Perspectives réflexives

21 Réguler les rapports entre recherche scientifique et action militante

Retour sur un parcours personnel                                  

Stéphane Couture

Je milite pour les politiques et les épistémologies de la localisation, du positionnement et de la situation, où la partialité, et non l’universalité, est la condition pour faire valoir ses prétentions à la construction d’un savoir rationnel. (Haraway, 2007 : 126)

Ce qui nous invite non à la négation de la rigueur scientifique […] ni à la négation scientiste […] de nos « impuretés » et de nos fragilités constitutives, mais à assumer réflexivement ces impuretés et ces fragilités dans le mouvement de constitution de rigueurs scientifiques partielles et provisoires.
(
Corcuff, 2011 : par. 37)

À partir d’une démarche réflexive s’inspirant de l’approche auto-ethnographique (Richardson, 2000), j’explore dans ce chapitre la manière dont l’injonction de neutralité continue de m’interpeller dans mon travail de recherche et mon engagement militant. En ce sens, ce chapitre prend probablement le contre-pied des différentes contributions à cet ouvrage en insistant sur la pertinence toujours actuelle de la neutralité prise comme injonction méthodologique dans le sens défini par Weber. Revoici les premiers mots de l’appel à communication pour la conférence à l’origine de cette publication :

Dans le régime contemporain de production des savoirs, le modèle dominant (positiviste réaliste) de la science la présente comme l’étude objective de la réalité. Selon ce modèle, l’utilisation de la méthode scientifique garantit que ni les personnes ni les contextes n’influencent les résultats, ce qui rend ces derniers généralisables et universels. La neutralité du processus de recherche et des chercheurs et chercheuses est nécessaire pour garantir la scientificité — et donc la vérité — d’une connaissance (Piron, Brière et Lieutenant-Gosselin, 2017)[1].

Cet appel à communication mentionnait aussi que « cette vision est vivement contestée par les études sociales des sciences ou l’histoire des sciences, mais aussi par les études féministes et postcoloniales ». Évoluant moi-même à l’intersection du champ des études en communications et celui des études sur les sciences et les technologies et étant fortement influencé par la pensée féministe et la démarche sociologique, j’adhère largement à cette critique du caractère universel et prétendument neutre de la connaissance scientifique. Mon objectif n’est donc pas ici de proposer une critique de la neutralité dans son sens épistémologique (l’idée que telle méthode ou telle connaissance serait par essence universellement « neutre et objective »). Je voudrais plutôt, à partir de mon expérience personnelle, soulever certains enjeux éthiques et méthodologiques qu’impliquent les relations entre activité politique militante et pratique de recherche universitaire ainsi que la manière dont j’ai pris en compte « l’injonction de neutralité » dans ces engagements.

Mon parcours des dernières années a en effet été marqué par des engagements à la fois militants et de recherche sur des sujets liés aux technologies numériques, tels que les logiciels libres ou les politiques publiques d’Internet. Si les dimensions militantes et scientifiques de ces engagements sont parfois bien délimitées, le maintien de ces postures ou la transition entre celles-ci posent très souvent des questions que je considère surtout d’ordre éthique et méthodologique et que j’aimerais explorer dans ce texte : comment, par exemple, aborder une situation où le ou la chercheuse se trouve en position de responsabilité ou de pouvoir dans le groupe étudié et donc potentiellement en situation de désaccord voire de conflit avec lui? Comment négocier le passage d’un engagement au sein d’un groupe qui est d’abord construit et présenté comme militant à un engagement où l’identité première est celle du ou de la chercheuse qui « étudie » ce groupe selon les normes universitaires et d’éthique de la recherche en vigueur.

Mon objectif n’est donc pas ici de défendre l’idée que la recherche, la science ou l’une ou l’autre méthode ou théorie sont complètement et purement « neutres ». De la même manière, je ne souhaite pas non plus prétendre avoir été complètement et purement « neutre » dans mes recherches. Plus humblement, j’essaie dans ce texte d’explorer l’effet qu’a l’injonction de neutralité dans mon travail scientifique, et plus spécifiquement, comment cette injonction m’amène à adopter une certaine « prudence réflexive » dans mes identités ou rôles changeants de citoyen et militant d’une part, et de chercheur prétendant à une certaine scientificité d’autre part. Ma réflexion rejoint celle de Philippe Corcuff (2011), lui-même très engagé sur le plan politique, et qui s’appuie sur une relecture des écrits de Weber sur la neutralité axiologique pour soutenir l’importance de valoriser « une autonomie de l’activité scientifique émancipée du scientisme » qui nous amènerait « à assumer réflexivement [nos] impuretés et [nos] fragilités dans le mouvement de constitution de rigueurs scientifiques partielles et provisoires » (ibid.). À l’instar de Corcuff, je conçois ici la posture de neutralité non pas comme une quête de pureté épistémologique, éthique ou méthodologique, mais plutôt comme « un horizon régulateur invitant à une réflexivité sociologique sur les composantes éthiques de notre travail » (ibid. : par. 33). Loin d’adhérer à la prétention scientiste d’une neutralité pure qui garantirait l’universalité de la connaissance, c’est plutôt sur la pertinence de ce que j’appelle une « neutralité partielle », certes impure, imparfaite et relationnelle, mais néanmoins nécessaire à laquelle j’aimerais réfléchir ici.

Le texte est divisé en deux parties principales. Dans un premier temps, je passe en revue certains travaux en sciences sociales ayant abordé la question de la neutralité et des liens entre science et politique, en particulier dans l’étude des mouvements sociaux. La deuxième partie aborde ma propre expérience dans mes différentes recherches et engagements militants[2].

La critique de la neutralité en sciences sociales

Les recherches faites dans le champ « Sciences, technologies et société » ont depuis longtemps montré le caractère socialement construit de la connaissance et des objets technologiques. Les autrices féministes, en particulier, ont remis en question les idées d’objectivité et de neutralité, en insistant sur le fait que la connaissance est toujours « située » socialement. La théorie féministe du point de vue ancré (standpoint) met par exemple l’accent sur l’idée que la neutralité est impossible en sciences comme dans tout autre domaine, et que les connaissances sont toujours ancrées dans un contexte particulier (Harding, 2004; Larivée, 2013). Ces approches féministes ont également été mobilisées dans le domaine des études sur les technologies pour montrer comment le design de certains objets (van Oost, 2003) ou encore les catégories utilisées dans les systèmes d’information peuvent aussi être ancrés socialement et refléter des valeurs sociales dominantes (Suchman, 1993). D’une manière similaire, les approches décoloniales ont également critiqué la prétendue neutralité des méthodologies de recherche. Dans Decolonizing Methodologies, Tuhiwai Smith (1999) considère que la recherche scientifique est intimement liée aux excès de la colonisation et représente un processus de justification idéologique de la supériorité de la culture occidentale. Elle écrit par exemple que les récits des anthropologues ont été construits à partir de leurs propres représentations culturelles du genre, de la sexualité, de lespace et du temps et ont situé les cultures autochtones (indigenous cultures) dans une sorte déchelle de civilisation où les cultures occidentales se retrouvaient au sommet. Les derniers chapitres du livre Decolonizing Methodologies tracent les contours de ce que serait une recherche réalisée à partir dune approche et dun « cadre conceptuel » autochtone au bénéfice des Autochtones plutôt qu’à celui des Occidentaux.

Ma référence principale pour penser ces questions est cependant le texte de Donna Haraway (2007[1988]) sur les savoirs situés. À l’instar de la théorie du point de vue de Harding, Haraway s’oppose dans ce texte à l’idée selon laquelle il serait possible d’être « comme Dieu » et de percevoir la réalité à partir de nulle part, en anglais le « god trick of seeing everything from nowhere » (Haraway, 1988 : 581). Pour cette autrice, la prétendue universalité de la connaissance cache en fait que celle-ci a été produite et, ce qui est sans doute le plus important, qu’elle représente le point de vue des groupes dominants qui peuvent se permettre de se positionner comme universels. Haraway privilégie ainsi des points de vue « subordonnés » (provenant des personnes marginalisées), non pas parce que ces points de vue sont plus purs ou plus près de la vérité, mais parce que ces points de vue sont plus sensibles au caractère situé de la connaissance, et à l’effacement des positionnements dans les prétentions universalisantes d’une certaine science.

Il est cependant important d’insister ici sur le fait qu’Haraway s’oppose autant à la vision totalisante de la science se prétendant voir de nulle part qu’à la vision relativiste tout aussi universalisante affirmant qu’aucune vérité ne vaut : « Le relativisme est une façon d’être nulle part tout en prétendant être partout de la même manière. L’égalité de positionnement est un déni de responsabilité et de questionnement critique » (Haraway, 2007 : 120). Plutôt que de rejeter l’objectivité de la science, c’est une objectivité « incarnée » qu’elle défend, une objectivité qui implique une reconnaissance de son origine et, par conséquent, des limites possibles de sa représentativité. Pour Haraway, c’est une « épistémologie de la localisation, du positionnement et de la situation, où la partialité, et non l’universalité, est la condition pour faire valoir ses prétentions à la construction d’un savoir rationnel (ibid. : 126).

Haraway ne traite pas explicitement de « neutralité » dans ce texte. Ce terme n’y figure pas. Toutefois, il me semble pertinent de penser la neutralité de la manière dont cette autrice a pensé l’objectivité, en proposant une conception de la neutralité, non pas pure, mais plutôt « partielle », c’est-à-dire inscrite dans une épistémologie du positionnement, de l’emplacement et de la situation. J’aimerais pour cela revenir sur les réflexions de Weber sur l’injonction de neutralité en sciences sociales et plus précisément, sur les relectures récentes de ses écrits sur le sujet.

Le savant et le politique : retour sur l’injonction de neutralité chez Weber

Weber est sans doute l’une des références les plus importantes en ce qui concerne l’exigence de neutralité dans la recherche, plus spécifiquement en sociologie, et il m’apparaît donc incontournable d’y revenir dans un texte abordant le sujet. Dans Le savant et le politique, Weber (2001) soutient que les vocations scientifiques et politiques doivent être clairement distinguées, celles-ci étant fondamentalement incompatibles. Tandis que le rôle du politique est de prendre position, celui des scientifiques (en sciences sociales) est d’analyser les structures sociales de façon neutre. Weber écrit que « chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus de compréhension intégrale des faits » (Weber, 2001 : 72). Il met ainsi de l’avant un principe de neutralité axiologique qui devrait guider la recherche en sciences sociales, soutenant en cela que le ou la chercheuse devrait s’abstenir de prendre position pour parvenir à une compréhension intégrale des faits.

Bien que les thèses de Weber soient souvent reçues comme une injonction universelle à la neutralité, il convient toutefois de nuancer cette lecture. Comme l’ont souligné plusieurs auteurs et autrices (Weber et Kalinowski, 2005; Lee et coll., 2005; Goldenberg et Couture, 2008), il est en effet important de rappeler que Weber lui-même était de son temps fortement engagé politiquement, par exemple en participant à la fondation du Parti démocratique allemand et en publiant régulièrement des textes politiques. Les injonctions de Weber doivent donc être replacées à la fin du 19e siècle, alors qu’il cherchait à se distancier de certains de ses collègues qui défendaient avec vigueur le gouvernement impérial. Kalinowski (Weber et Kalinowski, 2005) souligne d’ailleurs que le terme de « neutralité axiologique » est une traduction insatisfaisante du terme allemand Wertfreiheit, qui renverrait plutôt à l’idée d’une « non-imposition des valeurs ». L’autrice note aussi que la notion de Wertfreiheit avait d’abord été forgée pour s’opposer à certains enseignants (surtout des hommes à cette époque) dont la pédagogie était trop teintée du conservatisme de l’époque et qui se servaient de leur autorité pour diffuser leur propagande (Weber, 2005; Roman, 2006). Ce serait donc fondamentalement à l’abus d’autorité que Weber se serait opposé, comme on le voit dans cet extrait de Le savant et le politique (Weber, 2001 : 19) :

Il est dit au prophète aussi bien qu’au démagogue : « Va dans la rue et parle en public », ce qui veut dire là où l’on peut te critiquer. Dans un amphithéâtre au contraire on fait face à son auditoire d’une tout autre manière : le professeur y a la parole, mais les étudiants sont condamnés au silence […] Aussi un professeur est-il inexcusable de profiter de cette situation pour essayer de marquer ses élèves de ses propres conceptions politiques au lieu de leur être utile, comme il en a le devoir, par l’apport de ses connaissances et de son expérience scientifique.

Telle qu’elle est présentée ici, et comme le souligne aussi Corcuff (2011 : par. 21), cette posture de Weber renvoie surtout à une éthique pédagogique, dans ce sens que ce qui semble préoccuper l’auteur, ce sont davantage les enjeux d’abus de pouvoir et d’autorité plutôt que de savoir si la connaissance elle-même peut être vraiment neutre et sans biais. Concernant le travail scientifique proprement dit, Corcuff souligne également que même si Weber semble interdire des « prises de position directes sur ce qui doit valoir », il ninterdit pas complètement aux scientifiques d’ « exprimer sous forme de jugements de valeur les idéaux qui les animent » (Weber, 1965a : 133; cité par Corcuff, 2011 : par. 13). Un cas souvent cité est l’exemple d’un enseignant anarchiste dans le domaine du droit, qui serait plus en mesure d’analyser le droit dans sa société contemporaine étant donné son rapport de rupture avec celle-ci : « situé en dehors des conventions et présuppositions qui paraissent si évidentes à nous autres, peut lui donner l’occasion de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes » (Weber, 1965b : 411; cité par Corcuff, 2011 : par. 18).

Cette lecture de la neutralité axiologique de Weber n’implique donc pas la nécessité ou même la possibilité d’être « sans valeurs », mais renvoie plutôt à la nécessité méthodologique d’une certaine prise de distance par rapport à nos propres valeurs et à celles du groupe ou de la société étudiée dans le cadre du travail savant (enseignement ou recherche). Cette nécessaire distanciation (ou neutralité axiologique) m’apparaît encore plus importante lorsque mise en relation avec l’engagement politique ou militant au sein d’un groupe. Corcuff note que l’injonction de neutralité, plutôt que d’être une quête de pureté, se veut davantage un « horizon régulant » invitant la réflexivité sur les composantes éthiques de notre propre travail, et en particulier celles concernant « la tension entre une logique de rigueur de la recherche et les impératifs de l’action militante » (Corcuff, 2011 : par. 32).

Tensions et difficultés d’articulation entre recherche et action militante

Ces tensions et difficultés d’articuler les champs de la recherche et du militantisme ont été explorées dans plusieurs écrits. Skinner, Hackett et Poyntz (2015) remarquent ainsi que les champs universitaire et activiste (ou militant) restent des champs distincts dont les dynamiques propres peuvent faciliter, mais aussi contraindre, la collaboration entre universitaires et activistes. Ils notent par exemple, qu’alors que plusieurs initiatives militantes émergent du milieu académique, la collaboration à plus long terme entre activistes et universitaires s’avère souvent réduite du fait que le contexte actuel incite fortement les universitaires à prioriser les demandes de subventions et la publication dans des revues évaluées par des comités de lecture. Petrick (2015) montre, en se basant sur quelques entrevues réalisées auprès d’universitaires-activistes (activistsresearchers), les difficultés en termes de gestion du temps et d’équilibre émotionnel pour gérer les contraintes institutionnelles et académiques des champs militant et universitaire.

En introduction d’une publication sur l’éthique de la recherche « sur et avec les mouvements sociaux », Gillan et Pickerill (2012) explorent aussi les difficultés à articuler recherche et engagement militant. Leur texte montre bien l’importance de reconnaître que de multiples identités se croisent dans la pratique de recherche sur les mouvements sociaux. Le texte soutient également que ce croisement d’identité soulève des enjeux éthiques qui ne peuvent pas être résolus définitivement, mais doivent au contraire être abordés par un effort continuel de réflexivité. Les auteurs et autrices remarquent que beaucoup de recherches sur les mouvements sociaux reconnaissent aujourd’hui le caractère situé de toute connaissance. Néanmoins, ces auteurs et autrices notent que plusieurs de ces recherches se revendiquant d’une approche participative ont tendance à considérer la connaissance ancrée dans la praxis des mouvements sociaux comme étant plus intéressante et plus authentique que celle produite en milieu universitaire. Tout en reconnaissant l’importance des approches participatives et de la connaissance produite par les mouvements sociaux, Gillan et Pickerill (2012) mettent en garde contre une approche trop dogmatique qui hiérarchiserait certaines formes de connaissance comme étant supérieures à d’autres. Il et elle insistent ainsi que la responsabilité des universitaires d’articuler et de promouvoir la valeur de la « connaissance en général » et non pas seulement celle directement utile aux mouvements sociaux.

L’éthique de la réciprocité renvoie à l’idée que les universitaires doivent « redonner à la communauté » en échange de leurs recherches. Gillan et Pickerill (2012) notent que ce principe peut être problématique pour plusieurs raisons, en particulier s’il devient doctrinaire. D’une part, leur texte rappelle que la réciprocité n’élimine pas les problématiques liées à l’objectivation des acteurs et actrices et de leurs pratiques. Ensuite, il peut y avoir un danger que la réciprocité soit pratiquée seulement pour des raisons opportunistes, voire malhonnêtes, par exemple pour avoir accès au mouvement social, plutôt que d’être motivée par un véritable désir de restitution. Gillan et Pickerill soulignent que cette situation devient plus critique encore dans le contexte où l’engagement des universitaires dans le changement social est de plus en plus valorisé, notamment par l’introduction de mesures de « facteur d’impact », comme c’est le cas en Grande-Bretagne,  dans leur lieu de travail. Dans ce contexte, Gillan et Pickerill écrivent (ibid.: 136) que la réciprocité peut devenir davantage un moyen de faire avancer sa carrière qu’un objectif éthique proprement dit[3].

Finalement, une dernière problématique renvoie au fait qu’une valorisation excessive, voire exclusive, de la réciprocité et des approches participatives peut avoir pour conséquence de réduire la diversité des mouvements étudiés. En effet, s’il est assez aisé de justifier une approche participative lorsqu’il s’agit d’étudier des mouvements sociaux avec lesquels nous sommes généralement en accord, cela devient beaucoup plus délicat sur le plan éthique et moral dans le cas de mouvements haineux, racistes ou violents. Or, comme le notent Gillan et Pickerill (2012), il est d’autant plus important de comprendre les pratiques de ces mouvements si l’on est en désaccord avec ceux-ci et l’on souhaite éventuellement s’y opposer. Sur le plan méthodologique de l’observation, une posture de neutralité au moment de réaliser le terrain par exemple pourrait sans doute mieux convenir comme compromis entre accès au terrain et cohérence éthique.

En 2003, le Journal of Philosophy & Geography a publié un long article (Lynn, 2003) sur l’éthique et le militantisme global, qui regroupe plusieurs textes courts issus de précédentes conférences. L’un des textes aborde les relations de pouvoir dans la collaboration entre universitaires et activistes. L’auteur (Routledge, 2003) soutient l’importance de ne pas « essentialiser » les différences entre recherche et militantisme, mais de ne pas non plus les nier. Il insiste plutôt sur la nécessité de développer une « éthique relationnelle » attentive à l’évolution du contexte de recherche et, en particulier, des asymétries entre universitaires et activistes. L’auteur propose le terme de « collaboration critique » pour décrire ces types de collaboration « sensibles » à cette éthique relationnelle. Quatre dilemmes éthiques de ces collaborations critiques sont exposés. Le premier concerne le dilemme entre critique et censure : jusqu’à quel point peut-on être critique tout en continuant de soutenir un mouvement? Dans bien des cas, la censure ne viendra pas du mouvement étudié, mais plutôt de l’universitaire, qui évitera certaines critiques du mouvement. Le deuxième dilemme éthique aborde la frontière entre la critique et la propagande : comment analyser un mouvement que l’on soutient sans pour autant que cela ne devienne de la propagande pour ce mouvement? Ou inversement, comment critiquer de façon constructive un mouvement, sans que cela ne devienne un outil de propagande pour l’opposition au mouvement? Le troisième dilemme concerne ce que Routledge (2003) décrit comme la frontière entre carriérisme et collaboration sincère avec les mouvements étudiés : comment trouver l’équilibre entre nos exigences en termes d’avancement professionnel et les nécessités du mouvement étudié? Ou encore, entre nos intérêts de recherche personnels et ceux du groupe étudié? Finalement, un quatrième dilemme éthique (un peu moins développé par l’auteur) concerne la question de l’ouverture et de la transparence qui peut ne pas toujours être le meilleur choix, par exemple lorsqu’il s’agit de trouver l’équilibre entre notre militantisme et le fait de représenter une institution académique. Pour l’auteur, il n’y a pas de réponses claires à ces dilemmes et il déplore d’ailleurs, en citant Baviskar (1995), qu’une sensibilité aux relations de pouvoir entre activistes et universitaires conduise souvent à miner les désirs de collaboration plutôt qu’à servir d’opportunité pour développer un regard réflexif sur ces problématiques.

Ces différentes réflexions montrent bien les difficultés inhérentes aux relations entre la recherche et l’engagement militant. Tout en reconnaissant le caractère situé de toute connaissance, il m’apparaît nécessaire de problématiser les enjeux éthiques des relations entre recherche et militantisme et voir comment le principe ou l’injonction de neutralité peut permettre de « réguler » ces relations.

Retour sur mon parcours de militant et de chercheur

Dans cette section, je propose une exploration réflexive de la manière dont l’injonction à la neutralité est toujours restée à l’arrière-plan de ma pratique de recherche. Par l’exposition de l’évolution de ma position entre militantisme et recherche, je voudrais montrer que, loin d’aller de soi, ces positionnements ont toujours soulevé pour moi certaines difficultés. Cette exploration réflexive s’appuie sur la démarche auto-ethnographique, définie par Richardson (2000) comme une forme décriture personnalisée et réflexive où les auteurs et autrices racontent des histoires sur leur vie personnelle en les liant à des processus culturels ou, dans mon cas ici, à des processus méthodologiques. Mon approche est de faire ressortir les positionnements et transitions entre ces différentes identités en montrant comment je perçois aujourd’hui la manière dont l’injonction de neutralité s’est manifestée dans ces positionnements et transitions, notamment par une sensibilité constante aux enjeux éthiques et méthodologiques de mon rapport au terrain[4].

L’idée que je souhaite soutenir ici est que l’injonction de neutralité telle que conceptualisée par Weber – traduction imparfaite de la Wertfreiheit – m’apparaît encore aujourd’hui pertinente, si ce n’est que comme « horizon régulateur » ou principe heuristique d’injonction à la prudence dans notre rapport au terrain. Un point sur lequel je voudrais particulièrement réfléchir concerne l’évolution de mon identité entre militantisme et recherche, depuis une position de militant au sein d’un mouvement social jusqu’à une position de chercheur «  sur » le mouvement étudié. Ce questionnement est à la fois éthique et méthodologique, mais aussi identitaire (entre l’identité militante et celle d’universitaire) : comment négocier les positions changeantes entre recherche et militantisme? Quelles sont les possibilités (éthiques, méthodologiques) de produire une analyse scientifique concernant une relation avec un groupe qui n’était pas d’abord construite comme un « terrain­ »?

Dans les prochaines pages, je présenterai ces différents moments afin d’explorer les rapports entre mes identités de militant et de chercheur. Le premier moment présente une situation où j’étais moi-même pleinement engagé, mais travaillais en tandem avec une chercheuse plus « neutre » dans ses observations. Le deuxième moment concerne mes propres études de maîtrise et de doctorat où j’ai mené mes recherches à l’extérieur du pays dans un souci de rester « neutre » par rapport aux groupes étudiés. Le troisième moment aborde le travail de recherche réalisé en contexte militant, mais que je qualifie de « neutre » face au milieu universitaire. Le quatrième moment, au sein duquel s’inscrit cet article, cherche à assumer et réfléchir plus explicitement à la question de la neutralité dans mes identités de chercheur/militant.

Premier moment. De militant à coordonnateur de recherche : le LabCMO

Mon entrée dans la recherche s’est faite en suivant d’abord une trajectoire d’engagement militant. Après avoir terminé des études en informatique, j’ai œuvré pendant quelques années comme militant bénévole au sein de médias alternatifs et participé à différents projets humanitaires et de coopération internationale. Ayant toujours conservé un pied dans le milieu universitaire (en suivant des cours à l’université chaque année comme auditeur libre, en réalisant des contrats de recherche et en fréquentant la bibliothèque régulièrement, par exemple), j’ai décidé d’entreprendre des études supérieures en sciences sociales et j’ai arrêté mon choix sur la maîtrise en communication à l’UQAM. Au même moment, j’ai accepté de coordonner le Laboratoire de communication médiatisée par ordinateur (LabCMO) de l’UQAM, alors dirigé par Serge Proulx. Pour atteindre mes objectifs et gérer efficacement mon temps, j’ai tout naturellement décidé d’associer étroitement mes engagements militants – souvent bénévoles – à mon travail de recherche. Plus spécifiquement, j’étais alors actif au sein de l’organisme Koumbit, un hébergeur web sans but lucratif destiné aux groupes communautaires et associations québécoises, qui en était à ses premières heures et avait donc très peu de ressources. Dans l’objectif de revitaliser l’espace du LabCMO et d’offrir un lieu pour les rencontres hebdomadaires, j’ai encouragé l’organisme Koumbit à réaliser la plupart de ses rencontres au sein du Laboratoire. Par ailleurs, plusieurs de mes interventions et implications d’alors se faisaient en priorité avec le chapeau de coordonnateur du LabCMO, ce qui plaçait notre laboratoire de recherche comme un acteur de la scène montréalaise « techno » de cette période (autour de 2004). Ces différentes initiatives ont eu un effet d’entraînement, si bien que, dans les mois qui ont suivi, le LabCMO est devenu un espace reconnu dans les milieux techno et « hackers » de cette période, comme lieu de rencontre et de discussions sur les enjeux « socio-techno-politiques ».

Fortes de ce rapprochement avec les milieux « techno-communautaires », les recherches du LabCMO se sont progressivement tournées vers l’étude des pratiques et des valeurs de ces groupes (Proulx, 2006). Sur le plan méthodologique, nous avions expérimenté une méthodologie inspirée des recherches de Touraine (1993) sur les mouvements sociaux. Il s’agissait d’associer en tandem deux personnes dans un rôle d’observation, l’une occupant une position que nous avions caractérisée de « chaude » d’engagement au sein du groupe étudié, tandis que l’autre occupait une position dite « froide » d’observation plus neutre en regard des délibérations et des décisions des groupes étudiés (Goldenberg et Couture, 2008). Cette double position permettait un accès aux organismes et une contribution à leur développement, tout en conservant une posture plus neutre d’observation des groupes étudiés[5].

Cette première phase de la recherche continue de m’apparaître intéressante sur le plan méthodologique. Parce qu’il s’agissait d’un travail en tandem plutôt qu’individuel, cela permettait un fort engagement militant, en même temps qu’une réflexion intellectuelle rigoureuse sur cette pratique. Il est toutefois important de mentionner qu’une certaine posture de neutralité par rapport à l’engagement militant restait maintenue dans cette méthodologie. Même si j’étais moi-même pleinement engagé dans l’organisme donné, l’analyse était réalisée en dernière instance par la personne en position dite « froide » et distanciée et donc relativement « neutre » par rapport à l’engagement. Il faut cependant mentionner que ces positions ont ensuite changé : la chercheuse au départ « froide » et devenue au terme de la recherche formelle beaucoup plus engagée au sein du groupe, tandis que j’ai pris mes distances du groupe. Nous avons également noté ailleurs (Goldenberg et Couture, 2007) participer à un rapport de « co-construction » de la connaissance et de l’activité militante, notre laboratoire étant souvent invité dans des activités militantes, et les groupes eux-mêmes participant parfois à nos séminaires (Goldenberg et Couture, 2007). Cependant, il me semblait que même dans ces dynamiques complexes, des positionnements de neutralité – dans le sens wébérien de « non-imposition des valeurs » – étaient maintenus et permettaient à chacun des groupes et chacune des personnes de conserver une certaine autonomie les unes par rapport aux autres.

Second moment. Les études de maîtrise et de doctorat ou l’exil comme neutralité

En continuité de ces travaux au LabCMO, j’envisageais d’approfondir l’étude des groupes de logiciels libres au Québec dans le cadre de mes études de maîtrise et doctorat. Cependant, durant cette période, j’étais encore fortement engagé dans ces groupes, notamment en assumant des positions de responsabilité en leur sein, ce qui m’a parfois entraîné dans des conflits organisationnels et, par conséquent, dans des rapports mitigés avec certaines personnes. Ces moments de conflit m’apparaissent a posteriori comme normaux dans la vie d’une organisation, mais ils me semblaient insoutenables à ce moment de faire une recherche sur ces groupes avec lesquels j’avais une relation très passionnée et dont mon objectif était d’en influencer l’orientation (plutôt qu’essayer de maintenir une neutralité). J’ai plutôt opté pour des terrains complètement différents de ceux de mon militantisme, afin de résoudre le dilemme éthique entre engagement militant et neutralité. Alors que mon terrain de maîtrise s’est déroulé en Argentine, celui de mon doctorat s’est déroulé en France, dans les deux cas auprès des actrices et acteurs locaux de logiciels libres. Sans cacher mon parti pris pour les logiciels libres ni mon engagement militant sur ce sujet au Québec, ce ne sont pas des éléments que j’ai particulièrement mis de l’avant lors de mes observations et de mes entrevues. D’une certaine manière, j’ai maintenu durant ces années une distinction claire entre la figure du militant engagé et souhaitant faire avancer ses valeurs et ses visions sociales, et celle du chercheur, animé par l’injonction de neutralité par rapport au terrain étudié, et conservant une certaine retenue dans l’imposition de ses valeurs, au sens de la Wertfreheit de Weber. C’est donc dans ce sens que je caractérise cette période de mon parcours de chercheur d’« exil comme neutralité », dans le sens où j’ai choisi de m’exiler de mon militantisme politique d’origine pour garder une certaine distance dans mes recherches.

Troisième moment. La poursuite du militantisme et la « recherche militante »

Parallèlement à mes recherches universitaires, que je qualifierais de « neutres et distantes » sur le plan méthodologique, j’ai toujours poursuivi mon engagement militant au Québec et au niveau mondial. Cet engagement s’est notamment exprimé dans des activités d’organisation de projets ou d’engagement dans des organismes de la société civile. Mais il s’est aussi exprimé par la réalisation de différentes publications et recherches conduites à partir du point de vue militant. Certaines de ces publications tenaient surtout d’une forme journalistique, mais d’autres étaient plus substantielles. En 2013, j’ai par exemple publié une note de recherche avec l’Institut de recherche et dinformations socio-économiques (IRIS), un think tank de gauche au Québec. Cette publication d’une dizaine de pages soutenait la nécessité pour le gouvernement du Québec d’adopter les logiciels libres de manière plus rigoureuse. L’année suivante, j’ai aussi co-publié, avec l’organisation montréalaise Alternatives, un chapitre étoffé sur la surveillance au Canada dans la revue annuelle Global Information Society Watch, dirigée par l’organisation internationale Association pour le progrès de la communication.

Ces deux contributions sont à mon sens les plus significatives que j’ai réalisées à titre de « chercheur-militant », parce qu’elles m’ont permis d’approfondir mes habiletés analytiques et de recherche au service du militantisme. De plus, étant donné l’approche de l’IRIS, qui consiste à accompagner chacune de ses publications d’une stratégie de communication assez énergique dans les médias, ma contribution à l’IRIS m’a permis d’obtenir une certaine visibilité médiatique que je n’obtiens généralement pas dans la plupart de mes travaux universitaires. Un problème majeur de ces publications « chercheuses-militantes » est qu’elles ne se font pas dans un contexte universitaire, qu’elles ne sont pas évaluées par des comités de lecture, et qu’elles restent donc très peu reconnues dans le monde universitaire, même si elles ont souvent un impact médiatique, voire social, important.

Loin d’être « neutres », ces projets étaient au contraire très engagés et visaient à contribuer, de manière générale, à l’avancement d’un projet ou de valeurs politiques. Il faut toutefois noter que, pour reprendre les termes de Gillan et Pickerill (2012) cités plus tôt, si ces recherches ont été réalisées « avec » les mouvements, elles ne portaient toutefois pas « sur » ces mouvements, contrairement aux recherches que j’avais poursuivies jusque-là dans le cadre universitaire. L’injonction de neutralité m’apparaissait moins forte à ce moment-là, parce que mon étude ne portait pas « sur » les groupes au sein desquels j’étais engagé politiquement et avec lesquels je menais des recherches. Toutefois, je continuais de maintenir une posture de neutralité, mais par rapport à une autre dimension : celui de la recherche « sur » le groupe – avec la part d’objectivation et de critique que cela implique – et qu’il me semble difficile de maintenir.

Quatrième moment : négociation d’une posture de recherche « sur et avec » l’action militante

Dans la période plus récente (depuis 2013 environ), j’ai cherché à articuler et à assumer plus explicitement mes identités de chercheur/militant dans des activités de recherche « sur et avec les mouvements sociaux », pour employer les mots de Gillan et Pickerill (2012). En particulier, cette posture s’est exprimée par mon engagement au sein du Forum mondial des médias libres (FMML), l’un des forums thématiques liés aux processus des Forums sociaux mondiaux. Les Forums sociaux mondiaux sont des événements qui réunissent chaque année des représentants et représentantes des mouvements sociaux et organisations de la société civile à travers le monde. Depuis 2001, une douzaine de forums sociaux mondiaux et de nombreux autres événements régionaux ou locaux se sont tenus, rassemblant au-delà d’une centaine de milliers de personnes. En ce qui me concerne, je contribue à ces initiatives depuis au moins 2003 (soit avant mon entrée dans le milieu de la recherche universitaire), d’abord comme simple participant, puis comme organisateur de certains axes thématiques. Plus spécifiquement, je suis engagé depuis 2014 dans l’organisation du Forum mondial des médias libres (FMLL) qui s’intéresse aux enjeux liés aux médias alternatifs, à la communication, à l’Internet et plus récemment, aux rôles des hackers et des logiciels libres dans ces enjeux. Ces engagements sont encore une fois fortement liés à mes intérêts de recherche sur les logiciels libres et sur la sociologie des technologies, mais n’ont en général pas conduit directement à des publications scientifiques, à l’exception d’un chapitre de livre auquel j’ai contribué (Juris et coll., 2013).

Un aspect particulier de cette période est que, bien que mon engagement dans ces initiatives ait été foncièrement militant – en s’articulant surtout autour du travail d’organisation –, mon « statut » était lui pleinement ancré dans le milieu de la recherche universitaire. J’étais à cette période en stage postdoctoral et j’occupais un bureau dans un centre de recherche de l’Université McGill travaillant sur les questions de médias, technologies et démocratie (Media@McGill). Bien que n’ayant pas une position d’autorité ou de responsabilité au sein du centre, j’ai pu mobiliser quelques collègues pour s’engager dans ce projet, ainsi que la direction du centre, pour obtenir un appui institutionnel et financier. De plus, en 2016, nous avons obtenu une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour appuyer le FMML. Ces différentes situations contribuent donc à brouiller encore davantage la frontière entre militantisme et recherche. Même si je me présente continuellement comme « chercheur » dans le cadre de ces activités, mon rôle est de fait beaucoup plus de l’ordre de l’organisateur militant – bien que mon regard académique soit toujours présent. Ensuite, bien que le projet ait conduit à plusieurs contributions intellectuelles (conférences, publications), celles-ci sont davantage ancrées dans la culture militante et des organismes de la société civile et n’impliquent pas, la plupart du temps, des normes d’écriture et d’évaluation aussi rigoureuses (conséquemment, ces contributions sont souvent moins reconnues dans un dossier universitaire). S’agit-il alors encore d’un travail de recherche? Sinon, comment passer d’un engagement militant nourrissant grandement ma démarche intellectuelle à une production plus formellement scientifique?

Injonction de neutralité, dans la recherche et dans l’engagement militant

Quelle a été au juste la place de l’injonction de neutralité dans mon parcours? Je crois que l’injonction de neutralité s’est exprimée dans ma pratique de recherche par le degré de précaution que je prends face à mon engagement militant ou à ma critique scientifique. On pourra me dire qu’il s’agit là d’un relent d’une éducation scientifique positiviste, une sorte de sentiment de culpabilité. C’est sans doute possible, mais je reste néanmoins sur l’impression que Weber saisissait quelque chose d’essentiel dans ses réflexions sur les rapports entre le travail du scientifique et celui du politique. J’aimerais en particulier soutenir ici que tout positionnement implique toujours une certaine forme de « neutralité », dans le sens wébérien d’un certain degré de retenue dans l’imposition ou dans la mise de l’avant de ses valeurs. Ainsi, il m’apparaît beaucoup plus facile d’étudier un groupe, avec ce que cela implique d’objectivation et de critique, si l’on reste « neutre » dans ses engagements au sein de celui-ci, et en particulier en ce qui concerne les prises de décisions. À l’inverse, il me semble beaucoup plus facile d’être engagé dans un groupe, c’est-à-dire d’assumer des responsabilités et de participer à ses décisions, en « neutralisant » une perspective objectivante ou trop critique. Le tableau suivant résume les quatre rapports à la neutralité que j’ai expérimentée dans les moments de mon parcours de recherche et de militantisme présentés plus haut.

 

Postures de neutralité dans la recherche et l’engagement militant

Position

Description

Posture de neutralité

Tandem
«
position froide » et « position chaude »

1er moment : une personne
est pleinement engagée,
l’autre est o
bservatrice

Une personne reste neutre
par rapport à l’engagement militant, l’autre reste neutre par rapport
à l’objectivation et à la critique

Distancée
et neutre

2e moment : observation
du groupe militant,
sans y être engagé

Neutre par rapport
à
l’engagement militant

Recherche militante/engagée

3e moment : réalisation
des recherches et/ou des
publications dans une
orientation et depuis un contexte militant

Neutre par rapport à l’objectivation
et à la critique du groupe

Recherche
«
sur et avec »
le ou les groupes militants

4e moment : le chercheur participe activement au groupe à tous les niveaux,
ce qui alimente
les réflexions de recherche

Postures de neutralité
partielles et mouvantes

La question de la neutralité dans les rapports d’engagement et de critique se pose particulièrement dans des situations où l’on assume une position de responsabilité au sein d’une organisation, avec tout ce que cela peut impliquer de conflit. Sur le plan épistémologique et méthodologique, quelle est la valeur de la connaissance produite dans un groupe au sein duquel on est intensément impliqué, au point de presque s’étudier soi-même? Sur le plan de l’éthique de la recherche, est-il acceptable d’étudier un groupe au sein duquel on cherche activement sinon à imposer ses valeurs, du moins à les faire avancer, ce qu’implique dans bien des cas l’action politique militante (à moins bien sûr de neutraliser certaines dimensions de son action militante)?

La méthodologie développée au sein du LabCMO permettait d’une certaine façon de contourner ces problématiques. En associant deux individus qui tenaient respectivement l’engagement militant et l’« observation scientifique », l’approche permettait de contenir la dimension politique et potentiellement conflictuelle chez la « personne engagée », tandis que l’autre pouvait tenir une posture plus neutre par rapport à l’activité militante. Toutefois, cette approche devient évidemment plus difficile dans le cadre d’un travail individuel, comme c’est le cas pour un mémoire de maîtrise et une thèse de doctorat.

Cette distinction entre engagement militant et recherche scientifique est cependant problématique, en premier lieu car mon engagement militant a toujours été un fort stimulant intellectuel qui alimente, quoique de façon informelle, mes différentes analyses de recherche (de même que mon enseignement). Une question centrale est alors de savoir comment reconnaître cet apport militant « non formel » dans le cadre de nos recherches et de nos publications. La question se pose particulièrement dans le contexte actuel où « la recherche sur les humains » doit être accompagnée d’évaluations éthiques qui, bien que nécessaires, peuvent réduire la spontanéité des transitions entre militantisme et recherche. Elle se pose également dans le contexte problématique de l’université néolibérale où la publication d’articles évalués à l’aveugle devient de plus en plus la seule contribution intellectuelle véritablement reconnue.

Une neutralité « partielle », entre distanciation et engagement

J’ai tenté dans ce texte d’explorer comment l’injonction de neutralité a influencé ma pratique de recherche et mon action militante. Bien que cette démarche m’apparaisse productive pour contribuer à un ouvrage abordant la question de la neutralité, elle implique peut-être de tordre un peu trop le concept en question. Dans ce sens, il serait sans doute pertinent de recourir à d’autres concepts que celui de la neutralité pour saisir les enjeux qui sont l’objet de cette réflexion. Par exemple, dans un article sur le rôle de l’intellectuel-le engagé-e, Michel Callon (1999) propose de mobiliser les notions d’attachement et de détachement pour décrire le travail de l’universitaire qui consiste à choisir de « s’attacher » à une problématique ou à un groupe social. L’attachement implique de construire avec ces groupes (directement ou indirectement) la théorie de leurs pratiques, puis de s’en détacher une fois le travail terminé. Évidemment, ceci suppose un rapport avant tout universitaire avec les groupes étudiés, et s’applique plus difficilement si l’on est « attaché » au groupe avant de mener une recherche « sur » celui-ci, et qu’on ne souhaite pas nécessairement s’en détacher une fois la recherche terminée.

Corcuff (2011), que j’ai déjà cité, propose de penser le rapport au terrain dans les termes d’une dialectique de l’engagement et de la distanciation, qui s’appuierait sur une « inquiétude éthique » concernant les effets négatifs du militantisme sur la recherche et inversement de la recherche sur le militantisme. La neutralité au sens de « non-imposition des valeurs », en tant qu’elle se manifeste comme une dialectique de l’engagement et de la distanciation, viserait avant tout à préserver une certaine autonomie de la recherche scientifique et j’ajouterais, une certaine efficacité de l’action politique. Plutôt qu’une purification finale des concepts de neutralité ou de « non-neutralité », c’est donc plutôt l’idée d’une « neutralité partielle », imparfaite, relationnelle et ancrée des positions mouvantes et changeantes que je souhaitais explorer dans ce texte.

Remerciements

J’aimerais remercier les deux personnes qui ont évalué cet article et m’ont donné des commentaires très riches contribuant à approfondir ma réflexion sur le sujet. Merci également à Geneviève Szczepanik pour les révisions linguistiques de ce texte et nos discussions sur ce sujet. Les différentes recherches mentionnées dans ce chapitre ont bénéficié de divers financements du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds de recherche du Québec, Société et culture (FRQSC).

Références

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Pour citer :

Couture, Stéphane. 2019. « Réguler les rapports entre recherche scientifique et action militante. Retour sur un parcours personnel ». In Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Sous la direction de Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron, chapitre 21, pp. 475-498. Québec : Éditions science et bien commun.


  1. Il conviendrait par ailleurs de valider davantage ces affirmations. Je suis loin d’être convaincu qu’il s’agit encore aujourd’hui du modèle dominant de la science, du moins en sciences sociales.
  2. Ce texte s’inscrit par ailleurs dans un objectif de développer et penser une posture plus assumée liant engagement et étude des mouvements sociaux. Il fait aussi suite à un précédent « commentaire » publié dans le Canadian Journal of Communication, abordant les complexités des relations entre militantisme et recherche en sciences sociales (Couture, 2017) ainsi qu’à un chapitre de livre publié il y a presque dix ans déjà (Goldenberg et Couture, 2008).
  3. L’une des questions importantes est de savoir à quel point cet engagement social des universitaires est vraiment valorisé ou reste marginal. Ceci mériterait une analyse en elle-même, mais mentionnons ici que les deuxième et troisième objectifs du plan stratégique du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH, principal organisme de financement des recherches en sciences sociales et humaines au Canada) visent respectivement la création « de recherche et de formation dans le cadre d’initiatives concertées » et l’établissement de « liens entre la recherche en sciences humaines et les Canadiens ». Il semble que le principe de réciprocité est plutôt valorisé par ces objectifs stratégiques.
  4. J’insiste ici sur le fait que cette réflexion sur la « neutralité » est construite a posteriori et de manière réflexive, comme contribution au présent ouvrage collectif. La neutralité n’apparaît pas explicitement dans mes travaux, sauf pour quelques références. Par exemple, dans mon mémoire de maîtrise, je cite les approches constructivistes sur la technologie qui questionnent « la supposée neutralité de la technologie » (Couture, 2006 : 25). Plus près de la présente réflexion, j’écris dans ma thèse avoir « cherché à conserver une certaine neutralité dans la plupart de mes analyses » (Couture, 2012 : 112), mais sans approfondir davantage les implications et limites de cette posture.
  5. Encore une fois, mon objectif n’est pas de défendre ici une pureté de la neutralité, mais plutôt de montrer comment l’injonction (ou le désir) de neutralité m’a animé dans ces recherches. Dans ce cas-ci, je ne prétends pas que mes observations (ou mes entrevues) aient été « totalement neutres », mais je montre plutôt comment j’ai cherché à adopter une posture de neutralité, évidemment imparfaite, par rapport aux groupes étudiés.

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Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Droit d'auteur © 2019 par Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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