L’insoutenable neutralité scientifique

11 La neutralité en sciences de l’environnement 

Réflexions autour de la Marche internationale pour la science

Laurence Brière

La question de la neutralité en sciences de l’environnement revêt un intérêt particulier; sciences biophysiques et sciences humaines s’y côtoient et s’y croisent, révélant des divergences épistémologiques marquées. En ce champ de recherches, les trois grands paradigmes occidentaux que sont le positivisme, le relativisme et le réalisme critique se rencontrent et se confrontent, donnant lieu à d’exigeants arrimages interdisciplinaires. Une quatrième voie, celle des épistémologies décoloniales, rayonne de plus en plus dans le domaine, portant les voix critiques des pays des 3 A : Afrique, Asie et Amérique latino-afro-autochtone.

La question épistémologique en sciences de l’environnement m’apparait cruciale pour un ensemble de raisons d’ordre ontologique, axiologique et éthique, qui seront traitées au fil de ce chapitre. Le thème apparait toutefois très peu exploré dans les publications scientifiques associées au champ des sciences de l’environnement[1]. Aussi, la récente Marche internationale pour la science, organisée dans le cadre du Jour de la Terre (22 avril 2017), a selon moi montré la nécessité d’ouvrir un espace de discussion épistémologique entre acteurs et actrices du champ des sciences de l’environnement. Ce texte se veut donc une invitation en ce sens.

La réflexion théorique ici proposée s’appuie sur un corpus de textes choisis, explorés à la lumière d’un parcours d’étudiante, d’enseignante et de chercheuse en sciences de l’environnement, spécialisée dans les domaines de la santé communautaire et de l’éducation relative à l’environnement. Une immersion prolongée au sein d’un projet de recherche-formation-intervention en contexte de coopération internationale[2], un engagement actif à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM, des activités d’enseignement au Certificat en coopération internationale de l’Université de Montréal tout comme la participation à la féconde dynamique d’échanges créée autour du colloque « Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre ? », ont beaucoup contribué à nourrir les perspectives qui seront partagées dans ce texte. J’y proposerai avant tout une déconstruction discursive des axiomes et des choix sémantiques vertébrant les sciences de l’environnement. Cette analyse vise à alimenter la vaste « enquête réflexive » (au sens de John Dewey) m’apparaissant essentielle à mener au sein de ce champ de recherches. Il y a effectivement lieu de nous questionner sur les fondements implicites et explicites de nos projets scientifiques et sur les conséquences de telles prémisses axiologiques. L’ampleur des crises socio-écologiques actuelles — dont le dérèglement climatique et l’extinction massive des espèces — est effectivement de nature à nous interpeler, dans tout notre être, vers cette importante réflexion.

Les représentations de l’environnement aux sources de la construction de savoirs

Faire de la recherche requiert de travailler avec un ensemble de théories et de concepts inhérents à un champ de savoirs. Cela implique également de mobiliser un lot de représentations sociales plus ou moins conscientes, concernant autant son sujet de recherche que notre rôle en tant que chercheur ou chercheuse. M’en tenant, pour illustration, qu’à l’objet global du champ des sciences de l’environnement; quelles représentations de l’environnement s’en dégagent principalement? L’expression même de « sciences de l’environnement » renvoie à des enjeux qui nous seraient extérieurs. L’article Wikipédia intitulé « Environmental science»[3] a d’ailleurs comme images d’accueil trois photos de la Terre vue de l’espace. Dans cette représentation de l’environnement comme globe, devenue très prégnante depuis les années 80 (Feltz, 2014 : 31) on est observateur plutôt qu’intégré à la dynamique (Ingold, 2000 : chap. 12). On étudie ainsi l’environnement en tant que « biosphère à préserver », « problème à résoudre », « ressource à gérer », ou encore « système à comprendre » (Sauvé et Garnier, 1999 : 71). On traite le plus souvent de « questions environnementales », ce qui n’a pas la même signification que de traiter de « questions socio-écologiques ». La seconde expression souligne effectivement le rapport étroit liant société et environnement; elle sous-entend les questions culturelles, économiques, politiques et autres au cœur, sinon à la racine des enjeux à l’étude.

Appliquée au champ des sciences de l’environnement, l’idée de neutralité sous-tend la possibilité d’une déconnexion d’avec l’environnement, devenu objet de recherche. Cette idée apparait non seulement problématique d’un point de vue écologique – nous sommes bien intrinsèquement liés à cette matrice de vie –, elle l’est aussi d’un point de vue ontologique, car c’est seulement dans le contexte socioculturel occidental, à partir de la Modernité, que ce détachement a pu faire sens. Pourtant, dans une stricte logique positiviste, on se retrouverait de facto impliqué – et donc non-neutre – puisqu’il n’y a pas possibilité de se soustraire à sa relation vitale à l’environnement. Or une certaine contorsion conceptuelle historique s’est opérée, bien avant la constitution du champ des sciences de l’environnement, permettant de légitimer aux yeux de plusieurs ce raisonnement : l’invention du concept de nature. Ce concept, développé dans la période des Lumières et se trouvant à la base du cartésianisme, sépare l’humain du reste du vivant et de l’inorganique.

D’un côté les êtres humains, de l’autre la nature, l’environnement. Nous serions les seuls êtres vivants dotés d’une intentionnalité, d’une conscience, d’une réflexivité. À partir de cette cosmovision s’est instaurée une légitimation de l’instrumentalisation de ce qui nous entoure, mais aussi un devoir de veille sur cette nature (particulièrement orienté vers le bien des générations humaines futures). Cette perspective dualiste sert bien le critère de neutralité à la base du positivisme. Or, l’idée de nature ne trouve d’équivalent dans aucune culture non-occidentale; il n’a de sens que dans l’ontologie naturaliste (Descola, 2005 : chap. 8), c’est-à-dire dans la cosmovision occidentale. Il s’agit donc d’une lecture à relativiser, d’autant plus en cette ère de globalisation.

Le grand projet scientifique moderne, fondé notamment sur les principes de l’observation neutre des phénomènes et de l’universalité des connaissances, a sans aucun doute permis le développement de connaissances essentielles en biologie, en géologie, en psychologie sociale et dans plusieurs autres sciences de l’environnement. Or, ce développement de savoirs s’est surtout déployé dans une perspective de contrôle, de maîtrise de la nature (Descola, 1999; Ingold, 2000 : chap. 12; Feltz, 2014 : chap. 4), dans l’idée d’un environnement voué à la réponse à nos besoins. Le positivisme a nourri l’idée que nous pouvons vivre au-dessus des «lois de la nature » (live beyond nature) et que les conséquences négatives découlant de l’application de cette approche – sols stériles, acidification des océans, changements climatiques, etc. – peuvent être corrigées en poussant plus loin cette même approche de la connaissance (Bryant, 2011 : 22-23; Turpin, 2012 : 170). Ainsi, les sciences de l’environnement ont paradoxalement soutenu l’exploitation de l’environnement, en contribuant à en cerner les limites plus ou moins raisonnables selon les points de vue, puis en soutenant pouvoir repousser ces mêmes limites par le biais d’innovations technologiques.

L’approche des biens et services écosystémiques, mondialisée avec l’Évaluation des services écosystémiques pour le Millénaire (ONU, 2001-2005, 1 350 scientifiques impliquées) est une récente illustration de cette tendance lourde. L’approche vise à défendre la préservation de la biodiversité en rendant compte, dans une perspective économique, des rapports entre biodiversité et bien-être humain. Cette forme de valorisation, strictement anthropocentrée d’une part, basée sur une inquiétante financiarisation de l’environnement d’autre part, est loin d’être neutre sur les plans ontologique, éthique et politique. En voulant englober dans un « savant » calcul monétaire tous les types de relations entre l’humain et son milieu de vie – incluant jusqu’à la beauté d’un paysage et le rapport spirituel à celui-ci – on soutient des valeurs bien capitalistes, on cautionne les fondements du modèle politico-économique hégémonique. Or pour bon nombre d’analystes, dont je suis, ces fondements sont justement aux origines de la crise socio-écologique actuelle.

Le cas de la Marche pour la science

L’idée d’organiser une Marche pour la science[4] dans le cadre du Jour de la Terre a été lancée sur les médias sociaux la veille de la Marche des femmes. L’évènement féministe a rassemblé des centaines de milliers de personnes à Washington le 20 janvier 2017, jour de l’entrée en fonction du président Donald Trump, critiqué pour ses commentaires et positions sexistes. À l’origine de la March for Science, le fait que le nouveau président refuse de reconnaitre le consensus scientifique sur la question des changements climatiques et menace d’abroger, voire d’abolir, un ensemble de politiques publiques, d’institutions et d’accords internationaux en matière d’environnement. Le décret anti-immigration de la nouvelle administration républicaine a aussi mobilisé des chercheurs et chercheuses désapprouvant cette mesure discriminante et s’inquiétant des conséquences d’un tel décret sur les collaborations internationales en sciences. Enfin, et pour faire bref, plusieurs ont craint la montée de ce qui est maintenant convenu d’appeler la « post-vérité », phénomène sociopolitique auquel l’équipe du Make America Great Again a été particulièrement associée. Ce courant défie certains porteurs de privilèges (liés en particulier aux mondes des médias, du politique et de la science), les accusant de manipuler les faits pour servir leurs intérêts. Au regard de ce contexte, le président de l’American Association for the Advancement of Science – qui publie notamment la revue Science – explique son soutien à la Marche pour la science :

Nous avons compris très vite qu’il s’agissait d’une occasion unique d’expliquer pourquoi nous avons, au sens large, besoin de la science. […] En quelques jours, cette marche est devenue LE sujet de conversation dans les laboratoires, les universités et les centres de recherche, et des groupes du monde entier se sont joints à la conversation. (Rush Holt, cité dans Musacchio, 2017)

La mobilisation a rapidement essaimé dans plusieurs villes américaines et dans plusieurs pays. Selon les responsables de l’organisation[5], un million de personnes ont participé à l’une ou l’autre des 610 marches qui se sont ainsi tenues dans 38 pays le 22 avril 2017. Plusieurs scientifiques ont affirmé « descendre dans la rue » pour une première fois à cette occasion (Lauer, 2017).

Certain-e-s scientifiques se sont sans surprise positionnées contre cette Marche, pour différentes raisons. Parmi eux, le géologue Robert Young, qui publia une lettre ouverte dans le New York Times, dont voici un extrait :

Essayer de recréer la Marche des femmes, un évènement éminemment politique, ne fera que renforcer le discours des conservateurs sceptiques, à savoir que les scientifiques forment un groupe d’intérêt et qu’ils politisent ainsi leurs données, leurs recherches et leurs résultats en fonction de leurs propres visées. […] Plutôt que de marcher à Washington et dans les autres villes du pays, je propose à mes collègues scientifiques d’approcher des groupes citoyens locaux, d’entrer dans les églises et les écoles, de fréquenter les foires populaires et, en privé, de rencontrer des élus. Prenez contact avec cette partie de l’Amérique qui ne connaît aucun scientifique. Mettez un visage sur le débat. Aidez les gens à comprendre ce que nous faisons et comment nous le faisons. Donnez-leur votre courriel ou, encore mieux, votre numéro de téléphone. (Young, 31 janvier 2017, traduction libre)

La critique du chercheur ne concerne donc pas l’engagement politique des scientifiques mobilisés dans la Marche pour la science, comme on pourrait s’y attendre, mais plutôt la forme de cet engagement. Sa crainte de voir l’évènement prendre une teneur corporatiste s’est en partie révélée dans les semaines qui suivirent la parution de la lettre. À mon avis, cela est moins dû à la stratégie politique comme telle — une marche rassemblant des scientifiques — qu’au manque de distance critique noté dans le discours. En effet, les zones d’ombre de la recherche scientifique n’y sont pas évoquées, hormis sur le site de la Marche australienne, où l’on reconnait « le rôle qu’ont eu certains projets scientifiques dans le désengagement (disenfranchise) de groupes minoritaires » (trad. libre), référant aux Premières Nations, à défaut de parler plus clairement des différentes formes d’oppression qu’ont subi ces dernières. Dans l’ensemble, on présente un portrait idéalisé de la recherche, ce qui peut contribuer à nourrir cette méfiance diffuse envers la communauté scientifique qui se serait installée dans une certaine partie de la population américaine et ailleurs dans le monde, comme le laissent entendre les appels à l’action des scientifiques ayant pris part à la Marche au Canada, en Inde et au Brésil, entre autres. Par ailleurs, la demande de fonds publics pour la recherche (maintien ou augmentation) est une constante du discours des différentes marches organisées, et cela peut contribuer à renforcer l’idée d’un évènement défendant les intérêts carriéristes de ses protagonistes.

Le discours de la Marche

Vidéos publiés sur les médias sociaux, lettres ouvertes, communiqués de presse, sites Internet et pages Facebook des différents chapitres nationaux, interviews dans les médias; les efforts de diffusion de l’évènement et de ses messages ont été nombreux. J’ai basé mon analyse exploratoire du discours de la Marche de la science sur le contenu – anglophone, francophone, hispanophone ou lusophone – présenté dans les sites Internet et les groupes Facebook officiels de 9 des 38 chapitres nationaux de la Marche : Australie, Brésil, Canada, Chili, Costa Rica, États-Unis, France, Inde et Ouganda. Ces neuf pôles, situés sur cinq continents, offraient une documentation substantielle (alors que plusieurs autres ne présentaient que peu d’information). J’ai également inclus d’autres contenus web et articles de presse[6], jusqu’à saturation des données. Avec du temps et des moyens plus importants, il serait certes intéressant de colliger toute la documentation disponible sur ces marches pour en faire une analyse statistique des tendances et des occurrences.

Ainsi, j’ai d’abord noté, dans le discours entourant l’évènement, la primauté de la perspective positiviste. Les slogans et idées-clés défendus sont en effet vertébrés par les prémisses de ce courant épistémologique dominant. Il est question d’un universalisme conférant « force » et « grandeur » à la science. On affirme que la science est « basée sur les faits », qu’elle « sert tout le monde », vise le « bien commun » et « profite à toute l’humanité ». On reprend cette maxime de Louis Pasteur : « la science n’a pas de patrie ». On célèbre l’« esprit des Lumières », en l’opposant à un obscurantisme de la post-vérité. On réitère ainsi les valeurs de « progrès », de « neutralité » et d’« émancipation » portées par la science moderne. Dans cette partie du discours, la science est idéologie. Elle est quasi personnifiée, telle quelle serait dotée d’une agentivité protectrice et bienveillante. C’est à tout le moins une conception triomphaliste de la science (Feltz, 2014 : 98) qui ressort de ces affirmations.

Il se dégage donc de ce premier ensemble d’affirmations la vision d’une science sans faille. Pourtant, sous l’égide du progrès scientifique, nombre de chercheurs ont participé (consciemment ou non) à l’entreprise de domination du monde : instauration d’un rapport foncièrement instrumental au non-humain, écrasement des peuples autochtones et, plus récemment, renforcement exacerbé des inégalités sociales mondiales. Les sciences ont bien sûr largement contribué au bien-être humain, tel que nous l’envisageons aujourd’hui et elles sont indispensables à notre connaissance du monde, laquelle informe nos réflexions ontologiques, téléologiques, éthiques et politiques. Dans le même temps, la recherche scientifique a aussi participé à l’instauration de visions et de formes d’exploitation loin d’être étrangères à la crise socio-écologique actuelle. Ces aspects moins glorieux de l’histoire des sciences auraient mérité d’être reconnus. Cela aurait pu insuffler davantage de sincérité et d’humilité à la démarche internationale de légitimation que représente la Marche pour la science. Un portrait plus nuancé aurait aussi pu constituer une base de redéfinition collective — au sein du mouvement et au-delà, soit dans la sphère publique — du rôle social des sciences.

Le discours de la Marche reprend bien les idéaux positivistes, or il est aussi caractérisé par des valeurs qui ne sont pas spécifiques à ce paradigme, voire qui le défient en partie ou du moins, le poussent à se transformer. Cet aspect rafraîchissant d’une mobilisation globalement conformiste me donne l’espoir qu’une transition épistémologique est possible. Ainsi, la page américaine officielle de l’évènement énonce comme premier but l’« humanisation de la science » (humanize science) : « la science est avant tout un processus humain […] la recherche scientifique n’est pas une démarche abstraite advenant indépendamment de la culture et de la communauté » (trad. libre). Dans la même veine, et en phase avec les plaidoyers et initiatives de démocratisation des sciences observés depuis les années 90, la Marche porte une invitation aux démarches de science « participatives », « partenariales », citoyennes. On veut « écouter » et « servir » les communautés, renforcer les liens avec ces dernières, « descendre de la tour d’ivoire ». Les scientifiques mobilisés appellent aussi à une éducation scientifique critique et élargie, de même qu’à une accessibilité accrue aux productions scientifiques (par la vulgarisation, la vaste diffusion, la publication ouverte, etc.).

La Marche est ensuite caractérisée par un appel à célébrer les opinions et perspectives de toutes origines au sein de la communauté scientifique, et ce dans l’optique de diversifier les questions posées et les groupes sociaux bénéficiant de ces projets de recherche. À titre d’exemple, l’Association canadienne des neurosciences (2017) écrit :

Nous sommes de toutes les races [sic], de toutes les religions, de tous les genres, de toutes les orientations sexuelles, de tous les horizons socioéconomiques, de toutes les opinions politiques et de toutes les nationalités. La diversité est notre plus grande force : une diversité d’opinions, de perspectives et d’idées est essentielle à l’entreprise scientifique.

Il y a donc un certain paradoxe dans le discours global; on s’accroche d’une part aux valeurs de neutralité de la science et d’universalité de ses résultats tout en soutenant, d’autre part, que la diversité culturelle, religieuse, de genre et d’orientation sexuelle parmi les chercheuses et chercheurs est un facteur clé d’une production scientifique socialement pertinente. Le plaidoyer a-t-il été le fruit de compromis? Est-il le produit d’une réflexion inachevée entre scientifiques mobilisées? Quoi qu’il en soit, la cohérence de cette posture épistémologique hybride reste à justifier, car en l’état, elle porte à penser qu’il y aurait besoin de diversité pour cerner les objets de recherche et poser les hypothèses, mais que dans le déroulement du processus et dans l’analyse des résultats, on procèderait tous de la même manière, sans égard à nos identités, visions du monde et influences culturelles et sociales. Les valeurs phares de la science moderne sont tenaces chez les scientifiques mobilisés au sein de la Marche, quoique certaines limites de ces valeurs y soient implicitement identifiées. La Marche internationale pour la science donne-t-elle lieu à un premier pas – certes timide, mais néanmoins à grande échelle – vers un tournant épistémologique?

La science et la politique du climat

La Marche pour la science soulève une question de fond divisant autant les chercheuses et chercheurs qui ont marché que la communauté scientifique en général, à savoir celle des liens qu’il conviendrait ou non de tisser entre vie citoyenne et vie académique. À titre d’exemples contrastés, on a comme slogan « ¡La ciencia es política!» sur la page officielle de la Marche du Chili, alors qu’aux États-Unis, un biochimiste actif dans la Marche défend la position inverse : « Je ne suis pas très à l’aise avec le fait de mélanger la science avec la politique, mais la situation a été politisée à notre insu et nous devons absolument faire quelque chose » (Rob Maxson, cité dans Lauer, 2017).

Vu l’ampleur de la mobilisation, la Marche pour la science constitue une brèche importante dans ce que Mark Brown (2015) nomme le « modèle linéaire » entre science et politique. Selon cette convention sociale héritée de la science moderne, les scientifiques seraient responsables d’établir les faits, de fournir des connaissances, que les élu-e-s devraient ensuite prendre en considération au moment d’élaborer les politiques publiques. Daniel Sarewitz (2012) illustre bien comment le « plan d’action » de la communauté internationale sur la question climatique suit la logique de ce modèle linéaire. Ainsi, le premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a entraîné la mise sur pied de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et les deux piliers du « plan » ont dès lors été les suivants : pour le GIEC, il s’agit de suivre et de prévoir l’évolution du climat alors que pour la CCNUCC, il a été question d’identifier des mécanismes globaux d’action justifiés par les connaissances développées au GIEC.

Dans ce modèle linéaire, le scientifique reste à l’écart de l’arène politique ou, s’il y intervient, le fait en tant que vulgarisateur d’un phénomène écologique ou social d’intérêt pour les sujets politiques. Cette conception linéaire sous-entend donc que le fait d’être mieux informé-e des développements de la science suffit à appuyer des politiques publiques qui en tiennent compte. Et dans le cas des changements climatiques, on remarque exactement la prédominance de cette conception. Sur cette question, on a énormément misé sur l’alphabétisation scientifique à l’échelle internationale depuis vingt-cinq ans sans que cela n’apporte les transformations sociales ni les politiques attendues (Meira Cartea et González Gaudiano, 2016). Comme le fait justement remarquer Mark Brown (2015 : 193), les gens opposés aux programmes politiques nationaux et internationaux visant à contrer les changements climatiques reconnaissent donc implicitement la puissance de cette vision linéaire, profondément ancrée dans la société occidentale : « s’ils ne le faisaient pas, ils n’auraient nul besoin de défier les sciences du climat ». En ramenant constamment à l’explication scientifique des phénomènes climatiques pour justifier des changements de politiques, on alimente la ferveur climatosceptique, tout en contribuant à éluder les dimensions normatives et politiques du problème. La Marche pour la science apparait donc comme une conséquence d’un important nœud sociopolitique plutôt que comme une stratégie efficace de sortie de crise. D’ailleurs, elle n’a pas empêché le président américain de retirer les États-Unis de l’Accord de Paris, quelques semaines seulement après la mobilisation.

Sur la question climatique, avons-nous vraiment besoin de plus de résultats scientifiques ou avons-nous plutôt besoin de passer efficacement à l’action? Au lieu de s’en tenir à un plaidoyer pour la science, les scientifiques auraient pu profiter du Jour de la Terre pour souligner les limites de la bourse du carbone et de l’approche des services écosystémiques, éléments-clés de l’agenda international en matière d’environnement, pourtant loin de nous mener vers une réduction significative de la hausse des températures et de la perte de biodiversité tant ces approches confortent le système économique néolibéral en place. Dans la foulée, les scientifiques auraient pu mettre en exergue d’autres formes d’action prometteuses. Ils auraient alors contribué à briser le modèle linéaire science-politique, problématique en contexte de controverses sociales, plutôt qu’à le renforcer.

La question de l’être-au-monde dans les questions « environnementales »

L’affiche de la première édition du Jour de la Terre, en 1970, titrait : « Nous avons rencontré l’ennemi, et c’est nous. » (We have met the enemy and he is us.). On peut se demander si, près de 50 ans plus tard, cette idée est toujours aussi prégnante. Pour Erik Swyngedouw (cité dans Brown, 2015 : 189), et sur la question des changements climatiques du moins, l’adversaire contemporain hantant l’imaginaire collectif serait plutôt le dioxyde de carbone. Cela serait dû, selon l’auteur, à l’intensité de l’effort globalisé d’alphabétisation scientifique en matière de climatologie : comprendre le cycle du carbone, le rôle des courants marins dans la thermorégulation, les notions de base de la physique de l’atmosphère, etc. En outre, je remarque que les solutions préconisées dans le discours dominant donne de la substance à cette idée : bourse du carbone, voiture électrique, utopies de séquestration du carbone par des solutions technologiques encore à découvrir, plantation d’arbres au Jour de la Terre, etc.

Dans la même veine, Daniel Sarewitz (2012 : 191) tente de cerner ce qu’évoque la question des changements climatiques pour un citoyen américain libéral. Ce serait ainsi « un environnement planétaire fragile, protégé par un système de gouvernance mondial, des technologies à haute efficacité énergétique, des entreprises socialement responsables et un système économique mondial équitable ». Dans cette vision, la personne semble tout aussi dépossédée de la situation que lorsque le problème est représenté comme étant une trop grande concentration de CO2. Dans les deux cas, l’humain apparait en retrait de la situation.

Pour Pablo Meira et Edgar Gonzalez-Gaudiano (2016), arriver à des programmes et politiques publiques qui soient efficaces dans la lutte aux changements climatiques implique une transformation profonde de notre « cosmos socioculturel ». Plusieurs de nos façons de connaître, d’examiner et d’habiter le monde, en tant qu’Occidentaux, sont problématiques et les crises écologiques et humanitaires actuelles en sont des symptômes forts. Avec Enrique Leff (2004 : 10), la crise environnementale contemporaine est donc une « crise des formes de compréhension du monde ». Si depuis une cinquantaine d’années, les sciences de l’environnement ont permis de développer d’importants éléments de description, d’explication et de solutions aux problèmes socio-écologiques, il semble que globalement, ces apports n’arrivent pas à avoir l’influence nécessaire pour faire basculer les systèmes socio-politico-économique en cause. Et si cela était en partie dû aux processus de segmentation, de désengagement, de désincarnation (Bryant, 2011 : 23; Ingold, 2000 : chap. 1) auxquels on acquiesce en faisant de la recherche depuis une posture positiviste?

Pour produire le type de connaissances le plus valorisé, on apprend ainsi à se couper de son ressenti, de son intuition, de ses émotions, pour plus de rationalité. Ensuite, on se positionne en surplomb de l’environnement que l’on étudie, pour en développer une connaissance « objective ». Enfin, on reste « en haut de la mêlée » de la cité (polis), pour plus de neutralité. Arrive-t-on vraiment à opérer ces distanciations? J’en doute sincèrement et nombre d’auteurs et autrices[7] ont expliqué, depuis diverses perspectives, pourquoi chacune de ses trois coupures est pratiquement impossible et rarement souhaitable. Les différents systèmes de connaissance du monde développés hors de l’Occident rejettent également cette approche du détachement, de la coupure, privilégiant plutôt la reliance — en son for intérieur, à la communauté, au non-humain — dans la construction de savoirs, comme l’ont décrit les chercheuses et chercheurs de la « nouvelle anthropologie » (entre autres Descola, 2005; Ingold, 2000; Descola et Ingold, 2014; Kohn, 2017).

Dans cet esprit, Tim Ingold (2000 : 17-18) nous invite à réhabiliter l’intuition et le ressenti à l’analyse des réalités socio-écologiques : « les mécanismes neurologiques à la base de notre appréhension du monde font partie de ce même monde […] il serait plus approprié d’envisager l’esprit (mind) se prolongeant dans l’environnement, à travers les sens » (trad. libre). Tim Ingold (ibid.) et Eduardo Kohn (2017 : 25-26) font ainsi tous deux référence à une analogie de Gregory Bateson (1977) où l’auteur illustre la difficulté de marquer où s’arrête le soi pensant et où commence l’altérité sondée dans le cas d’une personne aveugle appréhendant l’environnement à l’aide d’une canne. Ainsi, on peut envisager les sens, les philosophies, les approches scientifiques, etc. comme tout autant de types de canne. Et chacun de ces « instruments », indépendamment ou de manière combinée, nous donne accès à des approximations de ce qui nous entoure, approximations où nous sommes inévitablement engagées en tant que personnes interprétant les réalités approchées au moyen des cannes utilisées.

J’identifie donc le besoin d’insérer la question de l’être-au-monde au cœur des sciences de l’environnement. Pouvons-nous faire vivre, au sein de notre communauté de recherche, une « écologie de l’esprit » (Bateson, 1977) où reconnaitre la personne dans son intégralité à l’intérieur du processus de construction de savoirs et où considérer également l’apport de son « inscription écologique et sociologique » dans la démarche (Pineau et Galvani, 2017 : 30)? Aborder ouvertement cette question dans nos échanges et dans le contexte de nos recherches m’apparait fécond à divers égards. La réflexion est susceptible de nourrir le sens de notre démarche et de nous amener à une pratique de recherche plus engagée, plus liée aux dimensions écologique, territoriale, communautaire et politique de nos existences. Nous sommes essentiellement des êtres de relations et tout, dans les dynamiques écosystémiques et écosociales que nous étudions et auxquelles nous prenons part, est interrelation.

Pour une écologisation des savoirs

Faire face à la complexité qui caractérise les problématiques socio-écologiques, telle celle des changements climatiques, nécessite de développer une pensée complexe, au-delà d’un agencement interdisciplinaire ou même transdisciplinaire. Il importe d’inclure et de questionner nos propres rapports à l’environnement dans l’exercice et de solliciter d’autres perspectives sur cette relation vitale. En effet, les problématiques socio-écologiques se déploient au confluent de plusieurs mondes. Un de ces mondes, l’Occident, a plus que tous les autres concouru à la crise environnementale contemporaine. Opter pour prodiguer davantage d’une médecine qui a grandement participé au « mal de Terre » (Reeves, 2003) serait un non-sens; la science triomphante ne peut être la solution à la crise. Je suis donc mal à l’aise avec le fait qu’on ait marché pour la Science au dernier Jour de la Terre.

En 1974, le philosophe André Gorz publiait un manifeste intitulé Leur écologie et la nôtre, faisant référence à une fracture déjà bien marquée entre les manières dont les groupes écologistes et les dirigeants politiques conceptualisaient les enjeux environnementaux. Cette même année, alors qu’au Symposium PNUE/CNUCED[8] de Cocoyoc (Mexique) on avait fait consensus autour de l’idée de promouvoir un écodéveloppement – qui reconnaît le sous-développement comme produit du développement et appuie plutôt des solutions endogènes, contextualisées, au sein d’écorégions, en phase avec les cultures et les savoirs locaux (Sachs, 1980) – le secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, avait prestement fait savoir que son gouvernement n’acceptait pas les conclusions du Symposium et que le référentiel devait changer. C’est alors à partir de ce moment que le terme de développement durable a été privilégié, pour devenir, quelques années plus tard, le paradigme de référence au sein des instances internationales.

Face à une science neutre et universelle proclamée à la Marche pour la science, face à un paradigme de développement durable promu tout autant en solution universelle, les peuples des Suds et les Premières Nations des Nords pourraient aujourd’hui lancer, à l’image d’A. Gorz, un manifeste solidaire titré Leur écologie et les nôtres. La science positiviste, le développement durable et ses corollaires, tels que l’approche des biens et services écosystémiques et les bourses du carbone, proposent une « modernité uniforme » (Parizeau, 2014) faisant fi de la diversité des ontologies, des éthiques et des pratiques. Cette « écologie par le haut » (Felli, 2008) est celle d’un environnement globalisé, anonyme, d’une perspective surplombante et d’un être-au-monde éludé. À cette approche dominante, il convient de répondre par des écologies situées, vécues, et diversifiées. Le champ de l’écologie politique offre cet espace de réflexion « par le bas », radical donc, vers d’autres possibles. Ce champ, ouvert et nourri en Occident – avec les contributions initiales d’auteurs tels André Gorz, Ivan Illich et Bernard Charbonneau, dans les années 70 –, se déploie de manière renouvelée depuis quelques années, intégrant dorénavant dans ses dialogues des perspectives écopolitiques autochtones et des Suds, comme l’Ubuntu du sud de l’Afrique, le Buen vivir des Andes et le Swaraj indien.

Comme sciences et politique sont implicitement inséparables d’une part, et qu’il puisse être fécond de les combiner explicitement de manière sensible, ouverte et authentique d’autre part, je nous invite, chercheuses et chercheurs en sciences de l’environnement, à être attentifs et attentives aux productions issues du champ de l’écologie politique. La décroissance, le buen vivir, l’écologie sociale, l’écoféminisme, l’écodéveloppement, la transition écologique – et l’on pourrait en nommer plusieurs autres – sont autant de courants de l’écologie politique susceptibles de nous inspirer.

Les chercheuses et chercheurs en sciences de l’environnement étudient les réalités socio-écologiques à diverses échelles géographiques et spatio-temporelles, cette pluralité focale étant essentielle. Lorsque nous étudions des phénomènes biosphériques ou encore des phénomènes régionaux observés dans d’autres régions du globe, pourrions-nous parallèlement nous pencher sur la manière dont ce que nous explorons résonne dans notre propre environnement? Cela impliquerait non seulement de lier la construction de savoirs à notre propre expérience, mais aussi de contribuer à lier les réalités socio-écologiques d’ici et d’ailleurs entre elles. À cet effet, nous pourrions privilégier les concepts de « territoire » et de « milieu de vie », somme toute peu utilisés en sciences de l’environnement. Ces référentiels présentent l’intérêt d’engager le sujet en tant qu’être ancré, relié à la matrice de vie. Ils envisagent la personne comme étant actrice, citoyenne et habitante de son milieu. Ils sous-tendent les dimensions expérientielle, affective, communautaire et politique du rapport à l’environnement. Les notions de territoire et de milieu de vie trouvent aussi davantage échos et correspondances dans les cosmovisions non-occidentales, ouvrant la possibilité d’une traduction interculturelle plus fertile. Elles sont en outre porteuses d’histoires, alors que le terme d’environnement, tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’a été introduit que dans les années 70. Il est depuis devenu le mot associé de plus près à la crise socio-écologique contemporaine. Puisque les mots forment notre manière de penser, choisir d’intégrer, dans nos communications, ceux qui nous semblent les plus signifiants et évocateurs des transformations écosociales auxquelles nous aspirons peut contribuer à revitaliser et à renforcer nos messages, rejoignant nos interlocuteurs dans d’autres dimensions de leur être-au-monde.

Plusieurs participant-e-s à la Marche pour la science ont relayé la nécessité de travailler plus près des citoyens et citoyennes, voire de concert avec ces dernier-e-s. Cela survient alors que la société civile, ici comme à l’étranger, est de plus en plus active au sein des instances démocratiques, ouvrant également nombre d’espaces non formels de délibération autour de controverses socio-écologiques. Les citoyens et citoyennes démontrent en ces lieux une maîtrise indéniable des enjeux concernant leur milieu de vie, contribuent de manière essentielle à la mise en lumières des différentes dimensions des controverses et s’engagent de manière remarquable dans l’élaboration de solutions aux problèmes soulevés (Brière, 2016; Sauvé et Batellier, 2011). Dans le même temps — et en phase avec le modèle de « gouvernance » néolibéral promu mondialement depuis Our global neighborhood (Commission on Global Governance, 1995) —, les gouvernements sollicitent de plus en plus la participation citoyenne. Cet impératif participatif se manifeste dans ce cadre de « gouvernance » où l’État est devenu un acteur parmi d’autres plutôt qu’orchestrateur veillant, selon les fondements de la démocratie représentative, à l’intérêt général et au bien commun (Denault, 2013). Dans cette dynamique, les groupes citoyens et écologistes sont de plus en plus perçus comme des lobbyistes, au même titre que les industries et les entreprises transnationales, qui jouissent d’un pouvoir sans commune mesure avec celui des associations citoyennes. Les enjeux de justice sociale et environnementale sont donc colossaux. Dans ce contexte, il m’apparait que les scientifiques ne peuvent plus se limiter à communiquer les résultats de leurs recherches dans l’espace public. L’engagement à titre conjoint de citoyen-ne et de chercheur ou chercheuse m’apparait essentiel à l’exercice d’une responsabilité écopolitique (Brière, 2014) appartenant à tous les citoyens et citoyennes. Au Québec, le Collectif scientifique sur la question du gaz de schiste représente une initiative inspirante en matière de contribution au débat public sur les projets d’exploration et d’exploitation d’hydrocarbures sur le territoire de la province. Les apports de ce regroupement interdisciplinaire de 170 chercheuses et chercheurs, situés sur le plan des valeurs, combinés à une forte mobilisation citoyenne, ont sans doute été déterminants dans l’obtention d’un moratoire sur l’exploration du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent en 2013 et d’un arrêt de toute exploration pétrolière sur l’île d’Anticosti en 2017. Un tel type d’engagement politique de chercheuses et chercheurs peut assurément contribuer au développement d’une « intelligence commune du territoire » (Partoune, 2012) et à l’élaboration — depuis cette mobilisation collective des savoirs — de projets territoriaux à vocation écosociale, au-delà de la résistance à des projets de développement inappropriés au milieu de vie et à la santé environnementale biosphérique. Les méthodologies de recherche pouvant appuyer ce type d’expérience se développent et se déploient de plus en plus[9].

La Marche pour la science appelait aussi à une éducation scientifique élargie et critique. Cela donne l’espoir d’une vision plus humble de la science. Par la prise de conscience et la reconnaissance des limites des sciences, nous développons plus aisément une attitude d’ouverture face aux autres modes de connaissance, incluant ceux vécus dans d’autres cultures (Feltz, 2014 : 55). À l’inverse, l’approche d’une science universelle triomphante, particulièrement prégnante dans le discours de la Marche pour la science, discrédite ces épistémologies « alter-natives » (Thésée et Carr, 2008).

Conclusion

Au regard des questions socio-écologiques vives, l’approche épistémologique que je préconise est donc celle d’un dialogue des savoirs. Pour traiter de ces problématiques complexes, nous avons besoin de mettre en relation nos savoirs de divers types, de les écologiser (Leff, 2010) de les hybrider (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). À l’échelle des territoires, il s’agit de croiser – dans une perspective critique et décoloniale – les savoirs locaux, les savoirs construits dans diverses disciplines scientifiques, les savoirs traditionnels, les savoirs mûris dans différentes pratiques de vie, les savoirs expérientiels issus d’un rapport étroit au territoire et à sa communauté. Au niveau biosphérique, sur des enjeux tels que les changements climatiques et le déclin abrupt de biodiversité, l’hybridation de ces savoirs demeure essentielle. Dans le contexte historique d’une colonisation puis d’une mondialisation privilégiant la « monoculture de la connaissance » (de Sousa Santos, 2011) en phase avec un programme politico-économique monocentrique, le grand défi de la réflexion « mondialoguante » (Pineau et Galvani, 2017) proposée, présent à l’échelle territoriale par ailleurs, est celui de la traduction interculturelle; construire un dialogue ouvert, respectueux de l’altérité, sur les manières dont résonnent les questions en débat dans les différents mondes concernés.

Une telle approche de l’écologie, plurale et critique, s’expérimente concrètement ici et ailleurs. Les mouvements écocitoyens autochtones, occidentaux et de solidarité – qui œuvrent entre autres en résistance à l’extractivisme, en lutte aux changements climatiques et en faveur de plus de justice environnementale et sociale – la pensent, la vivent et la nourrissent. Cette perspective dialogique, qui prend dans la foulée beaucoup d’ampleur au sein du champ de l’écologie politique, est propice au développement de ce qu’Enrique Leff (2004; 2010) nomme l’« épistémologie environnementale », soit une approche de la construction de savoirs mobilisant la diversité culturelle, la multiplicité des rationalités, l’« ontologie de la différence » et l’« éthique de l’altérité ». Il y est aussi question de se situer en rupture d’avec une science objectivant le non-humain, pour plutôt porter le projet d’écologiser les sciences.

Dans cet idéal épistémologique, les personnes impliquées rendent visibles les « absences », soit les espaces de réflexion rendus sciemment inexistants par l’action combinée de divers pouvoirs au fil des périodes historiques tout comme dans l’actualité (de Sousa Santos, 2011). Ces objecteurs de conscience contribuent à ouvrir les œillères conceptuelles et culturelles de la connaissance dominante (Thésée et Carr, 2008; Crowley, 2011), révélant une « enculturation d’empiètement [qui] offre le confort de l’homogénéité d’un savoir sur “La Réalité” en réduisant les objections qui ont des racines culturelles et historiques différentes » (Roelens, 1991 : 220). Soutenant le pluralisme épistémologique, ces personnes abordent aussi l’écologie de manière située, clarifiant et exposant leurs valeurs, leurs « imaginaires sociaux » et leurs identités, introduisant « les conditions de la subjectivité et de l’être » dans leurs apports aux savoirs (Leff 2004, 246). La rationalité moderne y est appréhendée et engagée de manière critique, à l’aune d’autres cadres de pensée et de diverses matrices perceptuelles. On l’aura compris, cette proposition – actualisée dans des visions et des pratiques à la fois uniques et analogues à ce qui vient d’être exposé – constitue dans le même temps un paradigme épistémologique et une philosophie politique (Leff, 2010).

Pour les scientifiques, se rapprocher des citoyens et citoyennes – tel que visé avec la Marche pour la science – et contribuer, à la hauteur où l’exige la crise actuelle, aux transformations sociales nécessaires implique inévitablement de trouver des points de contact solides avec cette mouvance écocitoyenne et altermondialiste. Cela est à envisager dans les territoires comme entre ceux-ci, afin de créer des alliances et de dégager des compréhensions sensibles des enjeux concernant autant les Suds que les Nords. De ce côté aussi le train est en marche. Souhaitons qu’il prenne de la vitesse. De telles collaborations s’organiseront nécessairement en géométries variables, en cohérence avec les valeurs, les « convictions critiques » (Feltz, 2014 : 243) et les perspectives de changement portées par ces personnes soucieuses de construire des savoirs écologisés, reliés à des projets d’action émancipateurs.

Références

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https://semanariouniversidad.com/universitarias/la-ciencia-necesaria-las-decisiones-politicas/

Pour citer :

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  1. À titre d’exemple, une recherche effectuée dans la base de données GreenFile, qualifiée d’« incontournable » en matière d’environnement par ma bibliothèque universitaire, a donné de très maigres résultats. Avec le seul critère de retrouver le terme epistemology dans le champ author-supplied keywords des articles répertoriés (années de publication : 1998-2018), ce sont seulement 60 articles qui ont été identifiés par le moteur de recherche. La même stratégie de recherche déployée ensuite avec l’expression research ethics puis research methodology n’a permis de retracer que 11 et 10 articles, respectivement.
  2. Il s’agit du projet Ecominga Amazónica – Écodéveloppement et santé environnementale en Bolivie (2007-2014), ayant lié l’UQAM à trois universités de l’Amazonie bolivienne, grâce à une subvention de l’ACDI.
  3. Article consulté le 8 août 2017 à https://en.wikipedia.org/wiki/Environmental_science
  4. Ou Marche pour les sciences, selon l’organisation mobilisée; notons la différence sémantique. J’emploierai à la suite l’expression « Marche pour la science » puisqu’elle a été de loin la plus employée dans les communications entourant l’évènement.
  5. Statistiques présentées dans le site international de l’initiative : www.marchforscience.com/satellite-marches/
  6. Articles parus dans : Le Monde, Québec Science, Le Journal du CNRS, Semanario Universidad (Costa Rica), les sites Internet de l’Université de Montréal, de l’Université de Lyon 1, du Jour de la Terre (francophonie) et des Maisons pour la science (France).
  7. Sur les interrelations intrinsèques entre les dimensions affective, cognitive, conative et intuitive de la personne, voir notamment Tim Ingold (2000), Jonathan Haidt (2012), Knud Illeris (2004), Jean-Marie Barbier et coll. (2013). Sur l’influence de notre lien à l’environnement dans notre appréhension du monde, voir entre autres Tom Berryman (2003), David Greenwood (2013), Gaston Pineau (1992). Enfin, sur les liens inévitables entre science et politique, se référer par exemple à Dominique Pestre (2010), Michel Foucault (1975), Jean-Jacques Salomon (2006).
  8. Le Symposium était organisé conjointement par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et la Commission des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED).
  9. À titre d’exemples, voir les récits d’expérience et propositions méthodologiques apportés dans Brown et Strega (2015); Fontan, Longtin et René (2013); Robottom et Sauvé (2003).

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