positionnement du scientifique qui n’apporte pas de jugements de valeur aux résultats de sa recherche. Toutefois, la traduction et la définition ont été remises en question. Selon la traductrice Isabelle Kalinowski (2005 : 4), Weber ne condamne pas tout jugement de valeur. Il inciterait plutôt à bien les identifier pour le lectorat afin que ce dernier puisse différencier les étalons de valeurs qui servent à mesurer la réalité (Masstäbe), de ceux qui proviennent d’un jugement de valeur (Werturteil) (Weber, 2005).
Dans cet ordre d’idées, Isabelle Kalinowski préfère le terme de « non-imposition des valeurs » pour traduire Wertfreiheit en français (Weber, 2005). Pour Weber, comme pour Bourdieu, la science est donc avant tout un instrument afin de comprendre le monde et pour développer un esprit critique chez les personnes apprenantes (Weber, 2005). Par conséquent, il ne s’agit pas de leur imposer un point de vue. À ce sujet, Bourdieu (1977) parle plus explicitement du rôle du sociologue qui est de « donner des armes » et non pas des « leçons ». En ce sens, il importe d’éviter à tout prix la confusion entre les faits rapportés et les raisonnements qui se basent sur un jugement de valeur (Weber, 1999[1904] : 157). Pour Weber, cette confusion est non seulement la faute la plus répandue dans les sciences humaines, mais avant tout la plus nuisible (« die schädlichste Eigenart […] von Arbeiten unseres Faches ») (Weber, 1999[1904] : 157).
À l’aune de cette réflexion, une perspective critique n’est pas incompatible avec une posture engagée des universitaires. En respectant le retour critique sur son propre contexte afin de différencier les Masstäbe (étalons de valeurs) des Werturteile (jugements de valeur), un ou une scientifique engagée peut « utiliser la raison en prenant du recul par rapport à ses propres idéaux dans le but de décrire un phénomène dans sa complexité et de renoncer à la simplification » (Hübner, 2015 : 39-40). L’engagement ne s’oppose pas à la rigueur scientifique, si les universitaires « [s’interrogent] en permanence sur la nature de la production de connaissances et sur [leur] rôle à ce sujet » (George, 2014 : 99).
Alors, que faire ? Pistes de solution
Même si grand nombre d’intellectuels et d’intellectuelles universitaires comme Fairclough (1992 : 240) pensent qu’il serait trompeur d’être trop optimiste quant à la « bonne utilisation des résultats » de recherches critiques, il existe des pistes de solution.
Une première piste consiste, selon Fairclough lui-même (1992 : 240), en la transformation des résultats analytiques en des interventions pratiques. En collaboration avec des organismes ou mouvements sociaux, les résultats de telles recherches pourraient, par exemple, alimenter des projets d’éducation à la citoyenneté, aux réseaux socionumériques, à la sécurité numérique, etc. Je suis d’accord avec Fairclough (1992) lorsqu’il conclut que le développement d’une « conscience d’en bas » et l’application pratique sur le terrain se renforcent mutuellement.
La deuxième piste proposée concerne plus directement la recherche traditionnelle dans le contexte d’une thèse de doctorat en communication. Afin de mieux comprendre cette tentative, il faut revenir sur l’objet de ma thèse. J’étudie l’expérience politique de personnes éloignées de la participation politique et issues des milieux populaires. Leurs opinions politiques sont souvent jugées comme simplistes et irréfléchies. Les messages entourant de tels discours sont par conséquent susceptibles de provoquer des commentaires haineux et des réactions racistes, surtout en ligne. Ceci soulève des enjeux méthodologiques dans le sens où les universitaires qui analysent les expériences vécues entourant de tels discours se heurtent à des manières de penser, à des idéologies qui s’opposent fondamentalement aux leurs.
Comment peut-on donc analyser de façon rigoureuse ces expériences sans tomber dans le piège de confondre étalons de valeurs avec jugement de valeur? Pour répondre à cette question, je me réfère à Žižek (2015 : 81) qui appelle à se départir d’un tabou sociétal, celui du « rejet des inquiétudes et craintes des prétendues “gens ordinaires” qui [par exemple] subissent la présence des réfugiés, en les traitant comme l’expression de préjugés racistes, voire comme du néofascisme pur et simple ». Selon ce philosophe, l’on ne peut pas laisser les partis d’extrême droite être la seule solution pour ces gens.
Qu’est-ce que cela veut dire pour la recherche? Il est d’autant plus important de comprendre comment ces personnes s’approprient les messages de partis politiques. Et ceci, sans écarter les commentaires ironiques, violents et émotifs en les qualifiant d’indignes pour une discussion politique dans la lignée de certains travaux sur le concept d’espace public d’Habermas. Au contraire, il importe de s’intéresser à ces opinions, car elles informent sur une crise de légitimation politique qui pourrait s’avérer néfaste pour nos sociétés (Short, 2016 : s.p.). Pour ce faire, je propose de suivre les propos de Schmidt-Salomon (2016 : 94-95) qui souligne une distinction importante entre critiques dirigées envers les personnes qui s’expriment et critiques dirigées envers l’idéologie que ces personnes incarnent. Selon ce chercheur, lorsqu’on s’intéresse à ces personnes et aux contextes sociaux dans lesquels elles vivent, on comprend mieux pourquoi ces dernières pensent comme elles le font (Schmidt-Salomon, 2016 : 95). Par conséquent, il ne s’agit pas de juger les personnes, mais de critiquer l’idéologie qui s’exprime à travers leurs paroles.
Dans ce sens, le travail avec ces personnes pourrait déjà être un premier pas vers une application pratique sur le terrain dans le cadre restreint d’une thèse de doctorat. Celle-ci pourrait consister en la proposition suivante amenée par Fairclough (1992 : 240) :
Analysts may wish to continue their relationship with those they have been researching after the research as such is complete. This may involve at least writing up results in a form that is accessible to and usable by them, and perhaps entering into dialogue with them about the results and their implications. (trad. libre : les analystes pourraient souhaiter poursuivre leurs interactions avec les personnes étudiées lorsque la recherche est terminée. Cela peut signifier au minimum d’écrire les résultats sous un format accessible et utile pour elles, et peut-être d’entrer en dialogue avec ces gens à propos des résultats et de leurs significations.)
Si la mise en place d’un programme à la citoyenneté dépasse largement le cadre d’une thèse de doctorat, cette approche présupposant un travail avec les participants et participantes plutôt que sur ces derniers, constitue un point de départ pour réintroduire une réflexion sur la pertinence sociale de recherches critiques sur la communication politique en ligne.
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