Au-delà de la neutralité

13 Les sciences impliquées

Entre objectivité épistémique et impartialité engagée

Donato Bergandi

Partout des appels formels invoquant la démocratie sont lancés : la démocratie comme première condition requise pour une gouvernance politique respectueuse des intérêts des citoyens et des équilibres de l’environnement. En même temps, une multitude d’indices convergents configurent une gestion de la res publica par une caste oligarchique politico-économique dont la propension à gérer les ressources environnementales se caractérise par l’absence de prise en compte du bien commun sur la base d’intérêts particuliers sans tenir compte des équilibres biosphériques (Bergandi, 2014 : 63-81). Quel est le rôle des sciences et des scientifiques dans un tel contexte? Ou plus précisément, quel est le rôle des sciences et des scientifiques dans des questions à l’interface entre science et société, générant des controverses socio-scientifiques? Jusqu’à quel point les sciences peuvent-elles encore effectivement incarner l’idéal de la neutralité axiologique, durablement implanté par le positivisme à partir du XIXe siècle à la fois dans l’éthique scientifique et dans l’inconscient des scientifiques, telle une constante, apparemment inéliminable, de la science? Est-il possible de trouver un juste équilibre (épistémique et éthique) entre objectivité scientifique d’un côté, engagement moral et politique de l’autre? L’idée de « sciences impliquées » est-elle une forme de pensée oxymorique cachant un non-sens épistémologique? Ou bien, exprime-t-elle un besoin, une nécessité à la fois épistémique, éthique et politique qui nous permettrait de mieux cerner les innombrables et complexes enchevêtrements entre les sciences contemporaines et la société?[1]

Au premier abord, on peut discerner au moins deux contextes dans lesquels l’occurrence du syntagme « sciences impliquées » est utilisée de manière cohérente et appropriée : le projet « progressiste » positiviste d’une part, le cas du développement d’un certain nombre de disciplines contemporaines telles que la biologie moléculaire, le génie génétique, la biologie de synthèse, l’écologie, l’ingénierie écologique, les sciences du climat et leurs enjeux multiples d’autre part. En ce qui concerne ce dernier contexte, une définition minimaliste des sciences impliquées peut être la suivante : ce sont des sciences dont les objets de recherche sont liés à des controverses socio-scientifiques et dont les thématiques abordées ne sont pas exclusivement scientifiques, mais également économiques, politiques, éthiques et plus largement socioculturelles. Ces controverses ne peuvent donc pas être solutionnées en se limitant à l’expérience scientifique ou aux « faits ».

Dans le positionnement de la question, une précision ultérieure est bien nécessaire. Avec l’« implication » des sciences, on se réfère à ce complexe « jeu de langage » (sensu; Wittgenstein, 1998 : 7, 11 12, 23), à ce jeu socio-scientifique qui entremêle les dimensions épistémique et sociétale[2]. Les scientifiques qui participent à l’élargissement et à l’approfondissement du champ épistémique des sciences impliquées assument de manière consciente, ou inconsciente, une posture (déontologique) qui va bien au-delà de la simple implication. Si la science est impliquée, le scientifique est inévitablement engagé, « embarqué » dans une vision du monde donnée (Sartre, 1948 : 84), dans un scénario co-construit par la communauté scientifique et le reste de la société civile. Et le ou la scientifique qui a comme horizon normatif celui de l’objectivité scientifique choisira de jouer son rôle, consciemment ou inconsciemment, selon différentes modalités d’« engagement » : un engagement visant la neutralité (présumée), la partialité ou l’impartialité.

Afin de comprendre dans quels termes s’explicite l’espace épistémologique et éthico-politique des différentes formes de sciences impliquées, l’analyse du sous-bassement éthique des sciences contemporaines est une obligation inéluctable. Cette analyse ne peut faire l’impasse sur l’examen de certaines caractéristiques du positivisme et du néopositivisme qui fondent l’esprit scientifique contemporain et du rôle qu’ils ont joué dans la structuration de la déontologie scientifique actuelle.

En effet, c’est à partir du XIXe siècle, avec l’émergence de la philosophie scientifique positiviste, puis avec son assimilation par les différentes communautés scientifiques, que, d’une certaine façon, les sciences modernes ont « toujours » été des sciences impliquées : le projet progressiste positiviste faisait d’elles l’expression maximale de la rationalité humaine, capable de générer des découvertes représentantes les seules et uniques vérités. Par rapport aux tentatives primitives et grossières de comprendre le monde, propres aux conceptions religieuses et métaphysiques, les sciences se devaient d’étudier les processus matériels, avec pour finalité d’expliquer les causes et identifier les lois naturelles à partir des « faits ». L’idéal positiviste était caractérisé par la foi dans les sciences et dans leurs méthodes. Il véhiculait un optimisme technique et scientifique fondé sur la croyance du « progrès » des sciences qui auraient engendré une transformation radicale de la civilisation humaine grâce, entre autres, à l’utilisation systématique des découvertes scientifiques par l’industrie (Geymonat, 1971 : 427-455).

Le but méthodologique du positivisme était de réaliser « la coordination des faits observés », autrement dit, de « lier les faits » via la création de théories. Ces théories permettaient de combiner des observations isolées de manière à en tirer des lois (Comte, 1830 : 7; Comte, 1868 : 92-93). Dans sa généalogie des différentes phases de développement épistémologique, Auguste Comte (1798-1857) identifiait dans l’utilisation de la « méthode positive » l’étape définitive du déploiement de l’intelligence et de la rationalité humaines. Cette méthode était considérée comme essentiellement identique pour l’ensemble des sciences, même si elle était déclinée d’une manière spécifique par chacune d’elles. L’étude positive de la nature (et de la société), fondée sur l’observation, l’expérience, la comparaison et la classification représentait la « base rationnelle de l’action de l’Humanité sur le monde extérieur »[3] (Comte, 1868 : 62). Cette base, qui posait l’exigence de l’objectivité et de la vérification expérimentale, était le préalable nécessaire à l’émergence de la figure des savants qui ne montraient désormais plus d’intérêt pour les questions métaphysiques insolubles (Comte, 1868 : 15-16).

Cette orientation épistémologique trouva sa filiation dans le mouvement néopositiviste qui développa une critique sévère des contenus de la métaphysique et de l’éthique[4] sous l’impulsion des analyses rigoureuses sur les limites du langage effectuées par Ludwig Wittgenstein (1889-1951). D’après lui, la seule pensée véritable s’exprimait dans une « proposition pourvue de sens » (Wittgenstein, 2001 : 4), le sens des propositions résultant de la concordance (ou non-concordance) avec des états de choses (les entités, les événements et les processus du monde phénoménal) (Wittgenstein, 2001 : 4.2). En syntonie avec Wittgenstein, le Cercle de Vienne considérait comme dénuée de sens toute proposition (philosophique) qui ne pouvait se prévaloir de référents phénoménologiques. Spécifier le sens d’une proposition équivalait à en exposer les règles (méthodologiques) pour lesquelles l’énoncé pouvait se concrétiser dans des usages spécifiques ou être vérifié (« le sens d’un énoncé est la méthode de sa vérification »Schlick, 1936 : 339-369, 341). Cette perspective considérait également que l’éthique, étant par essence prescriptive, n’exprimait pas non plus quelque chose de sensé. En effet, elle faisait référence, comme la métaphysique, à une sphère transcendante située au-delà des possibilités d’appréhension des sciences empiriques.

La fondation épistémologique de cette conception des sciences perdure de nos jours avec un impact variable selon la discipline scientifique de référence. Il s’agit de l’idée d’objectivité scientifique entendue comme le critère de démarcation entre une connaissance qui donne une représentation fidèle des phénomènes observés (une connaissance non compromise par l’impact illusoire de fictions mentales subjectives) et une connaissance qui attribue à ces phénomènes des qualités ou propriétés qui sont, en réalité, une construction du sujet connaissant.

Par ailleurs, la phase actuelle de développement des sciences est en train de nous présenter un scénario épistémologique où la sempiternelle confrontation entre les interprétations internalistes et externalistes de la science est en train d’être résolue, au moins de manière provisoire, en faveur de l’option interprétative externaliste. D’après cette dernière, il n’est pas possible de justifier de manière exhaustive le développement scientifique à partir des seuls facteurs internes aux sciences. La dimension sociétale intervient, de manière directe ou indirecte, non seulement dans la mise en place des applications de la connaissance acquise cela irait de soi tantôt du point de vue externaliste que du point de vue internaliste, mais également dans l’identification et la structuration même du problème scientifique.

Mon analyse part du présupposé qu’en général, dans l’ensemble des domaines scientifiques et, plus particulièrement, dans des domaines qui génèrent des controverses socio-scientifiques (ou questions scientifiques socialement vives), la dimension des valeurs éthiques (extra-scientifiques) participe au choix même de l’objet de recherche ainsi qu’à l’orientation des développements de la recherche. Les valeurs internes aux sciences ou normes épistémiques (recherche de la vérité scientifique, de la causalité des phénomènes naturels ou sociaux, de la simplicité, de la parcimonie, de la légitimité ou de la plausibilité) trouvent leur origine à l’intérieur de l’univers de discours et de pratiques scientifiques et « orientent » la démarche scientifique. Outre ces valeurs, il existe des valeurs non nécessairement épistémiques résultant d’une sorte de réverbération éthique du système des valeurs de la société sur la science. Ces valeurs extra-scientifiques participent elles aussi à guider les différentes phases de la recherche scientifique, parfois de manière subliminale, parfois de manière consciente.

Avant d’illustrer la posture de l’« impartialité engagée », une des postures déontologiques possibles dans le cadre des sciences impliquées, il est nécessaire d’introduire les contributions majeures de Max Weber (1864-1920) et Thomas Nagel relatives aux modalités d’acquisition de l’objectivité dans la démarche scientifique. Pour Weber, « la science sans présuppositions »[5] (Weber, 1963 : 76-77, 82), en tant que recherche et connaissance des rapports objectifs des objets étudiés (Weber, 1963 : 91-92), mène à la prévision des événements, contribue à une œuvre de clarté (Weber, 1963 : 90) et engendre un processus de « désenchantement du monde » (Weber, 1963 : 70, 96). Dans la démarche scientifique, comme dans un amphithéâtre devant des étudiants et étudiantes, le scientifique se doit de ne pas faire intervenir ses propres jugements de valeur, car cela empêcherait une « compréhension intégrale des faits » (Weber, 1963 : 82). Le principe de « neutralité axiologique » soutenu par Weber doit être interprété comme une mise au point vigoureuse de l’hétérogénéité et de la différence essentielle existante entre deux sphères : celle des propositions factuelles, proprement scientifiques, et celle des jugements de valeur. Il s’agit d’un appel à l’intégrité morale et intellectuelle du scientifique qui ne devrait pas confondre ou mélanger ces deux sphères de sens et de procédures[6] (Weber, 1992 : 368-369; Elliott, 1973 : 39-65).

La neutralité axiologique de Weber se pose comme un principe dont il faut tenir compte afin de démarquer le domaine de la science du domaine de l’opinion[7] (Weber, 1995 : 1). Toutefois, ce principe résulte d’une idéalisation scientifique, en ce sens qu’il présuppose qu’entre le monde des « faits » (scientifiques) et le monde des « valeurs » (éthiques, politiques) subsiste une cloison étanche, impénétrable au point de créer une véritable dichotomie entre ces deux réalités de manière absolue. Selon une perspective constructiviste, qui s’accorde mieux à la réalité des sciences telles qu’elles se concrétisent, il est plus avisé de considérer qu’entre ces deux domaines il existe une interconnexion, un enchevêtrement fondamental qui s’accroît de manière exponentielle lorsque les questions scientifiques en jeu se situent à l’interface des domaines scientifique et sociopolitique. Plus la frontière de contact et d’échanges entre ces domaines est vaste, plus s’accroît la présence et l’influence des valeurs (éthiques, politiques, économiques) dans la détermination et l’étude de l’objet de recherche.

Thomas Nagel, de son côté, considère que la recherche de l’objectivité n’est rien d’autre qu’une méthode qui nous permet de nous rapprocher de la vérité (Nagel, 1993 : 8, 223) et qu’une conception du monde est d’autant plus objective lorsqu’elle est l’expression du détachement des contingences individuelles, culturelles ou, tout simplement, les contingences qui caractérisent notre espèce (ibid. : 9-12, 223-224). Autrement dit, une conception de la réalité sera véritablement objective d’autant plus qu’elle envisagera le monde de manière le plus possible « impersonnelle » (ibid. : 168). Tout en reconnaissant qu’une connaissance objective du monde ne peut être que compréhension partielle, incomplète (ibid. : 34, 130, 153-155), jamais définitive (ibid. : 95) et incapable de contenir, de saisir les esprits qui l’ont engendrée (ibid. : 155), la recherche d’une connaissance objective résulte d’un mouvement vers plus d’objectivité, d’un processus de « distanciation » de nous-mêmes, d’un détachement de notre point de vue, selon les mots de Nagel : « nous devons sortir de nous-mêmes et, de l’intérieur du monde, nous devons l’envisager de nulle part » (ibid. : 82).

À ce propos, la conscience épistémologique des limites rencontrées par nos tentatives de parvenir à l’objectivité a été très bien exprimée par Bertrand Russell (1872-1970) :

Sans doute, les êtres humains ne peuvent complètement transcender la nature humaine : quelque chose de subjectif, ne serait-ce que l’intérêt qui détermine la direction de notre attention, doit demeurer en toutes nos pensées. Mais la philosophie scientifique est plus proche de l’objectivité que toute autre recherche humaine, et ainsi nous met en rapport avec le monde extérieur de la façon la plus étroite, constante et intime qui puisse être. (Russell, 2007 [1917] : 54)

La recherche de l’objectivité proposée par Nagel nous pousse à transcender notre place dans le monde afin de construire une conception objective de la réalité. Mais cette recherche de l’objectivité se révèle être plutôt une aspiration, un idéal à atteindre, qui peut nous servir comme guide, tout en sachant, en même temps, qu’une conception pleinement objective et absolue du réel ne sera jamais atteinte. Cette recherche s’exprimera au mieux comme une approximation à l’objectivité que l’humanité, dans le cadre d’une compréhension scientifique du monde, ne terminera jamais de compléter (Bergandi, 2013).

Objectivité, impartialité et engagement

Les sciences impliquées génèrent souvent des questions scientifiques socialement vives, que les scientifiques abordent de différentes manières, avec différentes attitudes. Ils et elles peuvent adopter – vis-à-vis de la res scientifica et dans leur relation avec les profanes, dans un contexte d’expertise ou de médiation scientifiques – des postures déontologiques variées. Les scientifiques choisiront, de manière consciente ou inconsciente, parmi des postures telles que la neutralité exclusive, la partialité exclusive, l’impartialité neutre ou l’impartialité engagée[8] (Kelly, 1986; Weber, 1917; The Humanities Project, 1970; Elliott, 1973; Hess, 2009). D’abord, il faut considérer que l’arrière-plan épistémologique de ces catégories est constitué par la confrontation entre deux types d’idéaux scientifiques : l’idéal empiriste-positiviste (y compris les développements néopositivistes) et l’idéal constructiviste. Pour le premier, i) il existe une dichotomie claire et définitive entre faits et valeurs; ii) les « faits » résultent de l’observation. Pour le second, iii) les faits et les valeurs sont inséparables; iv) les « faits » sont une construction « sociale »[9].

Les postures en question, présentées dans le Tableau 1, s’articulent en fonction de deux plans :

  1. un plan ontologique (relation faits-valeurs);

  2. un plan axiologique (présence ou absence de jugements de valeur):
    i) dans le cadre du traitement de l’objet de recherche (dimension méthodologique);
    ii) dans la communication de l’expertise ou de la médiation culturelle (dimension pédagogique).

Tableau 1. Quatre postures déontologiques en science
Neutralité exclusive

1. faits et valeurs sont exclusifs les uns des autres;
2. le ou la scientifique ne se laisse pas infléchir par leurs jugements de valeur[10] :
i) dans le traitement de son objet de recherche ou question controversée;
ii) il ou elle n’exprime pas son opinion dans des contextes d’expertise ou de divulgation scientifiques.

Partialité exclusive

1. reconnaissance formelle de la dichotomie faits/valeurs;
2. le ou la scientifique se fait orienter par leurs jugements de valeurs :
i) il y a sélection orientée des éléments factuels, théoriques et axiologiques;
ii) il ou elle exprime ses préférences (scientifiques, morales), dans des contextes d’expertise ou de divulgation scientifiques, en essayant de les présenter comme des « vérités scientifiques ».

Impartialité neutre

1. le ou la scientifique considère que la dichotomie « faits/valeurs » est dénuée de sens;
2. il ou elle est lucide face à son engagement (scientifique, moral, politique);
i) il ou elle essaie de ne pas se faire guider par ses préférences (scientifiques, morales, politiques) dans l’analyse du contenu scientifique de la controverse;
ii) il ou elle n’exprime pas publiquement ses jugements de valeur sur la controverse, car ils pourraient orienter l’opinion dans le cadre de l’expertise ou de la médiation culturelle.

Impartialité engagée

1. la ou la scientifique considère que la dichotomie « faits/valeurs » n’est pas fondée;
2. le ou la scientifique est lucide face à son engagement (scientifique, moral, politique);
i) il ou elle essaie de ne pas se faire guider par ses préférences (scientifiques, morales, politiques) dans l’analyse du contenu scientifique de la controverse;
ii) il ou elle exprime publiquement son opinion (jugement de valeur) dans un cadre d’expertise ou en participant au débat public.

La rationalité scientifique actuelle, réaliste et objectiviste, considère que la réalité externe au sujet connaissant peut être connue grâce à nos théories scientifiques qui nous permettent de connaître la structure profonde du monde phénoménal. Un des aspects fondateurs de cette rationalité est l’idée que les « faits sont observés » tandis que les « valeurs sont choisies ». La première partie de cette proposition concernant l’observationalité des faits est clairement, et de manière emblématique, exprimée dans le Manifeste du Cercle de Vienne :

Nous avons caractérisé la conception scientifique du monde par deux déterminations. Premièrement, elle est empiriste et positiviste. Seule existe la connaissance venue de l’expérience, qui repose sur ce qui est immédiatement donné. De cette façon, se trouve tracée la frontière qui délimite le contenu de toute science légitime. Deuxièmement, la conception scientifique du monde se caractérise par l’application d’une certaine méthode, à savoir celle de l’analyse logique[11]. (Hahn, 1985 [1929] : 108-129, 118)

Cependant, l’idée que les faits puissent être observés en tant qu’expérience immédiatement donnée est hautement discutable. Les « faits » ne se présentent pas à nous dans leur entièreté phénoménologique, dépouillés de tout ornement interprétatif. Les faits « ne nous parlent pas » par l’intermédiaire de l’observation et de l’expérience. À ce propos John Dewey (1859-1952) rappelle, de manière éclairante, que ce qui est « donné » dans le cours de l’enquête scientifique, à strictement parler, est la situation problématique dans son ensemble et dans toute sa complexité. Ce qui est traditionnellement considéré comme « donné » résulte en réalité d’un processus de sélection : « Au sens strict, il est pris plutôt que donné. » (italique dans l’original) (Dewey, 1993 [1938] : 192). Dewey nous signifie ainsi que les données en elles-mêmes ne sont pas autosuffisantes, autonomes ou complètes (Dewey, 1993 [1938] : 192). Nous pouvons donc dire qu’elles résultent et dépendent d’un acte interprétatif du chercheur qui les « extrait » du contexte de l’enquête en fonction de ses objectifs épistémiques. Il s’agit ici d’un écueil méthodologique majeur. Si dès l’origine de l’acte d’« observation » scientifique, les faits et l’interprétation, ou plus précisément, les faits et les valeurs (scientifiques et extra-scientifiques) véhiculées par l’interprétation, sont mélangés, de ce fait, c’est la dichotomie stricte entre faits et valeurs qui vole en éclat, dichotomie qui, de nos jours, n’est plus considérée comme auto-évidente (Putnam, 2004).

Tout cela n’implique pas qu’une connaissance objective soit impossible. Mais si les faits sont, dès l’origine, « imprégnés de valeurs » (scientifiques et extra-scientifiques), la tâche est bien plus compliquée et ardue que ce que la perspective empirico-positiviste laissait entendre. Le chercheur ou la chercheuse véhicule dans l’analyse de l’objet de recherche des valeurs qui « orientent » la démarche scientifique (recherche de la causalité, de la simplicité, etc.), et jusqu’ici la présence de valeurs ne suscite pas l’émotion ou la révolte des adeptes de l’orthodoxie épistémologique. La faille de cette vision méthodologique apparaît clairement lorsqu’on constate que les valeurs extra-scientifiques participent à l’identification, la sélection ou l’extraction des « faits » dans le cadre d’une situation complexe. Si l’on accepte que dès l’origine les faits soient imprégnés de valeurs, il s’en suit que le chercheur ou la chercheuse ne sera jamais objectif, à strictement parler, mais il est possible d’envisager qu’au cours du temps la connaissance produite par une communauté scientifique donnée puisse s’approcher de l’objectivité de manière asymptotique : elle s’en approchera sans jamais la rejoindre d’une manière complète et définitive, quelque soit le moment du développement de la discipline scientifique (Bergandi, 2013 : 137-154).

Dans un tel contexte, la posture de l’impartialité engagée représente une garantie d’intégrité déontologique, car son présupposé de base est la conscience de l’irréalité de la dichotomie faits/valeurs. Si une telle conscience est accompagnée par la perception lucide des différentes formes d’engagement possibles (éthique, politique), on évite le danger majeur pour l’obtention d’une connaissance objective : faire passer des opinions partiales et partisanes pour des connaissances objectives. Le ou la scientifique qui adopte une telle posture essaiera de ne pas se faire guider par ses préférences et préjudices dans la sélection des données théoriques et factuelles, en particulier vis-à-vis des théories et des données situées aux antipodes de sa propre vision du monde. L’impartialité engagée, à la recherche d’un équilibre dynamique entre objectivité et engagement, présuppose de la part du scientifique une attitude impartiale, ataraxique, impassible vis-à-vis des valeurs à l’opposé des choix moraux ou politiques qu’il a choisis. Dans le cadre des controverses socio-scientifiques, une telle posture est surement une tâche ardue à accomplir, mais, dans la mise en œuvre de la recherche scientifique, si elle est consciemment poursuivie, elle est très vraisemblablement la posture la moins exposée au risque de se faire emporter par des aprioris éthiques ou politiques.

Des sciences impliquées : le génie génétique, la biologie de synthèse et l’ingénierie écologique

Dans le contexte des controverses socio-scientifiques, ou questions scientifiques socialement vives, certains domaines de recherche jouent et joueront un rôle de plus en plus important dans la génération de controverses, notamment ceux de la biologie de synthèse, de l’ingénierie écologique et du génie génétique – avec la question des organismes génétiquement modifiés (OGM). Ces domaines peuvent être définis de différentes façons selon des perspectives épistémologiques et déontologiques tout à fait diverses et parfois antinomiques.

Les OGM sont caractérisés par la modification stable d’une partie de leur matériel génétique à la suite de l’insertion de l’ADN d’autres organismes. Ils sont présentés comme une avancée technologique majeure dans les domaines thérapeutique, agroalimentaire, de la santé environnementale… La biologie de synthèse est un nouveau champ de la recherche des biotechnologies qui, par l’ingénierie de composantes biologiques — créées de novo ou déjà existantes —, construit des systèmes biologiques artificiels qui reproduisent certaines fonctions des systèmes naturels ou qui sont dotés de fonctions inexistantes dans la nature. Selon une définition minimaliste possible de l’ingénierie écologique, cette dernière manipule les différentes composantes environnementales afin de soutenir les équilibres et la régénération des systèmes écologiques dans une perspective de bien-être des populations humaines.

Ces trois domaines de recherche génèrent, de manière constitutive, des controverses socio-scientifiques et la confrontation de thèses scientifiques sous-jacentes se développe généralement selon deux pôles d’agrégation scientifico-politique antagonistes. Chacun de ces deux pôles est constitué par un noyau de professionnels, constitué par les scientifiques qui examinent un objet générant controverse et par une ceinture protectrice politico-médiatique qui soutient les thèses et les résultats de recherche de ce noyau. Les scientifiques peuvent adhérer, participer ou non aux activités du support politico-médiatique destiné à la communication des résultats scientifiques vers la société civile et les décideurs politiques[12].

Pour les partisans et partisanes de ces nouvelles technologies (biologiques et environnementales), celles-ci représentent une avancée majeure pour le progrès scientifique. Ces personnes soutiennent que les OGM peuvent contribuer à soigner des maladies les plus diverses, à lutter contre des carences alimentaires, à diminuer l’usage de pesticides et herbicides, à produire des aliments « améliorés » pour la santé, à combattre la faim dans le monde… (Michaud et al., 2005; European Commission, 2010; Huang et al., 2002 : 678-684.). Ils et elles avancent que les nouvelles connaissances relatives aux OGM dans les domaines thérapeutique et alimentaire tendent à prouver l’absence de risque, ou l’existence de risques négligeables – pour la santé humaine et les équilibres des systèmes écologiques (Michaud et al., 2005; Timms-Wilson, Lilley et Bailey, 1999; GM Science Review Panel, 2003; EFSA, 2004 : 1-18).

La biologie de synthèse, tout en trouvant ses fondements dans les techniques du génie génétique, a comme but la création de systèmes biologiques bien plus complexes. Elle synthétise des éléments de base de l’ADN, des génomes complets, des cellules ou, plus spécifiquement, crée des systèmes moléculaires artificiels capables d’accomplir des fonctions biologiques (European commission, 2006). Ses applications sont présentées comme un outil permettant d’affiner nos connaissances du vivant et un progrès technologique majeur dans les domaines de l’environnement, de la santé, de la science des matériaux et de l’agroalimentaire.

L’ingénierie écologique est valorisée pour ses potentialités d’intégration des dimensions à la fois écologiques et sociétales. Pour les adeptes de cette révolution technologique, l’objectif formellement poursuivi est celui de la prise en compte mutuelle des équilibres environnementaux et du bien-être des sociétés à travers la mise en place de technologies capables de restaurer, construire ou reconstruire des systèmes écologiques, ou des socio-écosystèmes, permettant l’intégration harmonieuse, et non perturbatrice des capacités régénératives des écosystèmes, des populations humaines (Mitsch dans Schulze, 1996 : 111-128).

Pour les adeptes d’un progrès scientifique qui trouve dans le « principe de précaution » la norme déontologique fondant toute recherche scientifique, ces technologies nouvelles impliquent des risques qui ne sont pas suffisamment connus et une marge d’incertitude telle qu’il n’est pas possible de les définir comme sûres dans l’état actuel des connaissances. Ces personnes font valoir que l’introduction de ces technologies dans les écosystèmes comporte des risques potentiels majeurs, qui ne peuvent pas être calculés avec exactitude, ainsi que des risques avérés pour la santé humaine et la conservation de la biodiversité au niveau planétaire. Dans cette perspective, toute introduction dans l’environnement d’OGM, de composantes ou de systèmes complexes synthétisés, ou bien toute expérience d’ingénierie écologique comportant la possibilité d’altération des équilibres populationnels, écosystémiques ou biosphériques, doivent être rigoureusement évaluées en tenant compte la santé des populations, les équilibres environnementaux et les droits de savoir et de choisir des populations qui auront à faire face aux effets indésirables potentiels de ces technologies (Ho et al., 2003; FOE, CTA et ETC Group, 2012; Blandin dans Rey, Gosselin et Doré, 2014 : 29-42; Blouin dans  Rey et al., 2014 : 15-28).

La confrontation entre les thèses de ces deux pôles d’agrégation scientifico-politique suit des trajectoires comportementales bien définies. Invariablement, ceux qui soutiennent la viabilité des nouvelles technologies s’arrogent le droit de représenter la scientificité, tout court, tandis que ceux qui les opposent sont amalgamés avec ceux qui soutiennent des thèses non scientifiques ou avec des opposants du progrès scientifique sur la base d’un engagement, politique partisan, émotionnel et irrationnel[13] (Foucart, 2013; Venter, 2014). D’autre part, les personnes s’opposant aux effets possibles de ces technologies reprochent la non-impartialité, le manque de rigueur sinon la volonté de tromper, de mystifier des études conduites par les scientifiques directement, ou indirectement, subventionnés par les multinationales de l’agroalimentaire. D’autre part, ces opposants et opposantes sont critiques des études conduites par des scientifiques n’étant pas au service d’intérêts spécifiques, mais supportant une idéologie scientiste et prométhéenne ayant une foi aveugle dans la toute-puissance des sciences accompagnée par une sous-évaluation désinvolte des risques potentiels des nouvelles biotechnologies et de l’ingénierie écologique.

Pour les scientifiques, les historiens, historiennes et philosophes des sciences qui cherchent à garder leur intégrité morale et leur autonomie de jugement, se situer dans cet univers complexe de théories et de résultats contrastés et formes d’engagements diverses, n’est pas une tâche aisée[14]. Dans le cadre des controverses socio-scientifiques traitant des sujets où la science, l’éthique et la politique sont mêlées au plus haut point, la posture déontologique de l’impartialité engagée, ne négligeant pas les formes diverses d’engagement personnel (morale, politique), est très vraisemblablement la voie la plus prometteuse. Cette posture, explicitant les soubassements éthico-politiques intrinsèques à la recherche, donne, paradoxalement, les garanties les plus solides permettant de parvenir à une connaissance stabilisée et objective. Les controverses socio-scientifiques, sans la reconnaissance préalable de la non-validité de la dichotomie faits/valeurs, de l’inévitable existence des différentes formes d’engagement, conscientes ou inconscientes, et de la nécessité, donc, de la poursuite d’une posture d’impartialité engagée (véritable via media, ou si on veut, minus malum épistémologique et déontologique), risquent de se réduire à une confrontation politico-idéologique.

Si l’on ne reconnaît pas distinctement les spécificités épistémologiques et déontologiques propres aux sciences impliquées et aux questions qui sont objet de controverses socio-scientifiques, la partialité se substitue à l’impartialité et l’appel à l’objectivité se réduit à une invocatio sanctorum, à un vœu pieux. Les adversaires épistémiques auront recours à une utilisation instrumentale des données scientifiques, à la propagande et à d’autres « trucs » psychologiques ou rhétoriques (Feyerabend, 1979), ou ils créeront de véritables impostures scientifiques, attitudes comportementales n’ayant plus grand-chose à partager avec la recherche de l’objectivité et de la connaissance objective.

Références

Bergandi, Donato. 2014. « Environnement, éthique et politique : les limites d’une démocratie inaboutie et leurs conséquences néfastes sur la protection de la nature ». Éthique publique 16 (1) : 63-81.

Bergandi, Donato. 2013. « L’impartialité engagée : objectivité scientifique et engagement moral ». Dans Les scientifiques doivent-ils être responsables? Fondements, enjeux et évolution normative.  Sous la direction de Christian Byk. Bordeaux : Les Études Hospitalières.

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Pour citer :

Bergandi, Donato. 2019. « Les sciences impliquées. Entre objectivité épistémique et impartialité engagée ». In Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Sous la direction de Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron, chapitre 13, pp. 275-294. Québec : Éditions science et bien commun.


  1. Voir à ce propos le numéro 51 de la revue Écologie & politique (2015) dédié aux sciences impliquées.
  2. Les dimensions épistémique et sociétale des sciences impliquées sont l’expression de ce jeu spécifique à la fois scientifique et sociale, d’un espace hybride d’où émergent des questions et des activités à la fois pratiques et spéculatives, affectives et intellectuelles. Questions et activités ayant de manière « constitutive » une portée éthique et politique.
  3. Karl Pearson (1857-1936) dans son The Grammar of Science (Pearson, 1900 : 508) considérait que le rejet de la métaphysique était le mérite principal de la philosophie positive de Comte, bien plus de l’idée que l’expérience était à la base de tout type de connaissance. Idée qui avait déjà été soutenue avec succès par Francis Bacon (1561-1626)
  4. En suivant les traces du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein, un cercle de philosophes et de scientifiques (entre autres, Moritz Schlick [1882-1936], Otto Neurath [1882-1945], Rudolf Carnap [1897-1970], Friedrich Waismann [1896-1959], Herbert Feigl [1902-1988]), s’était proposé de bâtir, sur la base des observations scientifiques, une science unitaire fondée sur la réduction des théories scientifiques aux vérités de la logique et des mathématiques, et de réaliser une critique radicale des faux-problèmes transcendantaux de la métaphysique.
  5. Il s’agit de présuppositions métaphysiques ou éthiques qui peuvent « brouiller » la recherche scientifique, car Weber souligne clairement que la démarche scientifique présuppose au moins la valeur de la connaissance scientifique, une valeur en soi qu’il n’est pas possible de démontrer scientifiquement.
  6. En effet, Weber, par exemple dans le cadre de l’enseignement, tout en soutenant l’élimination de toute évaluation pratique à cause des relations asymétriques (pouvoir, connaissance) subsistant entre le professeur et les étudiants, n’exclut pas la possibilité que des évaluations éthiques ou politiques puissent être exprimées « à la seule et unique condition » que l’auditoire ait pleine conscience « de ce qui dans son exposé résulte d’un raisonnement purement logique ou d’une constatation purement empirique des faits et de ce qui relève d’une évaluation pratique »
  7. Il est nécessaire de rappeler que la perspective interprétative des sciences sociales de Weber était fondamentalement antipositiviste et subjectiviste. Toutefois, en ayant comme but la fondation méthodologique de sciences sociales, en ce qui concerne spécifiquement son principe de neutralité axiologique, Weber se situe dans un courant de pensée, riche et varié, qui a contribué à bâtir la démarcation entre les propositions descriptives de la science et les propositions normatives de l’éthique : démarcation proposée d’abord par David Hume (1711-1776), puis soutenue et développée par les positivistes et les néopositivistes.
  8. Ces catégories ont émergé dans un espace hybride synthétisant, entre autres, des études des sciences sociales, de pédagogie, d’histoire et de philosophie des sciences. Dans le contexte de cet article, ces catégories seront plus particulièrement développées en prenant en compte l’attitude du scientifique vis-à-vis de son objet de recherche et du public profane dans des contextes d’expertise ou médiation culturelle.
  9. Au sens que, les théories scientifiques expliquant les faits se réfèrent à des entités existantes, mais leur « mise en ordre » découle d’une construction sociale résultante de l’interdépendance constitutive existante entre la communauté scientifique et le reste de la société civile.
  10. Prima facie, les scientifiques ne se font pas orienter par ces jugements de valeur ou bien ils ou elles croient « sincèrement » de ne pas se faire orienter par leurs jugements de valeur.
  11. L’italique a été ajouté par l’auteur.
  12. Dans le contexte de la viabilité ou non des techniques et objectifs du génie génétique, parmi les protagonistes de cette confrontation à la fois scientifique et politico-économique il y a naturellement les « Big 6 » sociétés leader dans les biotechnologies (BASF, Bayer, Dow Chemical Company, Pioneer Hi-Bred International [DuPont], Monsanto et Syngenta), leurs scientifiques et les scientifiques de la recherche publique qui peuvent être soutenus financièrement, aussi, par des fonds privés et peuvent soutenir des thèses et des résultats pro ou anti OGM. Autour de ce noyau producteur des connaissances biotechnologiques, la ceinture protectrice politico-médiatique est constituée par des organisations qui véhiculent l’information et font pression sur la société civile et les décisionnaires politiques (par exemple, des organisations pro OGM comme Biology Fortified Inc., AgBioWorld Foundation et EuropaBio et des organisations qui mettent en avant les risques potentiels, et avérés, des OGM comme Environmental Working Group, Friends of the Earth et Greenpeace).
  13. Précurseur prototypique de cette orientation politico-scientifique est l’Appel d’Heidelberg qui a été professé dans le cadre du Sommet de Rio en 1992 par des scientifiques qui s’opposaient à l’ampleur grandissante qui étaient en train de prendre les politiques de préservation des ressources naturelles et aux retombées qui aurait pu avoir « l’approche de précaution » prônée par la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement. La plupart des scientifiques ayant signé cet appel se sont fait berner par la machine de propagande des multinationales de l’amiante et du tabac. Plus récemment, on peut trouver un positionnement politique similaire chez J.C. Venter avec sa dénonciation des critiques des biotechnologies qui sont assimilées à de prises de position irrationnelles.
  14. Voir à ce propos la proposition du renouvellement nécessaire de l’épistémologie et de l’idée traditionnelle des relations entre la science, les techniques, la politique et l’éthique, de Coutellec (2013).

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