Perspectives réflexives
19 Des relations complexes entre critique et engagement
Quelques enseignements issus de recherches critiques en communication
Éric George
Qu’est-ce que donc que se revendiquer de la « critique »? À première vue, la question peut apparaître quelque peu vertigineuse et d’ailleurs, il apparaît bien difficile de répondre à cette interrogation tellement les façons d’aborder la critique apparaissent variées (Kane et George, 2013). Néanmoins, serait-il possible de mettre l’accent sur un élément qui serait commun à l’ensemble des travaux à orientation critique? À bien y réfléchir et à la suite d’auteurs et d’autrices comme Max Horkheimer, l’un des philosophes de l’Institut de recherche sociale de Francfort, il nous apparaît pertinent de mettre l’accent sur le fait que toute pensée critique a — ou devrait avoir — pour point commun, de reposer sur l’idée essentielle que le monde pourrait être autrement que ce qu’il est. Ainsi que l’a écrit Horkheimer, alors que la théorie traditionnelle repose fondamentalement sur la nécessité d’une adaptation permanente au monde tel qu’il existe, au contraire, la théorie critique vise à contester le système en prenant la société comme objet d’étude et non comme donnée (Horkheimer, 1974[1970] : 38). Par conséquent, il importe de s’intéresser à d’éventuelles possibilités favorisant les transformations du monde, et justement cet advenir possible est déjà « vivant dans le présent » (1974[1970] : 51). Horkheimer (1974[1970] : 53) considérait d’ailleurs aussi que ce qui distinguait « l’idée d’une telle association d’une utopie purement abstraite [c’était qu’on pouvait] démontrer qu’elle [était] réalisable dans l’état actuel des forces productives développées par l’homme ». Comme l’ont ensuite bien synthétisé Emmanuel Renault et Yves Sintomer (2003 : 12), les activités sociales s’inscrivent dans un « combat pour l’avenir » en partant du principe que nous pouvons envisager en quoi va consister cet avenir à partir de la prise en compte du présent.
Du point de vue de la critique, il apparaît donc indispensable de penser le possible, « en vertu et à partir duquel il soit permis de contester ou au moins de questionner « ce qui est » (une certaine organisation du travail, un modèle de la socialité, un dispositif technique, etc.) selon la perspective de sa transformation », ainsi que l’écrit Haud Guéguen (2014 : 265), qui ajoute justement que le « possible constitue en ce sens une catégorie fondamentale de la critique » (ibid. : 265). Or, justement, où trouver ces « possibles »? Il apparaît dès lors nécessaire de porter notre attention sur l’observation des pratiques sociales.
On retrouve ici la perspective d’Horkheimer, mais aussi précédemment de Karl Marx et de György Lukács et telle qu’elle est synthétisée par Olivier Voirol (2014 : 144) :
Une théorie critique doit être conçue dans son lien indissoluble avec la pratique et la critique ne peut être effective que si elle rend possible ce passage à la pratique. Or, ce passage à la pratique n’est possible que si la théorie est en phase avec son époque et donc si elle entretient un rapport dialectique avec la pratique historique. L’idée de diagnostic implique donc un examen de l’état de la théorie dans son apport à la pratique, mais aussi celui du caractère émancipateur de cette pratique; enfin, elle suppose un examen méthodique des obstacles au déploiement de cette pratique émancipatoire.
Mais comment penser les relations entre des activités qui se revendiquent de la production d’un savoir critique et des activités qui sont ancrées dans l’engagement social? Dans ce chapitre, je vais tenter d’apporter quelques éléments de réponse à partir de la prise en compte de trois ensembles de travaux qui ont marqué les études critiques en communication et qui m’intéressent tout particulièrement. J’aborderai tour à tour l’École de Francfort, l’économie politique de la communication et les cultural studies.
À propos de l’École (dite) de Francfort (ou « La Théorie critique »)
Revenons tout d’abord sur ladite première génération de l’Institutefür Sozialforschung à l’Université de Francfort. Plusieurs de ses penseurs, à commencer par Theodor Adorno, Walter Benjamin et Max Horkheimer, ont été les premiers à consacrer une partie notable de leur réflexion à la culture et à la communication en adoptant un point de vue critique et en contextualisant leurs analyses en la matière dans une compréhension plus vaste du monde. Ils sont ainsi devenus les auteurs de ce qui a souvent été présenté comme la « Théorie critique », laquelle repose selon Emmanuel Renault et Yves Sintomer (2003 : 12) sur les deux piliers suivants : premièrement, l’activité théorique présuppose la critique de l’ordre établi et la lutte contre celui-ci. Deuxièmement, les défauts de la vie sociale ne doivent pas être appréhendés comme des problèmes isolés, mais en tant qu’effets de la structure sociale globale. Dans un ouvrage de synthèse fort intéressant sur cette École dite de Francfort, Jean-Marc Durand-Gasselin (2012 : 86) a mis en évidence ce qui, pour lui, correspond aux différentes caractéristiques de la « Théorie critique ». Celle-ci s’avère, nous dit-il :
- postmétaphysique (ses catégories sont historiques et non éternelles),
- matérialiste (la théorie est le produit de la société et non de l’esprit ou de l’homme isolé),
- interdisciplinaire (et non spécialisée),
- totalisante (et non parcellisante),
- critique (et non simplement descriptive),
- réflexive (elle pense généalogiquement et socialement sa propre production),
- relationnelle (elle incorpore les résultats des théories qu’elle critique),
- intéressée (elle est motivée par l’émancipation).
Avant d’ajouter que cette théorie évolue forcément selon les « grandes phases des conjonctures historiques » et de préciser que, de ce fait, les catégories conceptuelles centrales comme l’« émancipation » prennent évidemment différentes formes :
Les perspectives peuvent difficilement apparaître sous un même angle en 1940, en 1960 ou en 2000. Au désert des vies dominées et écrasées, et à la perspective de la rédemption, succédera l’esprit du dialogue démocratique, puis celui, plus identitaire, des mouvements sociaux, et enfin la question de la résistance démocratique aux nouvelles forces de domination. (Durand-Gasselin, 2012 : 88)
Max Horkheimer (1974[1970] : 79) voyait ainsi l’objectif de l’élaboration de la Théorie critique en ces termes. On voit bien ici en quoi le projet de l’élaboration théorique rejoint la critique sociale :
Tendre vers un état social sans exploitation ni oppression, dans lequel existe un sujet plus vaste que l’individu, c’est-à-dire l’humanité consciente d’elle-même, et où l’on puisse parler d’une pensée qui dépasse l’échelle individuelle, ce n’est pas encore le réaliser. Assurément, la transmission aussi rigoureuse de la théorie critique est une condition de son succès dans l’histoire, mais elle ne se fait pas sur la base solide d’une praxis bien rodée et de comportements bien définis; elle est seulement assurée par l’intérêt qu’ont les hommes à transformer la société, intérêt qui est certes entretenu par le règne de l’injustice, mais doit être façonné et dirigé par la théorie elle-même et réagit en même temps sur elle, en retour.
Ainsi que nous l’avons déjà mentionné dans notre introduction et dans la logique de ce qui est présenté ci-dessus, réflexion et action apparaissent comme deux pratiques sociales à la fois créatives et indissociables l’une de l’autre afin d’envisager de nouveaux « possibles » émancipateurs. La science et l’engagement social iraient-ils ici de pair?
Tel n’est pas si sûr, car, de façon générale, les prises de position effectuées au sein de l’Institut de recherches sociales de Francfort ont souvent été considérées comme peu porteuses de changements sociaux. Adorno lui-même ne croyait plus à la fin de sa vie à la capacité des mouvements sociaux de mener au renversement du capitalisme, ce qui expliqua d’ailleurs la brouille qu’il entretînt avec le mouvement étudiant issu de la nouvelle gauche allemande et les critiques d’Herbert Marcuse. En fait, il redoutait même la transformation de la dynamique étudiante en mouvement fasciste. C’est seulement la veille de sa mort, le 6 août 1969, qu’il répondit à Marcuse qu’il reconnaissait les « mérites du mouvement étudiant relatifs à l’interruption de la transition vers la société totalement administrée » (Löwy, 2010). Du côté des mouvements sociaux, au contraire, il semblerait que la critique francfortiste aurait été considérée comme largement stérile.
Encore aujourd’hui, les travaux issus de l’École de Francfort sont souvent appréhendés comme relevant d’une spéculation issue d’une position analytique que l’on pourrait qualifier de surplombante, car elle rendrait compte d’une éventuelle supériorité du savoir issu de la philosophie et des sciences sociales et humaines sur d’autres modes d’élaboration des connaissances. À quoi des auteurs comme Olivier Voirol (2010), celui-ci ayant travaillé pendant de nombreuses années avec Axel Honneth, considéré comme le chef de file de la troisième génération de penseurs francfortistes, répondent en réfutant toute accusation de position de « surplomb » à propos des travaux d’Adorno et consorts. Et, par exemple, la lecture de toute une série d’ouvrages passionnants parus en français aux éditions du Bord de l’eau — nous pensons ici à deux numéros de la revue Illusio intitulés Théorie critique de la crise et Théorie critique de la crise. Du crépuscule de la pensée à la catastrophe — montrent bien que les analyses effectuées par des autrices et auteurs plus ou moins affiliés/proches de l’École dite de Francfort s’avèrent toujours pertinentes de nos jours. Je pense par exemple à un article de Robert Kurz sur l’industrie culturelle à l’ère d’Internet au début du tome 2 (Kurz, 2017). Néanmoins, il n’en reste pas moins que les penseurs de l’Institut de recherche sociale restent marqués par une connaissance souvent considérée, vue de l’extérieur, comme tendancieuse par les chercheurs et chercheuses positivistes et comme socialement inutile par les activistes.
À propos de l’économie politique de la communication
Pour leur part, les chercheuses et chercheurs en économie politique de la culture et de la communication, et j’en fais partie, se sont situés dans une certaine continuité par rapport à l’École de Francfort à partir des années 1970 par le maintien de la volonté de porter un regard critique global sur l’état, l’évolution de nos sociétés en mettant l’accent sur le rôle central du conflit et des « phénomènes de domination » (Mosco, 1996). Toutefois, on a aussi constaté, notamment dans le cadre des travaux qui ont été menés pendant plusieurs décennies en France et également au Québec une nette prise de distance. Gaëtan Tremblay (1997 : 12) résume bien ce qu’il en est. Les analystes se sont fixés pour objectif de « décortiquer les particularités de l’expansion de l’économie capitaliste » dans ce nouveau champ de mise en valeur [ndr : l’information, la culture, la communication]. Si la perspective critique n’a pas pour autant disparu, elle a changé de cadre problématique : « de philosophico-éthique elle est devenue socioéconomique ». Dans les faits, d’une part, un certain nombre de chercheurs et de chercheuses, notamment francophones, qui ont travaillé sur les « industries culturelles » ont produit un savoir qui se contente de reposer sur une théorisation de moyenne portée et, d’autre part, ils et elles ont eu tendance à favoriser les études à forte dimension empirique. En témoignent par exemple les travaux consacrés aux mutations des industries de la culture, de l’information et de la communication (Bouquillion et Combès, 2007) puis aux industries créatives (Bouquillion et al., 2012). L’importance accordée au terrain a souvent conduit à adopter des positions extrêmement mesurées, voire à refuser de généraliser un tant soit peu les conclusions des recherches.
Prenons l’une des problématiques centrales dans le cadre des recherches en économie politique de la communication, à savoir les liens éventuels entre les stratégies économiques et financières qui mènent à la concentration du capital des entreprises et l’évolution de la production de contenus, notamment quant aux thèmes du pluralisme et de la diversité de l’information et de la culture. À ce sujet, Bernard Miège (2007 : 229) nous a mis en garde contre toute approche simpliste, la situation étant des plus complexes : « de la prise de contrôle financier à la production de la culture et à celle de l’information interviennent toute une série de médiations qu’on ne saurait a priori passer sous silence ». La lecture d’un numéro de la revue Réseaux consacré en 2005 à la concentration dans les industries du contenu conduit également à adopter une certaine prudence, voire une prudence certaine. Il est particulièrement révélateur que Philippe Bouquillion (2005), que l’on peut présenter comme l’un des principaux représentants de la deuxième génération de chercheurs et chercheuses en économie politique de la communication en France, ait mis l’accent à plusieurs reprises sur l’importance de faire plus d’études de terrain dans son article paru dans ce numéro. La tendance est la même au Québec où, après plus d’une dizaine d’années de recherche, nous avons nous-mêmes conclu (George, 2015) à l’impossibilité d’aboutir à des conclusions sans tenir compte du fait que celles-ci devaient être fortement contextualisées dans leur époque.
Si je résume mon propos, cela revient à dire que les travaux effectués dans le cadre de l’économie politique de la communication ont plutôt abouti à considérer la nécessité d’adopter un point de vue prudent avant de prendre trop vite position contre une trop grande concentration de la propriété des médias. Or, le thème de la menace éventuelle d’une trop forte concentration de la propriété des entreprises médiatiques et culturelles est largement antérieur aux travaux auxquels j’ai fait allusion ci-dessus. On se souvient par exemple de ceux effectués au sein de la Commission internationale d’étude sur la situation et les perspectives d’évolution de la communication dans le monde mise en place sous l’égide de l’UNESCO en 1977. Cette commission avait alors été réunie à la suite de plusieurs années de mobilisation de pays non-alignés sur les blocs capitaliste et communiste et qui revendiquaient un partage plus équitable à une échelle mondiale des moyens de communication à la suite de la décolonisation de la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Trois ans plus tard, cette commission, présidée par Sean McBride, fondateur d’Amnesty International, par ailleurs ancien prix Nobel et ancien prix Lénine, mettra l’accent sur la nécessité de lutter sur un nouveau terrain, celui du « droit à la communication » (George, 2001). Les citoyens et citoyennes seront alors invités à devenir des partenaires actifs afin de contribuer à favoriser une plus grande variété des messages échangés, ainsi qu’à augmenter le degré et la qualité de la représentation sociale dans la communication, peut-on lire dans le rapport (UNESCO, 1980 : 207). Il est alors apparu clairement que le principe dominant devrait être celui de la réciprocité et de la symétrie entre les personnes participant au processus démocratique (George, 2001). Par la suite, si les conclusions de la Commission ont été officiellement enterrées, avec notamment le retrait de l’organisation internationale des États-Unis et de la Grande-Bretagne à la moitié des années 1980, elles ont tout de même été utiles en ce sens qu’elles ont permis de légitimer un ensemble de mouvements sociaux de la part de composantes de la société civile qui cherchaient à œuvrer en faveur d’une remise en cause des structures dominantes des médias à des échelles plus ou moins locales (Ambrosi, 1999).
Les enseignements issus du rapport dit MacBride ont aussi contribué à la création d’organisations internationales — telles que l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (AMARC) et la World Association for Christian Communication (WACC) — qui se sont données pour objectif de fédérer les luttes sur le terrain de la communication. Deux décennies plus tard, ces organismes en ont rejoint d’autres dans le cadre de la formation du mouvement altermondialiste, les rencontres ayant notamment eu lieu dans le cadre des forums sociaux mondiaux et continentaux tenus à Porto Alegre dans les années 2000. Justement, ce qui m’intéresse plus particulièrement ici, c’est de constater qu’après avoir été sur le devant de la scène internationale autour des travaux de la commission MacBride, ces enjeux sur la concentration de la propriété des médias sont redevenus un enjeu de débat parmi les groupes militants pendant ces forums sociaux mondiaux (Tremblay et Mattelart, 2003). En fait, c’est dans le cadre de la tenue du forum de 2003 à Porto Alegre que la formation d’un observatoire international et de plusieurs observatoires nationaux a été annoncée. Or, peu d’entre eux ont été finalement créés. J’ai ainsi été à l’origine d’un projet au Québec, mais celui-ci n’a jamais pris forme. En revanche, un tel organisme est né en France sous le nom d’Observatoire français pour les médias (OFM). Celui-ci a justifié son existence en annonçant que la puissance des médias était dorénavant sans contrepoids et qu’elle tendait à devenir :
franchement alarmante pour la démocratie quand elle s’accompagne, comme c’est actuellement le cas, d’une concentration sans précédent. […] D’où l’homogénéisation croissante du mode de traitement de l’information et de son contenu : les médias deviennent de plus en plus interchangeables. Le pluralisme intellectuel et culturel, pourtant indispensable au débat citoyen, est confiné aux marges que le système veut bien lui concéder. La société tout entière passe ainsi sous la coupe d’un pouvoir à la fois médiatique, économique et politique, qui ne tolère de critiques que de lui-même. (OFM, 2005)
À la lecture de ces propos, n’a-t-on pas retrouvé dans une certaine mesure le discours des penseurs de l’École de Francfort qui estimaient que la culture de masse n’était qu’un élément parmi d’autres du vaste ensemble capitaliste? Cette question m’apparaît d’autant plus intéressante à poser que parmi les fondateurs de l’Observatoire se sont trouvés à la fois des représentants — personnes physiques et personnes morales — des milieux professionnels, notamment des journalistes comme Serge Halimi et Ignacio Ramonet du Monde diplomatique, des collectifs représentant des usagers et usagères de l’information comme l’association ACRIMED (Action-Critique-Médias) et des chercheurs et chercheuses, dont la majorité travaillait — justement — dans la perspective de l’économie politique de la communication. Il n’est dès lors pas étonnant que cette initiative ait échoué quand on voit combien les points de vue pouvaient diverger avec, notamment, des positions de la part d’une majorité de collègues beaucoup plus en retrait que celles de l’OFM. On pourrait d’ailleurs se demander s’il n’y aurait pas un parallèle à établir entre d’une part cette position marquée par une prudence que l’on pourrait qualifier d’épistémologique tellement elle a innervé les recherches et d’autre part une certaine dépolitisation du monde de la recherche. Les auteurs souvent cités par les activistes les plus mobilisés — on pense notamment à Noam Chomsky, à Normand Baillargeon ou bien encore à Serge Halimi — ne sont justement pas forcément considérés « positivement » de la part des chercheurs et de chercheuses qui travaillent en économie politique des médias. On retrouve bien ici la complexité des relations entre recherche, y compris critique, et militantisme; deux façons de concevoir la critique qui reposent sur deux logiques, deux habitus pourrait-on dire également qui peuvent s’avérer contradictoires à certains moments : de la pratique du doute et de la prudence d’un côté (celui des chercheurs et des chercheuses) et de la nécessité de l’engagement et de l’action de l’autre (celui des activistes).
Finalement, il ressort de certains travaux effectués dans le cadre de l’économie politique de la culture et de la communication, notamment en France, une volonté de se distancier d’un savoir militant et au contraire de pratiquer en permanence une nécessaire opération d’objectivation, de prise de distance permanente d’inspiration bourdieusienne.
À propos des cultural studies
Enfin, je vais revenir brièvement sur un autre ensemble de travaux, les cultural studies, qui s’est développé également à la suite des perspectives privilégiées au sein de l’Institut de recherches sociales de Francfort. Et il permet encore une fois de s’interroger sur les rapports difficiles entre critique et engagement. Une fois de plus, les orientations prises l’ont été à la fois en continuité et en opposition au regard des prises de position effectuées au sein de l’Institut de recherches sociales de Francfort. Rappelons-nous par exemple l’ouvrage souvent considéré comme fondateur de Richard Hoggart, The Uses of Literacy : Aspects of Working-Class Life (Hoggart, 1957) dans lequel l’accent a été mis sur une ethnographie de la vie quotidienne des ouvriers avec le constat selon lequel il ne fallait pas surestimer l’influence des publications dans les attitudes du lectorat. Là où Adorno et consorts estimaient que les membres des classes populaires se voyaient dominés par l’industrie culturelle, les fondateurs des cultural studies envisageaient au contraire une certaine activité des publics.
D’ailleurs, s’il y a un courant de pensée qui a contribué à remettre en cause la neutralité de la science, c’est bien celui-là, notamment en visant à articuler travail en milieu de recherche et travail sur le terrain du politique. Je renverrai ici par exemple aux réflexions d’Armand Mattelart et d’Érik Neveu sur l’École de Birmingham (2003), née avec les Richard Hoggart, Raymond Williams et Edgar Thompson et fondatrice des cultural studies. Certes, il apparaît impossible de dresser un portrait d’ensemble de ces cultural studies, étant donné la très vaste pluralité des travaux qui ont été menés sous ce vocable depuis plusieurs décennies. Néanmoins, François Yelle estime qu’au-delà des différences :
les cultural studies sont […] un projet intellectuel et politique qui a été — et est encore — porté par des individus et des communautés qui participent à sa réalisation, partagent un esprit politique de communauté (utilisation fréquente du « nous »), des convictions épistémologiques (matérialisme, anti-essentialisme, anti-réductionnisme) et des intérêts socioéconomiques et culturels progressistes. (Yelle, 2009 : 75)
Néanmoins, ajoute-t-il immédiatement, « cette communauté n’est pas homogène et son projet est constamment débattu, reformulé, contextualisé, adapté, transnationalisé » (Yelle, 2009 : 75).
Or, il est possible de se demander si, au fil des décennies, les cultural studies n’ont pas été en partie débordées sur leur « gauche » par des collectifs qui, par exemple, dans le cadre du mouvement altermondialiste, ont revendiqué haut et fort depuis le début des années 2000 que la culture n’était pas « une marchandise comme une autre »? Par comparaison, la lecture d’auteurs et d’autrices qui se situent dans la même perspective que John Fiske (1987), penseur de renom des cultural studies australiennes, conduirait plutôt, au contraire, à conclure que marché et démocratie vont dorénavant main dans la main. On apparaît ici bien loin de la mise en garde de Raymond Williams (1980 : 211-212) lorsqu’il écrivait que les technologies médiatiques — il n’était évidemment pas encore question des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC) — ne pourraient renforcer la participation citoyenne à nos systèmes politiques tant que nous serions toujours au sein du même système économique, de la même société. Sans cette transformation nécessaire, les technologies mobilisées continueront avant tout « de générer des profits pour une minorité » écrivait-il en 1980.
Or, on peut se demander si le point de vue de Williams, qui tentait de penser parallèlement économie et culture, n’est pas devenu nettement minoritaire. L’un des principaux mérites de bon nombre de chercheurs et chercheuses culturalistes consistait justement à développer leurs activités universitaires en complémentarité avec des actions militantes et, au-delà, à repenser les frontières entre recherche et militantisme. Toutefois, développant ses recherches dans le cadre de ces cultural studies, Ien Ang (1990 : 247) a reconnu que la tendance existait à se comporter parfois « comme compagnon de route » des changements sociaux, y compris en oubliant à l’occasion toute dimension critique. Dans un tel cas, le chercheur ou la chercheuse culturaliste se transformerait en un « chantre éloquent, l’avocat d’une démocratie culturelle centrée sur le consommateur ». Or, ajoute-t-elle, certes, il est possible de prouver que le public est en effet actif, contrairement à ce que pensaient les Adorno et Horkheimer (1974[1944]), mais il ne faudrait pas pour autant « confondre activité et pouvoir ». Dès lors, les cultural studies n’auraient-elles pas perdu une partie de leur potentiel critique? Tania Modleski (1986 : xi) écrit d’ailleurs :
Si plusieurs travaux de l’École de Francfort étaient marqués par le fait que ses membres adoptaient une position trop éloignée de la critique qu’ils étudiaient, les critiques contemporains semblent être confrontés au problème opposé : immergés dans la culture qu’ils étudient, à moitié tombés amoureux de leur sujet, ils sont parfois incapables de maintenir une distance critique.
Conclusion
Il s’avère donc intéressant de constater que même en adoptant des positionnements un tant soit peu différents les uns des autres, trois des principaux courants à partir desquels les travaux critiques ont été développés dans le cadre des études en communication ont chacun des difficultés à envisager leurs rapports avec les pratiques militantes. Les registres ne s’avèrent pas si facilement compatibles. Certes, il est possible à l’instar de Philippe Corcuff (2011) d’appeler à une « dialectique de l’engagement et de la distanciation, de la compréhension et de l’objectivation, alimentant une logique de distanciation compréhensive ou compréhension distanciée » et je suis bien d’accord avec cette position. Pratiques de recherche et pratiques militantes sont certes distinctes, mais peuvent aussi être considérées comme complémentaires et se renforcer les unes et les autres. Impossible de penser le monde social sans analyser les pratiques qui y prennent place et qui façonnent celui-ci et impossible de développer des pratiques sans tenir compte des enseignements des recherches. Je reviens ici à ce que disait Horkheimer. Toutefois, cette dynamique que j’appelle de mes vœux peut être appréhendée comme étant quelque peu… théorique, car si adopter une démarche de chercheur ou de chercheuse implique de prendre du recul, de tenir compte de la complexité des enjeux, s’engager consiste avant tout à s’impliquer et à effectuer des choix, ainsi que nous l’avons vu.
Par ailleurs, et pour conclure tout à fait, il serait pertinent de poursuivre cette réflexion sur les relations entre recherche et engagement en se demandant si la distance entre ces deux dimensions de l’activité humaine dont j’ai fait état dans ce texte n’est pas largement liée au recul de la critique parmi les chercheurs et chercheuses qui, lui, renverrait à des dimensions telles que les critères d’évaluation de la profession même de professeur et professeure, l’intégration des uns et des autres dans des universités plus ou moins prestigieuses, ou bien aussi notre insertion dans la petite bourgeoisie, ce qui ferait qu’en dernier ressort, la grande majorité d’entre nous s’accommoderait finalement très bien de… l’idéologie dominante néolibérale. J’avoue moi-même participer à ce processus. Après tout, en tant que professeur titulaire, membre du collège des jeunes chercheurs et créateurs de la Société royale du Canada et directeur d’un centre de recherche, je fais plutôt partie de celles et de ceux qui ont « réussi ». Je reconnais d’ailleurs bien volontiers avoir participé depuis une dizaine d’années aux luttes sur le terrain des demandes de subvention et avoir obtenu quelque satisfaction à cet égard, tant et si bien que je me suis déjà interrogé sur le fait que j’étais moi-même devenu en quelque sorte un dirigeant de petite et moyenne entreprise dans le secteur de la recherche (George, 2009). Certes, j’ai toujours estimé avoir ainsi favorisé le développement de recherches à orientation critique, mais mettre l’accent sur ce type d’activité m’a notablement éloigné de certains mouvements militants, alors que ma thèse de doctorat achevée en 2001 était fortement ancrée au sein du mouvement altermondialiste.
Enfin, je dois aussi mentionner le fait qu’à la suite des commentaires des personnes qui ont évalué ce texte et que je remercie vivement, j’ai modifié de façon notable plusieurs parties de celui-ci et que ces changements ont renforcé sa cohérence et je l’espère, son intérêt. Néanmoins, il demeure une partie sur laquelle je suis resté un peu sur ma faim, à savoir la présence, il est vrai faible, de femmes parmi les auteurs et autrices mentionnés dans ce texte. C’est d’ailleurs un thème qui me préoccupe depuis longtemps. J’avoue que, de ce point de vue, je reste marqué par leur place relativement faible dans ce qui est mon champ de recherche principal, à savoir l’économie politique critique francophone de la communication. Cela fait des années que je déplore cette tendance, mais je ne peux contribuer à l’inversion de cette tendance, tout comme sur d’autres sujets, que bien modestement. Toutefois, pour finir sur une autre note plus positive, je reviendrai à Philippe Corcuff (2011) :
La connexion du travail sociologique avec une relance de l’imagination — dont, mais de manière non exclusive, un horizon utopique, non pas compris comme un projet alternatif de société bouclé, mais comme le sens d’une pluralité d’ailleurs — apparaît comme une des ressources possibles pour élargir les questionnements critiques et, plus globalement, l’espace mental de l’enquête sociologique, comme l’a esquissé le sociologue américain Charles Wright Mills (2006). Ainsi imaginer l’impossible — ce qui apparaît socialement impossible à un moment donné — constituerait une des voies pour ouvrir ici et maintenant le champ du pensable et l’univers des possibles, tant du côté des cadres cognitifs du sociologue que de son engagement dans les affaires de la cité. Il y aurait une fonction heuristique (non exclusive) de l’utopique dans la recherche comme dans l’action.
Plus que jamais, dans le contexte qui est le nôtre, nous avons l’urgence à la fois de penser autrement le monde et d’agir sur celui-ci. Et cela passe à mon humble avis par le fait de penser que la démarche scientifique est spécifique tout en étant complémentaire de la démarche militante. Ainsi, en tant que chercheurs et chercheuses, nous pratiquons la raison, la distance critique, le doute systématique. Nous accordons tour à tour une place centrale à la détermination des corpus, aux grilles d’analyse, ainsi qu’au rôle joué par l’évaluation par les pairs, qui garantit soi-disant une certaine objectivité dans l’analyse. Le contenu scientifique produit dans le cadre de notre institution, le plus souvent l’université, apparaît ici opposé à l’ensemble des connaissances qui ne proviennent pas des milieux de recherche, des échanges que nous pouvons avoir toutes et tous dans notre quotidien. C’est d’ailleurs pour cette raison que Gaston Bachelard nous a proposé de parler de « rupture épistémologique ».
Toutefois, nous sommes plongés en permanence dans une société bien spécifique et nous avons toujours un parcours singulier qui, nous n’en doutons pas, tient un rôle dans cette absence de neutralité scientifique. C’est ce que nous dit Maurice Merleau-Ponty dans son ouvrage Phénoménologie de la perception (1992[1945]). L’auteur nous rappelle que nous sommes déjà dans le monde et engagés par le monde avant de nous engager dans le monde. Cela ne veut pas dire pour autant que nous ne devons pas prendre nos distances, mais il n’y a certainement pas de mur étanche entre le savoir issu des sciences et celui qui provient d’autres lieux. C’est d’ailleurs pourquoi j’aurais tendance à prendre position en faveur d’une « rupture épistémologique molle ».
Comme l’a proposé Alvaro Pires qui s’est ici inspiré de la pensée de Boaventura de Sousa Santos (1989), on peut garder l’idée d’une première rupture épistémologique qui permet de constituer la science ainsi qu’en parle Gaston Bachelard (1967), ce qui la distingue de la doxa. Mais il importe tout autant de prendre position en faveur d’une deuxième rupture épistémologique qui nous incite à « construire un sens commun plus éclairé et une science plus modeste » (Pires, 1997 : 42). Ceci constitue assurément une condition nécessaire au rapprochement entre recherche critique et engagement social.
Références
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Pour citer :
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