Introduction
Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron
Les manières de penser et de faire de la science et de contribuer aux sciences sont multiples. Cette pluralité épistémologique et méthodologique nous apparaît des plus fécondes, car elle est à même de mener à une compréhension toujours plus approfondie des réalités complexes qui composent notre monde. Pourtant, encore aujourd’hui, nous remarquons la vigueur avec laquelle le modèle positiviste[1] et son injonction de neutralité s’imposent au détriment d’autres perspectives de recherche.
Ainsi, dans le régime contemporain de développement des savoirs savants, le modèle dominant (positiviste réaliste) soutient que la science vise l’étude objective de la réalité en s’appuyant, notamment, sur l’application rigoureuse de la méthode « scientifique ». Cette dernière éviterait que des personnes ou des contextes influencent les résultats de recherche, ce qui leur permettraient d’être généralisables et universels. La neutralité du processus de recherche et des scientifiques serait donc nécessaire pour garantir la scientificité – et donc la vérité – d’une connaissance.
Cette vision est vivement contestée dans plusieurs champs de recherche, tels que les études sociales des sciences, l’histoire des sciences et les études féministes et décoloniales. Ces critiques de la possibilité de la science neutre estiment plutôt que les théories scientifiques sont construites et influencées par le contexte social, culturel et politique dans lequel travaillent les scientifiques, ainsi que par les conditions matérielles de leur travail. La reconnaissance de l’ancrage social de la science rend impensable, pour ces critiques, l’idée même de neutralité, de point de vue se situant hors de tout point de vue. Cette posture est souvent associé au « constructivisme ».
Bien qu’ancien, ce débat est toujours d’actualité. La compréhension positiviste réaliste (« normale ») des sciences, institutionnalisée dans les centres de recherche, détermine les contours des discours et représentations sociales des sciences et influence le rôle et le statut accordés aux scientifiques et aux savoirs qu’ils et elles produisent dans nos sociétés. Cette posture participe à légitimer certaines savoirs et modes de production de savoirs et à discréditer les savoirs issus de d’autres types de démarches heuristiques.
En 2017, dans le cadre du 85e congrès international de l’Association francophone pour le savoir tenu à Montréal, l’Association science et bien commun (ASBC)[2] a voulu questionner la possibilité, le bien fondé et les conséquences de l’injonction de neutralité faite aux scientifiques et aux sciences. Nous avons ainsi lancé la question « Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? » en proposant aux conférenciers et conférencières intéressées quatre axes de réflexion : épistémologique, politique, éthique et sociétal. L’axe épistémologique posait la question de la neutralité dans le travail cognitif de fabrication des connaissances et dans la conception de la vérité qui circule en sciences. L’axe politique discutait l’injonction de neutralité faite aux scientifiques dont les travaux touchent à des enjeux politiques majeurs qui les invitent à prendre parti. L’axe éthique interrogeait l’idée subversive que « la doctrine de la neutralité sert avant tout à la science à s’exonérer de toute responsabilité face à ses effets » (Toulouse, 2001). L’axe sociétal réfléchissait à l’influence des rapports sociaux et des idéologies économiques sur le développement des sciences, des objets de recherche et des politiques scientifiques.
Les vives discussions suscitées par la quarantaine de chercheurs et chercheuses réunies au colloque étaient inscrites dans une multitude de champs de savoirs : philosophie, sociologie, mathématiques, communication, santé, environnement, histoire, études féministes, études postcoloniales, éducation, sciences politiques, traduction, journalisme scientifique, etc. Les questions soulevées ont par ailleurs été abordées depuis une diversité de contextes historiques, politiques et culturels, les participants et participantes provenant du Canada, de France, du Cameroun, d’Algérie, du Brésil, des États-Unis et de Suisse. Nous avons voulu non seulement rendre compte de ces discussions, mais les poursuivre sous la forme d’un ouvrage ouvert, participatif et évolutif.
Un projet ouvert, participatif et évolutif
Cet ouvrage collectif va au-delà de simples « actes » de colloque. La publication a en effet été ouverte à des autrices[3] non présentes au colloque et les chapitres ont pour la plupart été rédigés à la suite du colloque, ce qui a permis à leurs auteurs et autrices d’y intégrer explicitement ou tacitement des références aux travaux de cette rencontre interdisciplinaire et internationale.
Ce projet a en outre permis d’expérimenter une nouvelle forme d’évaluation par les pair-e-s : ouverte et croisée. Les trois co-responsables du livre ont invité les auteurs et autrices à évaluer à l’aveugle deux autres textes de l’ouvrage. Cette évaluation concernait non seulement des aspects classiques de l’évaluation par les pair-e-s (intérêt, originalité, rigueur, validité de la contribution), mais elle portait aussi sur le respect de l’écriture inclusive, l’accessibilité à un large public et le souci d’intégration de références bibliographiques à des autrices et à des personnes non occidentales.
Les personnes évaluatrices devaient par ailleurs inclure un commentaire à publier à la suite du texte évalué, sous la forme d’une note réflexive centrée sur les idées et le contenu. C’est la dimension « ouverte » du processus. Certains commentaires ont été très brefs, d’autres très longs… Disponibles en ligne à partir d’avril 2019, ils permettront, nous l’espérons, d’approfondir la compréhension des débats.
Ce mode alternatif d’évaluation est en adéquation avec les valeurs d’ouverture, de transparence, de dialogue et d’inclusion caractéristiques de la science ouverte juste prônée par l’Association science et bien commun. La science ouverte est une science qui s’ouvre aux savoirs non scientifiques (traditionnels, expérientiels, autochtones, etc.) au lieu de les mépriser ou de les ignorer. C’est une science particulièrement attentive aux initiatives citoyennes et qui suscite la contribution des non-scientifiques à la recherche. C’est une science qui donne universellement accès à ses textes et à ses données de recherche dans tous les pays du monde, sans barrière financière – et qui favorise leur réutilisation au service du bien commun. C’est une science qui rejette la tour d’ivoire, qui vise la justice cognitive et le respect de tous les savoirs humains, qu’ils viennent des pays du Sud ou des pays du Nord. C’est une science vue comme un « commun », appartenant à l’humanité.
Cet engagement éthique, épistémologique et politique de l’Association science et bien commun révèle la réponse que nous donnons à la question « Et si la recherche ne pouvait pas être neutre? ». Non seulement nous croyons que la recherche scientifique ne peut être neutre, mais nous sommes d’avis qu’elle doit être engagée et ainsi soutenir la réflexion et l’action sociales, dans des perspectives écologistes et solidaires. Vous constaterez à la lecture de cet ouvrage que la majorité des personnes qui y ont contribué partagent ce point de vue, mais pas toutes. Et nous en sommes bien heureuses! Nous souhaitons ainsi avant tout susciter la réflexion et le débat.
Aperçu d’un ouvrage polyphonique engageant
L’originalité, la richesse et la vivacité des contributions rassemblées dans cet ouvrage ne laissera aucun lecteur, aucune lectrice indifférent-e! Ces écrits sont portés par un souci d’authenticité et de pertinence scientifiques qui ne peut qu’interpeller les citoyennes et citoyens, qu’ils et elles soient ou non chercheuses et chercheurs. Le livre est organisé en quatre parties, correspondant à quatre dimensions de la brûlante question qui a rassemblé les auteurs et les autrices. Les premiers chapitres défendent l’impossibilité de la neutralité scientifique, ceux de la partie suivante se penchent sur les effets d’une telle posture alors que les contributions de la troisième partie dessinent des horizons au-delà de la neutralité. Une quatrième et dernière partie propose de fécondes perspectives réflexives sur des expériences et des parcours de recherche engagée.
(Im)possible neutralité scientifique
Par le biais d’études de cas ou de recherches théoriques, plusieurs auteurs et autrices argumentent avec brio l’impossibilité d’une recherche scientifique neutre ou, par extension, d’une science neutre. Ils et elles déconstruisent des notions telles que l’objectivité, la preuve et la vérité scientifiques, en s’appuyant sur un riche patrimoine de réflexions intellectuelles.
Du côté des réflexions théoriques, Marie-Laurence Bordeleau-Payer soutient l’impossibilité fondamentale de la neutralité scientifique, expliquant que la connaissance repose sur le langage, lui-même nécessairement ancré dans des réalités socio-historiques particulières (« L’ancrage sociologique du concept. Réflexion sur le rapport d’objectivation »). Oumar Kane traite ensuite de l’historicité des développements de la pensée scientifique en s’appuyant sur les contributions philosophiques d’Aristote, de Gaston Bachelard et de Paul Feyerabend. Il analyse la dimension politique de toute entreprise de construction de savoirs (« La neutralité pour quoi faire? Pour une historicisation de la rigueur scientifique »). Dans le même esprit, Pierre-Antoine Pontoizeau se penche sur l’intentionnalité orientant le travail scientifique; alors que le courant positiviste soutient que la science se construit sur des jugements de faits, l’auteur rappelle l’importance des jugements de valeurs dans le processus de recherche. Il expose ensuite comment la répétition, en tant que critère de validité scientifique, contribue à figer les représentations sociales, au profit des cosmovisions dominantes (« De l’impossible neutralité axiologique à la pluralité des pratiques »). Croisant des perspectives issues de trois champs disciplinaires — soit l’anthropologie, la sociologie et la philosophie —, Valérie Paquet et Julia Morel explorent quant à elles certaines interprétations du postulat épistémologique de la neutralité dans le champ des sciences humaines et sociales (« Sur l’idéal de neutralité en recherche. Bachelard, Busino et Olivier de Sardan mis en dialogue »).
Du côté des études de cas, Guilia Anichini témoigne du « bricolage de données » qu’elle a observé dans l’analyse et le traitement de données issus de l’imagerie par résonance magnétique (IRM), bricolage que motiverait notamment la pression de publication (« Quand les résultats contredisent les hypothèses. La neutralité en question dans la production du savoir sur le cerveau »). Milouda Medjahed nous convie par la suite dans l’univers de la traductologie, d’où elle discute – à travers maints exemples – les apports du courant (post)colonial à la mise en exergue d’agendas politiques de traduction (« Les traductions coloniales et (post)coloniales à l’épreuve de la neutralité »). Samir Hachani explore le monde de la publication scientifique en s’intéressant à la place des femmes parmi les « pairs » à qui des revues scientifiques demandent d’évaluer des articles ou parmi les comités scientifiques de prestigieuses revues. Les inégalités qu’il observe ainsi questionnent la « neutralité » de ce qui est pourtant considéré comme un rempart de l’objectivité scientifique (« Les pratiques d’évaluation par les pair-e-s. : pas de neutralité »).
Cette partie se termine par un dialogue en trois temps entre des compréhensions divergentes de la neutralité et de l’activité scientifique. D’une part, Pascal Lapointe propose une vision de la science plus proche du positivisme et attachée notamment à la distinction entre faits et opinions. Il explore les manières de communiquer les sciences aux publics qui y sont récalcitrants. Mélissa Lieutenant-Gosselin met en doute cette posture et interroge Pascal sur d’autres manières de penser et de communiquer les sciences (« Les faits, les sciences et leur communication. Dialogue sur la science du climat à l’ère de Trump »). Pascal Lapointe lui répond en indiquant que l’image de la neutralité de la science est une arme contre les discours de désinformation.
L’insoutenable neutralité scientifique
La deuxième partie de cet ouvrage collectif propose des textes qui analysent les effets de la norme de neutralité en science et, plus largement, en société. Alors que la neutralité scientifique est vue par plusieurs chercheurs et chercheuses comme un principe fondamental de l’éthique de la recherche, Florence Piron critique plutôt l’amoralité d’une telle posture qui amène à se méfier des émotions, sentiments et valeurs comme étant des obstacles à la vérité alors qu’ils sont nécessaires à la pensée et à la création de savoirs humanisés et humanisants (« L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance »). Maryvonne Charmillot et Raquel Fernandez-Iglesias s’attaquent quant à elles à la « grammaire positiviste » légitimant des injonctions et des conventions peu propices au déploiement de la pensée et de la créativité intellectuelles. Face au conformisme scientifique, les autrices invitent au pluralisme et même au développement d’« actes de recherche insolents » (« Voyage vers l’insolence. Démasquer la neutralité scientifique dans la formation à la recherche »).
Les autres contributions de cette section portent chacune sur un champ de recherche particulier, soit les sciences de l’environnement et les sciences politiques. Ainsi, c’est par une déconstruction du discours de la Marche internationale pour la science tenue dans le cadre du Jour de la Terre 2017 que Laurence Brière met en lumière l’incohérence d’une posture de neutralité scientifique alors que les questions socio-écologiques vives impliquent nécessairement tout être humain en tant que partie d’une trame de vie et d’une communauté politique (« La neutralité en sciences de l’environnement. Réflexions autour de la Marche internationale pour la science »). Cécile Dubernet expose ensuite comment le postulat de l’efficacité de la violence, développé et répandu dans une perspective de neutralité scientifique, vertèbre le champ de la science politique française. L’autrice montre habilement les effets pervers d’une telle situation, à commencer par la difficulté qu’ont les chercheuses et chercheurs concernés à contribuer au développement d’imaginaires ne considérant plus la violence comme un incontournable du politique (« Neutralité, donc silence? La science politique française à l’épreuve de la non-violence »).
Au-delà de la neutralité
Après avoir soutenu l’impossibilité de la neutralité scientifique et soulevé un ensemble de conséquences pernicieuses d’un tel positionnement épistémologique, cet ouvrage collectif propose d’autres avenues et lance une discussion sur les défis de la sortie de la norme de neutralité. Les chapitres de cette section suggèrent ainsi des perspectives déontologiques, épistémologiques ou méthodologiques susceptibles d’être fécondes pour un tel dépassement.
Au regard de controverses socioscientifiques d’actualité, Donato Bergandi interroge le rôle des chercheurs et chercheuses dans de tels contextes et propose une typologie des postures déontologiques observées (« Les sciences impliquées. Entre objectivité épistémique et impartialité engagée »). S’intéressant également aux questions socialement vives et analysant plus spécifiquement trois cas français, Robin Birgé et Grégoire Molinatti mettent en lumière une diversité de postures d’expertise (« Neutralisation et engagement dans des controverses publiques. Approche comparative d’expertises scientifiques »).
Mathieu Guillermin propose ensuite une analyse des contributions d’Hilary Putnam sur la question de la neutralité en sciences. Il invite à s’approprier la démarche de « rationalité évaluative » proposée par le philosophe des sciences, qui rejette l’injonction de neutralité tout en soutenant la possibilité d’une rationalité et d’une objectivité scientifiques (« Non-neutralité sans relativisme? Le rôle de la rationalité évaluative »). Sklaerenn Le Gallo soutient quant à elle qu’une « exigence de réflexivité » incombe aux chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales. L’autrice développe sa proposition à l’aune des héritages foucaldien et bourdieusien, où l’engagement des intellectuels, hommes et femmes, est envisagé comme inévitable et nécessaire (« Comprendre et étudier le monde social. De la réflexivité à l’engagement »). Puis, Sarah Calba et Robin Birgé proposent à leur tour, en marge des solutions généralement proposées face à l’impossible neutralité scientifique, une approche de « distanciation » attentive au choix des mots et des jeux de langage donnant forme à une recherche (« Langagement. Déconstruction de la neutralité scientifique mise en scène par la sociologie dramaturgique »).
Perspectives réflexives
Dans cette quatrième et dernière partie du livre, quatre chercheuses et chercheurs explorent de manière réflexive et très personnelle l’impact de l’exigence de neutralité dans leur parcours. Mélodie Faury raconte comment, à partir d’une formation classique en biologie « positiviste », sa réflexion sur les sciences l’a conduite vers les sciences sociales et un constructivisme réflexif (« Que signifie être chercheuse? Du désir d’objectivité au désir de réflexivité »). Les trois textes qui suivent explorent de manière plus spécifique les enjeux, les défis et les possibilités de la recherche engagée en faisant référence à leurs propres expériences de militance et de recherche critique. Éric George articule sa réflexion à partir de travaux de l’École de Francfort, du champ de l’économie politique de la communication et des cultural studies. L’auteur soutient la complémentarité de la recherche critique et de la militance tout en soulevant les défis concrets d’une telle articulation (« Des relations complexes entre critique et engagement. Quelques enseignements issus de recherches critiques en communication »). Lena A. Hübner explore ensuite les enjeux de la diffusion des résultats de recherches critiques portant sur la communication politique numérique. L’autrice propose des pistes pour soutenir les groupes engagés vers la transformation des réalités problématiques tout en composant avec l’inévitable réappropriation des résultats de recherche par les intérêts dominants (« Perspectives critiques et études sur le numérique. À la recherche de la pertinence sociale »). Enfin, Stéphane Couture aborde – à partir des choix, des moments charnières et des incidents critiques qui ont donné forme à son parcours de militant et de chercheur – les possibilités et les limites de la recherche engagée d’un point de vue pragmatique (« Réguler les rapports entre recherche scientifique et action militante. Retour sur un parcours personnel »).
Une réflexion qui se poursuit
Nous espérons que les lecteurs et lectrices trouveront en cet ouvrage des repères théoriques et critiques de nature à stimuler leur propre réflexion éthique sur les enjeux du positionnement épistémologique en recherche. N’hésitez pas à nous écrire pour nous faire part de la manière dont ces contributions résonnent chez vous.
Bonne lecture!
Référence
Toulouse, Gérard. 2001. Regards sur l’expérience passée: science moderne et responsabilités des savants. Présenté au Colloque La fabrication de l’humain, Paris.
http://www.phys.ens.fr/~toulouse/
- Ce concept est usuel en sciences sociales et humaines, alors qu'il est beaucoup moins en STIM (Sciences, technologies, ingénierie et médecine). Le livre devrait permettre d'en comprendre les raisons. ↵
- Organisation à but non lucratif fondée en juillet 2011 au Québec, l’Association science et bien commun — ASBC) a pour mission de stimuler la vigilance et l’action pour une science ouverte, au service du bien commun. ↵
- Nous suivons dans ce livre les principes de l'écriture inclusive et contribuons ainsi aux retrouvailles de la langue française avec des formes grammaticales féminines ayant été effacées de l'usage par l'Académie française à la Renaissance. ↵