3 Touches biographiques et formation d’enseignant(e)s

Anne-Marie Lo Presti et Sabine Oppliger

Notre recherche s’inscrit dans le contexte de la formation initiale des enseignant(e)s primaires (les professeur(e)s des écoles en France) à la Haute école pédagogique du canton de Vaud en Suisse (HEP) et plus particulièrement dans le cadre des séminaires du module d’intégration. Ceux-ci accompagnent de manière transversale les étudiant(e)s durant leur cursus, notamment au moyen de l’écriture, pour favoriser l’articulation entre les éléments théoriques et les situations pédagogiques vécues sur le plan pratique par les stagiaires dans une dynamique d’alternance entre divers lieux de formation. Il s’agit d’un dispositif qui utilise les méthodes de l’écriture réflexive et qui sollicite des processus de subjectivation identitaire.

À partir de l’analyse d’une trentaine de métatextes[1] – textes de synthèse et bilans de formation – produits par des étudiant(e)s à la fin de leur cursus, moment emblématique de leur « professionnalité émergente » (Jorro, 2011), nous nous sommes interrogées sur la visée émancipatrice, formatrice et créative de ces récits qui s’apparentent, par certains aspects, à la démarche biographique. Nous avons porté notre attention plus particulièrement sur des extraits de journal de bord que les étudiant(e)s citent dans leur texte afin de nous concentrer sur des éléments qui ont trait à l’approche biographique et par conséquent à l’expérience subjective en formation. Nous souhaitons donc dans notre recherche donner, avant tout, la parole aux étudiant(e)s et démontrer l’intérêt des éléments narratifs et biographiques en formation comme soutien des processus d’apprentissage. Cette recherche qualitative permettra d’apporter un témoignage sur la vitalité du biographique dans des dispositifs de formation, mais aussi parfois sur ses limites.

Nous avons questionné en quoi la verbalisation de l’expérience par le biais d’une écriture réflexive relevant davantage du subjectif et du biographique accompagne la construction de l’identité professionnelle des étudiant(e)s, comment elle marque le changement et les transitions biographiques de ces futur(e)s professionnel(le)s, et aussi comment elle favorise le développement de leur autonomie et des processus d’émancipation créative.

Nos précédentes recherches (Lo Presti et Oppliger, 2015, 2016a et 2016b) portant sur l’analyse de textes de validation des étudiant(e)s produits dans le cadre du module d’intégration ont montré que les outils du dispositif « module d’intégration » tels que la tenue d’un journal de bord, la réalisation du dossier de formation de type portfolio et l’écriture de métatextes développaient une activité langagière de type réflexif.

La verbalisation comme dépaysement de soi

La verbalisation peut être un moyen de se dire, de se définir et de se construire. Elle peut contribuer au développement identitaire des personnes formées. Nous avons choisi d’appréhender l’écriture réflexive comme un voyage biographique. En effet, la verbalisation d’apprentissages expérientiels offre aux étudiant(e)s en fin de formation l’opportunité d’effectuer un voyage en soi.

De plus en plus proche de la fin de ce voyage, je me sens plus déterminé que jamais à devenir enseignant (…). Effectivement, je me plais à l’idée de pouvoir m’occuper de ma classe (…). Je suis réellement au bout de mon chemin, je ne vais pas continuer, je suis à ma place (Loïc).

On trouve dans ces lignes d’un étudiant de 3e année, des termes pour décrire son cursus de formation qui empruntent à la métaphore du voyage, de l’exploration de territoires selon le pas ou la foulée. De nouveaux espaces s’ouvrent. C’est la fin de quelque chose et le début d’autre chose, comme le dit si bien Isabelle : « En août prochain, débutera un nouveau chapitre de ma vie, de nouveaux défis y seront associés. »

La réflexivité permet donc le déplacement indispensable aux transformations. « Je ne vois pas pourquoi je changerais cette pratique qui me permet de mettre mes pensées à plat. J’arrive ainsi à me décentrer et à réfléchir » (Loïc). L’écriture réflexive invite les étudiants à considérer « soi comme un autre » selon Ricœur (1990). Le propos est alors d’aborder sa biographie comme une ethnographie de soi selon le procédé du décentrement sur son parcours de formation et de la mise en perspective d’expériences marquantes. « Je » adopte ainsi une double position en tant que sujet et objet d’étude; à travers l’activité réflexive – par la mise en mots, en particulier –, il devient un autre. Problématiser sa pratique dans une démarche d’auto-observation est possible par le biais d’une écriture où « je » relève d’une posture subjective propice à la réflexivité. Comme le dit Trekker (2014), dire « je » permet de travailler sa subjectivité selon une écriture professionnalisante.

En cette fin d’année de formation à la HEP de Lausanne, j’ai l’impression d’avoir acquis des bases solides pour devenir enseignante. (…) j’ai conscience que ma pratique est toujours en cours de développement. Cependant, je me réjouis de passer ce cap dans ma vie (Noémie).

L’écriture réflexive permet aux étudiant(e)s de marquer les transitions identitaires et de rendre compte de la dimension transformatrice de leur cursus de formation, ainsi que d’en prendre la mesure.

Que de chemins parcourus et de transformations en trois petites années seulement ! Je suis passée du stade de petite étudiante qui ne sait pas trop encore qui elle est et ce qu’elle veut vraiment faire à une enseignante débutante qui voit son futur d’un œil serein (Amandine).

La mise à distance de soi qui devient altérité par la verbalisation subit ainsi une altération. Ce dépaysement de soi que permet l’écriture réflexive – par les traces récoltées dans le journal de bord et ensuite retravaillées et repensées dans les métatextes par les étudiant(e)s – n’est pas sans rappeler la migration du paysan polonais et la mise en évidence de l’expérience subjective. Cette capitalisation de l’expérience professionnelle, comme l’évoque Crépeau (2014 : p. 75-76), par la récolte de traces de la pratique dans le journal de bord, est souvent mise en avant par les étudiant(e)s : « Toutefois, j’ai l’impression de m’être réconciliée avec l’écriture, et j’ai compris l’importance de garder des traces, de tout commentaire ou réflexion faite en classe » (Anniki). Nous avons bien à faire là à un dispositif de formation construit autour de l’écriture sur l’activité.

Ainsi l’écriture subjective permet, comme le dit Hubert (2014), « de rendre compte pour se rendre compte » (p. 29). Amaia écrit : « Ce “moi” qui change, qui évolue, était devenu presque matériel, il y en avait une trace grâce à l’évaluation formative du métatexte de première année. » Ainsi le pas de côté, le détournement que permet ce type d’écriture est un voyage aux effets maïeutiques. Pour reprendre les termes de Berton (2014) : « Ce déplacement, cette décentration de soi, d’une certaine façon, ramènent à soi les matériaux familiers et nouveaux puisque réorganisés autrement lors d’une prise de conscience » (p. 23). Sabrina insiste sur cette dimension dans cet extrait de son journal de bord :

J’ai su prendre du recul en écrivant sur des situations que j’ai vécues. Finalement, en relisant mes pièces-notes, j’ai pu m’apercevoir des évolutions, des craintes que j’avais, de celles que j’ai réussi à dépasser, des compétences que j’ai acquises, de la prise de confiance. Je pense que si tout cela n’était pas écrit quelque part, j’aurai finalement oublié ces situations qui m’ont fait me questionner et je ne sais pas si je me serais rendue compte de ces changements. C’est un outil important pour se rendre compte et garder des traces. C’est un outil d’autoformation, de construction identitaire. Je suis contente de m’en apercevoir (Sabrina).

La verbalisation du parcours biographique est donc l’occasion de se déplacer sur son échiquier personnel, selon une écologie de l’espace et du temps. Elle introduit une expérience de mobilité, tant micro et spatiale par le biais de la dynamique de l’alternance entre les deux lieux de formation (académique et pratique), que macro et temporelle entre le début et la fin de la formation. Écrire est donc autant un retour sur soi qu’un voyage en soi qui émaille la construction identitaire. C’est également l’occasion de mettre du sens et de rechercher le sens ainsi que la direction à prendre, comme le dit cette étudiante : « Cette dernière écriture m’a permis de faire le point sur là où j’en suis et là où je vais en qualité de personne et d’enseignante » (Jade). La verbalisation à travers le journal de bord offre l’occasion de mettre en évidence des expériences saillantes de sa trajectoire professionnelle et de revisiter ainsi son propre parcours pour trouver un sens, une orientation, en regroupant les compétences mises en œuvre dans une perspective d’autoformation selon sa propre carte et « géographie » personnelle. Comme l’écrit Amandine :

Le journal de bord (…) est devenu un fidèle compagnon de route. Il a été là dans les bons et les moins bons moments. J’ai pu y inscrire mes doutes, mes points forts, mes apprentissages à la HEP mais surtout en stage. Il est le témoin principal de mon évolution (Amandine).

Le langage verbal est un puissant levier à travers lequel la pensée se construit hic et nunc. Selon Layec (2006) : « L’écriture, parce qu’elle permet l’intégration de la dimension temporelle et la mise en regard a posteriori des expériences, permet l’élaboration progressive des références conceptuelles personnelles à partir desquelles on comprend ses expériences » (p. 66). On retrouve là la thématique des histoires de vie comme approche d’autoformation existentielle, abordée également par Dominicé (2002). Cet auteur insiste sur la place, en formation, de la subjectivité, de l’intersubjectivité et d’éléments s’apparentant aux histoires de vie. Il identifie des processus de formation mis en œuvre dans des approches biographiques comme nous avons pu l’observer auprès de nos étudiant(e)s dans leurs écrits qui permettent tant une « réappropriation » qu’une « maturation » de l’expérience (Dominicé, 2002 : p. 232) et par là induisent une dimension formative. Estelle écrit :

Lors de ces séminaires, un outil nous a été présenté, outil m’étant devenu indispensable. Je parle là du journal de bord, journal dans lequel des éléments pertinents lors de notre formation ont pu être relevés (…). Garder une trace de mes actions m’a aussi permis de remettre en cause certains de mes comportements, actions ou paroles, que j’essaie d’améliorer au fil du temps. Ces écrits m’ont permis de prendre du recul par rapport à certaines situations, de porter un regard critique et réflexif sur mon stage ou sur des événements survenus lors de ma formation (Estelle).

On retrouve là l’hypothèse émise par Dominicé que le biographique peut induire de la formation et que le récit du vécu peut devenir un moment d’éducation. Le récit de vie deviendrait donc par moment un récit d’apprentissage entraînant tant un processus de connaissance qu’un processus d’émancipation.

Cependant l’histoire personnelle peut s’écrire de diverses manières. En effet, selon la temporalité, le regard porté sur soi se modifie. Il n’en demeure pas moins que l’écriture de ces métatextes représente un outil qui permet de s’approprier son histoire par l’écrit et la sélection des expériences. Comme le dit Layec (2006) : « Il s’agit d’une démarche maïeutique d’accouchement qui vise à mettre à jour, à révéler les savoirs, les ressources, mais aussi le génie, la créativité de la personne engagée dans cette démarche » (p. 63).

Dans notre précédente recherche, intitulée « Futur(e)s enseignant(e)s en transition : s’autoaccompagner par l’écriture » (Lo Presti et Oppliger, 2016b), nous avons montré que la rédaction de divers métatextes tout au long de la formation des étudiant(e)s représentait un long et sinueux cheminement qui leur permettait de donner forme aux prises de conscience advenues en formation. Les processus d’écriture produisent une distance salutaire propice à penser par soi-même et pour soi et donc à s’autoaccompagner (Lo Presti, 2010), amenant potentiellement plus confiance en ce que l’on sait, ce dont on est capable, ce que l’on peut s’imputer à soi-même.

Nous avons également dû écrire trois métatextes qui, personnellement, m’ont permis de me décentrer (…). Ces métatextes m’ont permis de prendre de la distance par rapport à la théorie que j’ai vue en cours et par rapport à la pratique vécue en stage, pour réussir à me remettre en question et à prendre conscience de mes compétences durant mon parcours de formation (Pauline).

Ces processus de prise de conscience des potentialités ne vont pas de soi et nécessitent, en termes de temporalités, différentes phases d’appropriation, comme en témoigne Roxanne :

Au début, ce n’était pas évident mais, avec le temps, j’ai pu comprendre ce que cela pouvait m’apporter. Il s’agissait d’adopter un regard « méta » et de pouvoir arriver à une pratique réflexive, ce qui est primordial dans l’enseignement, car il faut réussir à se remettre en question et tirer des apprentissages de ce qui nous réussit ou non (Roxanne).

Savoir identifier ses forces et jouer avec ses limites, pour les surpasser, peut développer un pouvoir d’agir inédit : « L’écriture a un pouvoir de développement sur moi et me permet d’affronter mes doutes et mes difficultés. Elle est également un moyen de trouver des solutions et de résoudre des problèmes » (Isabelle).

Cependant, il ne faut pas oublier que « l’écriture engage profondément le sujet qui écrit », comme le dit Lainé (in Trekker, 2014 : p. 7) et que si elle est source de plaisir, elle peut parfois être aussi source de souffrance ou de frustration, comme le relève Amaia : « Mais là, à nouveau c’est la frustration due à la réflexivité “forcée” et contrainte qui a pris le dessus. Cette demande constante de métaréflexion devenait inféconde et insatisfaisante pour moi. » On touche ici à la limite de l’utilisation de la démarche biographique lorsque cette dernière devient contrainte dans un cadre institutionnel et évaluatif. En effet, l’écriture rencontre parfois des obstacles, des réticences liées à des souvenirs d’école, à une peur d’écrire, à des difficultés techniques, à un manque d’habitude ou encore à des doutes sur soi. Il ne faut pas oublier que c’est un travail, étymologiquement du latin tripalium, instrument de torture. En tant que formatrices, il nous incombe d’accompagner au mieux ce travail d’écriture dans nos dispositifs de formation. Cette « migration de soi » peut alors devenir une épreuve, comme le relève précédemment cette étudiante, et il importe de ne pas sous-estimer ces impacts. Par ailleurs, la tendance actuelle de notre institution (HEP Vaud) est de diminuer les éléments subjectifs de la formation enseignante en faveur d’une analyse de l’activité centrée davantage sur les apprentissages des élèves, cela au détriment de la dimension identitaire de l’enseignant(e). Ces évolutions en marche nous poussent à nous questionner sur les perspectives de développement de l’approche biographique dans le champ de la formation des enseignant(e)s, bien que nous soyons persuadées de son intérêt et de sa dimension formative, comme cet écrit l’explicite.

Des genres différents comme autant de rebonds à la réflexivité, comme autant de possibilités de « se lire entre les lignes »

Nous nous sommes interrogées quant aux effets de la verbalisation des expériences professionnelles sur l’identité et l’évolution des futur(e)s enseignant(e)s. Nous avons mis en évidence quelques dimensions formatrices liées à l’approche biographique tout en mentionnant quelques limites de ce type d’écriture et de son utilisation comme « outil de professionnalisation » (Cros, 2006 : p. 14) dans un contexte institutionnel.

Nous avons postulé que l’utilisation et l’articulation des divers types et genres d’écriture réflexive (journal de bord, dossier de formation, métatexte), selon différents degrés de réflexivité, engendrent des effets de conscientisation et de réappropriation, mis aussi en évidence par certains auteurs des histoires de vie, tels que Dominicé (2002) ou Pineau (1998).

En effet, les types de supports et de genres utilisés pour transcrire les expériences subjectives influencent les mouvements de la réflexivité. Nous avons noté des différences significatives entre les traces retranscrites dans le journal de bord et le type d’informations relevées dans les métatextes. Il apparaît que les genres proposés en formation concourent à accentuer cette « migration identitaire » présente dans le cursus de formation des étudiant(e)s : « L’utilisation de l’écriture sur sa pratique à des fins de formation s’inscrit dans ce mouvement de transformation identitaire où la transaction identitaire se joue entre un soi personnel et un soi professionnel » (Cros, 2006 : p. 20-21).

Frédéric relate :

En relisant mon JB [journal de bord], je m’aperçois d’une autre préoccupation inédite en cette première année : la gestion de la classe et des élèves (…). Aujourd’hui, je perçois une vraie logique dans le chemin parcouru en première année (Frédéric).

En tant que support, le journal de bord se voit attribuer plusieurs fonctions, avec des sujets et des objets différents tels que :

  • un aide-mémoire : se rappeler des détails, se souvenir, noter des impressions;
  • un outil de référence pour la pratique professionnelle, comme soutien à l’acquisition des compétences, en relevant des points d’amélioration, des stratégies, des astuces ou des activités à réutiliser;
  • un levier à l’autoformation, en conservant des éléments marquants comme « traceur de l’évolution »;
  • un lieu-ressource, comme espace pour pouvoir déposer les émotions, les tensions ou les peurs, les joies vécues.

En comparant le modèle théorique proposé par Kaddouri (2006 : p. 242-253) avec les extraits des journaux de bord cités dans les métatextes par les étudiant(e)s, nous notons qu’ils livrent des informations pour et dans leur pratique professionnelle, mais aussi sur cette dernière. En revanche, la rédaction du métatexte ainsi que des notes pour leur dossier de formation leur permet de mobiliser l’écriture en travaillant également à partir de leur pratique professionnelle. Les rétroactions nécessaires pour rédiger ces écrits emmènent les étudiant(e)s vers de nouveaux rivages réflexifs. Des mises en liens émergent, des gestes professionnels sont repérés et rattachés à des compétences spécifiques.

Je me suis retrouvée deux fois en situation où il n’y avait pas de réelles solutions afin d’aider un élève à suivre son parcours scolaire au mieux. À ce moment-là, je me suis sentie démunie et triste face à cette impasse et j’angoisse de me retrouver à nouveau dans une telle situation en étant enseignante principale. Par contre, le fait d’avoir mené une réflexion à ce sujet en écrivant une note m’a déjà aidée. J’ai pu prendre conscience du travail que je dois encore faire à ce sujet (Anouck).

La réalisation du dossier de formation ainsi que l’écriture des métatextes est un élément important du processus de professionnalisation. Une recherche conduite par Amendola et Oppliger (2014) a mis en évidence que le métatexte sert « de support d’apprentissage et d’auto-évaluation des acquis pour les étudiant(e)s et leur permet des projections dans l’avenir. Il représente un texte emblématique de leur pratique, de leur formation et de leur évolution ». L’écriture de ces bilans de formation exige des auteurs qu’ils reparcourent leurs écrits antérieurs (journal de bord, pièces-notes du dossier de formation), qu’ils se relisent pour réécrire et renforcer ainsi de réelles compétences tant dans le geste d’écriture que dans les processus de la pensée et de la conceptualisation.

Nous pouvons mettre en lien les remarques ci-dessus liées aux genres et types d’écrits différents avec la modélisation proposée par Maubant (2007, repris par Gremion, 2016 : p. 261). Son modèle distingue différents seuils de réflexivité : celui relatif à la réflexivité dans et sur l’action, celui lié à la réflexivité dans et pour l’action et enfin celui se rapportant à la réflexion sur sa réflexivité.

Les séminaires d’intégration m’ont ouvert les yeux sur l’importance d’avoir des traces écrites dans le but de faire des liens, et de revivre certains moments du passé, que l’on aurait tendance à oublier… C’est pour cela que je prévois de garder le même journal de bord jusqu’à la fin de mon master. (…) Elles [Ces traces] ont pu m’aider à construire mon identité professionnelle. J’ai également pu développer une pensée réflexive ce qui m’a permis de m’interroger quant à mon avenir professionnel. J’ai appris à me remettre en question et à m’ouvrir à la discussion avec les autres (Anouck).

Cet extrait issu d’un métatexte restitue, en partie, ces spirales si particulières de réflexivité. Il nous permet de percevoir comment la pensée perlabore au travers des différents écrits, comment elle gagne en acuité mais aussi en ouverture, en capacité à se réfléchir en intersubjectivité, et de manière parfois paradoxale, comme le précise cet extrait de manière un peu plus déterminée :

En ce 17 mars, j’écris pour me remémorer le terrible incident produit, deux ans auparavant, jour pour jour, à mon lieu de stage (…). Mon ressenti est partagé entre une boule à l’estomac, et un sentiment de fierté que je ressens vis-à-vis de moi. En relisant mon passage datant de ce jour-là, je ressens exactement les mêmes frissons qu’en l’écrivant. Si je pouvais dire deux mots à ma formatrice de première année, ce serait : « Je vous déteste, mais merci ! » Ceci représente exactement mon état d’esprit actuel. Cela a été une étape très difficile durant mon parcours mais je n’en ressors que plus forte. En effet, ma passion pour l’enseignement n’a pas diminué. Bien au contraire, elle s’est renforcée (Aida).

Dans une formation en alternance, l’étudiant(e) se retrouve souvent à devoir composer avec des injonctions parfois ambiguës, voire paradoxales, susceptibles d’engendrer de fortes tensions chez lui ou elle. Comme le souligne Zaouni-Denoux (2007), le travail d’implication de l’alternant ne se résumera pas à uniquement s’adapter mais nécessitera de sa part une reconstruction des expériences vécues. Nous retrouvons ici la dialectique du voyage, considéré comme un déplacement dans les sentiers de son parcours de formation entre des contextes le plus souvent en vis-à-vis et donc porteurs de potentielles « sollicitations dysharmoniques » (ibid., p. 75). Dans ce processus d’altération dans le sens de transformation de l’identité, il s’agit de trouver de l’altérité au cœur de soi-même.

De la mise en je à la mise en jeu identitaire : s’inventer multiple

De Gaulejac (2002) relève que « l’identité est moins une donnée qu’une conquête. L’affirmation de moi-même est une nécessité pour le sujet qui cherche à conquérir une autonomie » (p. 178), idée également soutenue par Amandine : « C’est à ce moment que j’ai réalisé que je me métamorphosais. Fini la vie d’étudiante-stagiaire, j’étais considérée comme professionnelle. Il fallait donc que je me comporte de la sorte. » Noémie illustre cela par un changement de rôle qu’elle met en évidence : « Si je devais imager ce changement de point de vue (…) je dirais que je suis passée d’actrice à metteuse en scène. »

Ce changement de posture exprime le potentiel créatif présent dans chaque individu. Son développement ainsi que son expression sont influencés par de multiples facteurs, non seulement liés à des caractéristiques cognitives mais aussi conatives (conduites conscientes en termes d’efforts qui se réfèrent aux traits de la personnalité, à la motivation), à des composantes affectives (émotions, préférences, intérêt), ainsi qu’à des composantes relatives à l’environnement (Lubart et al., 2003). En ce sens, la créativité est abordée comme un processus qui permet de produire quelque chose de neuf et adapté à un contexte donné en mettant en jeu les multiples dimensions mentionnées auparavant. L’écriture et la réécriture des expériences de formation, passées au crible du biographique, renforcent l’émergence et l’intensification d’une réflexivité, mais également d’une créativité en acte. Les étudiant(e)s osent plus s’engager. En prenant le risque d’écrire en « je » pour exprimer ce soi professionnel, ils ou elles peuvent gagner en légitimité et accroître leur confiance et leur sentiment d’une consistance professionnelle. Cette dernière est envisagée sous l’horizon du dialogue et de l’intersubjectivité. En effet, tout écrit est un récit fait à autrui, qui donc s’offre à l’échange, à la critique et à la contestation. Deschavanne et Tavaillot (2007) précisent à ce propos : « Parce qu’il recherche la reconnaissance de l’autre, le particulier prend le risque de l’universel. Il ouvre ainsi un espace de discussion, et donc de lien » (p. 266-267).

Cela nous amène à retrouver le concept d’autoformation (Lo Presti et Oppliger, 2016b) qui, telle une galaxie, comporte des dimensions à plusieurs niveaux (Carré, 1996).

Conjuguer dans la trace écrite tout à la fois le soi professionnel et la capacité à agir en adéquation avec les attentes prescriptives représente un défi mis en évidence par Anastasia : « Ce travail a été pour moi un vrai travail d’autonomie et m’a permis de prendre du recul sur ma manière de fonctionner. » Orientée par un désir d’autonomie, l’aspiration à devenir enseignant(e) se transforme et s’émancipe par l’altération de l’identité.

Les expériences, relatées notamment dans les métatextes, sont relues de telle sorte qu’une nouvelle logique identitaire apparaît; celle-ci se dessine parfois différemment de celle imaginée en début de cursus de formation. Les récits d’étudiant(e)s donnent à voir ce que Lainé (2007) définit sous le terme d’« historicité », comme la capacité du sujet à prendre son autonomie pour mieux se réapproprier sa vie, en exprimant le désir de vouloir la changer : « L’homme est un être qui s’affirme dans et par l’histoire, à travers le changement » (p. 262). Et l’auteur insiste sur la « conscientisation » de ses savoirs, jalon essentiel pour la « visée émancipatrice » du récit (ibid. : p. 102). Ne s’agit-il pas ici de l’« invention de soi » telle que définie par Kaufmann (2004 : p. 60)? Le sociologue décrit la biographie dans sa version narrative comme un « travail d’assemblage inlassable, de charpentier des lignes de force de la vie » (ibid. : p. 171).

En ce sens, l’écriture des métatextes favorise l’émergence de démarches d’autoformation car elle apparaît comme une médiation adéquate, propice à « identifier une forme susceptible de refaçonner cette matière déjà constituée qu’est l’individu muni de son expérience » (Boutinet, 2006 : p. 95). Cette notion d’expérience revisitée sous l’angle de la boussole intérieure et du voyage en soi joue un rôle central dans la dynamique d’autoformation. Le récit biographique permet donc de prendre de la distance avec les événements et participe, par-là, à l’intégration de la nouvelle identité professionnelle par les effets de conscientisation opérés et mis en lumière au moyen de la verbalisation.

Cette recherche nous a donc permis de démontrer la vitalité du biographique dans des dispositifs de formation, mais aussi parfois ses limites.

Ces touches biographiques présentes dans la verbalisation de l’expérience accompagnent la construction de l’identité professionnelle des étudiant(e)s. Nous avons pu observer comment elles marquent le changement ainsi que les transitions biographiques de ces futur(e)s professionnel(le)s, et aussi comment elle favorise le développement de leur autonomie et engendrent des processus d’émancipation créative.

Références

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Berton, J. (2014), « Rendre compte de l’événement, est-ce possible? », in Berton, J. et Millet, D. (dirs), Écrire sa pratique professionnelle : secteurs sanitaire, social et éducatif. De l’activité au rendre compte, Paris, Seli Arslan, p. 17-28.

Boutinet, J.-P. (2006), « L’adulte et son autoformation : un sujet, un individu et une personne? », Éducation permanente, 3 (168), 89-99.

Carré, P. (1996), « À la recherche d’une nouvelle galaxie », Les Cahiers d’études du CUEEP, 32-33, 244-251.

Crépeau, B. (2014), « Neuf bonnes (ou mauvaises) raisons de tenir un journal professionnel », in Berton, J. et Millet, D. (dirs), Écrire sa pratique professionnelle : secteurs sanitaire, social et éducatif. De l’activité au rendre compte, Paris, Seli Arslan, p. 75-84.

Cros, F. (2006), Écrire sur sa pratique pour développer des compétences professionnelles, Paris, L’Harmattan.

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Deschavanne, E. et Tavaillot, P.-H. (2007), Philosophie des âges de la vie, Paris, Grasset.

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Hubert, B. (2014), « Rendre compte pour se rendre compte. Histoire de vie et analyse de la pratique professionnelle », in Berton, J. et Millet, D. (dirs), Écrire sa pratique professionnelle : secteurs sanitaire, social et éducatif. De l’activité au rendre compte, Paris, Seli Arslan, p. 29-45.

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Kaufmann, J.-C. (2004), L’invention de soi, une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin.

Lainé, A. (2007), Faire de sa vie une histoire. Théorie et pratiques de l’histoire de vie en formation, Paris, Desclée de Brouwer.

Layec, J. (2006), Auto-orientation tout au long de la vie : le portfolio réflexif, Paris, L’Harmattan.

Lo Presti, A.-M. (2010), Bilan, portfolio de compétences, un outil d’auto-accompagnement, Mémoire professionnel, CAS en accompagnement individuel et collectif, Lausanne, HEP Vaud.

Lo Presti, A.-M. et Oppliger, S. (2016a), « Incursion dans le journal de bord », Prismes, 22, 28-30.

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  1.  Texte personnel de synthèse écrit en « je », en lien avec les expériences et apports issus des stages ou des cours à la HEP. Il lie théorie et pratique professionnelle selon le principe de l’alternance.

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Les voies du récit Droit d'auteur © 2019 par Marie-Claude Bernard, Geneviève Tschopp et Aneta Slowik est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.