14 Souvenirs dormants : l’écriture de soi dans des cahiers d’écoliers
Ana Chrystina Mignot
L’univers scolaire est l’espace où nous passons beaucoup de temps dans notre vie, ce qui rend naturelle cette expérience[1]. Nous ne nous rendons pas compte que dans cet univers nous commençons non seulement à apprendre et à exercer l’écriture, mais aussi à apprendre une écriture autobiographique. Lettres, rédactions, copies et calligraphies pleines d’autoréférences sur la vie, la famille, les jeux, les préférences, les rêves et les projets d’avenir – des plus simples aux plus élaborés – se constituent des stratégies banales qui appartiennent à l’univers scolaire afin de stimuler l’introspection, l’imagination, la confession ou l’exhibition du privé. Cependant, celles-là ne résistent pas au passage des années. Les écritures de l’enfance se terminent pour être condamnées à l’oubli ou à la disparition dans des archives scolaires en fonction de la méconnaissance de son importance pour les études de pratiques autobiographiques. Réfugiées dans des archives personnelles et familiales, les études menées exigent des chercheur(se)s une approximation avec les auteur(e)s pour pouvoir trouver ce matériel et interroger les pratiques pédagogiques passées. Ce texte a comme but de réaliser une cartographie des recherches qui ont comme source ou objet d’étude les cahiers d’écoliers et qui constitue de véritables initiatives de préservation de la mémoire scolaire, en mettant en avant l’importance de ces documents en tant que porteurs d’histoires individuelles et collectives d’apprentissage et d’exercice de l’écriture de soi.
Cahiers d’écoliers, documents oubliés
Bien qu’ils soient recommandés, autorisés et adoptés par les écoles, les cahiers d’écoliers finissent par devenir des « documents éphémères » s’ils ne sont pas conservés, ce qui explique l’existence d’une grande quantité de cahiers perdus. Selon Arias Cassascosa et Garnacho Gomez (2009), d’un côté les propriétaires des cahiers méconnaissent leur importance en tant qu’outils qui aident à comprendre ce qui s’est passé dans leurs parcours scolaires, et de l’autre côté les cahiers sont cibles d’une méprise de la part des chercheurs et chercheuses et des institutions responsables de conserver la mémoire scolaire. Dans la perspective brésilienne, il y a un vrai manque au niveau politique concernant la préservation de cette mémoire.
Depuis le début de la dernière décennie du XXe siècle, quelques historiens et historiennes, et notamment des historiens et historiennes du domaine de l’éducation, ont observé dans le contexte français et italien que travailler avec l’écriture des enfants et des jeunes, dans une perspective historique des périodes lointaines, est extrêmement difficile puisque les documents sont rares. Le constat de ces historiens et historiennes montre que, peut-être, il n’y a pas un autre domaine de l’histoire avec un taux de conservation aussi bas que celui des documents scolaires. Juliá (1995) met en avant, pour autant, que l’accès à ces productions se fait de façon indirecte par l’intermédiaire des programmes d’enseignement, des règlements scolaires et aussi de la littérature autobiographique, riche en détails sur l’enfance, la famille et l’école. Antonelli et Becchi (1995) confirment ces constats dans la présentation de l’ouvrage La Scritture bambine, où ils mettent en exergue que, jusqu’au début des années 1980, les documents écrits par les plumes des enfants étaient peu valorisés par les études, ce que confirme le manque d’intérêt concernant la culture non adulte.
L’observation faite par Fernandes (2008) aide à comprendre la préservation précaire de ces documents de la vie scolaire : ils se sont disséminés seulement à partir du début du XXe siècle, avec l’augmentation des demandes scolaires et, surtout, grâce à une vision individualisée de l’enfant et du processus de l’enseignement et de l’apprentissage. Dans le contexte brésilien, le manque de cahiers d’écoliers et d’écolières s’explique par le prix élevé du papier et le manque d’une politique de distribution de matériel scolaire qui ont touché, surtout, les élèves issus des classes populaires. Le témoignage d’une enseignante qui a vécu dans une région du sud du Brésil, dans l’État de Santa Catarina, fille d’une blanchisseuse et d’un ouvrier du bâtiment et qui a étudié dans une école publique dans les années 1950, témoigne de ce qui se passe dans ce contexte : « Même avec ma jupe décolorée et le manque de livres et cahiers pour écrire, je suis allée loin. Il ne semblait pas facile d’étudier (…). L’école n’était pas viable surtout pour quelqu’un de noir et pauvre » (Silveira, 2002 : p. 178).
Pour Vinão Frago (2008), la préoccupation récente d’étudier et d’analyser les cahiers d’écoliers et d’écolières émerge du besoin de mieux connaître l’enfance, d’une façon différente de l’habitude. Il ne s’agit plus d’une écriture de l’adulte produite au travers d’une approximation des documents sur les enfants, comme d’usage, ou même sur ce que l’adulte dit ou montre sur l’enfant qu’il ou elle était. Il s’agit de documents écrits (lettres, journaux, cahiers, devoirs, etc.) ou emblématiques (dessins) produits par les enfants, où dans ce contexte d’écriture s’inscrivent la discipline, le contrôle et le conditionnement exercés par les adultes. L’auteur met encore en avant que :
L’environnement scolaire est un espace stimulateur de l’écriture enfantine, notamment à partir du XIXe siècle. Bien que le cahier d’écolier soit traversé et réglé par la discipline, il permet d’entrevoir, dans certaines conditions, le caractère de l’élève et ses références liées à l’univers social et à sa famille (Vinão Frago, 2008 : p. 16).
Selon cette perspective, le maintien et la mise à disposition des cahiers permettent de traduire des histoires individuelles et collectives d’apprentissage et d’exercice d’écriture de soi.
Le refuge des anciens cahiers
Réfugiés dans des archives personnelles et familiales, au milieu de feuilles accumulées au long du temps, les cahiers portent les marques des expériences, témoignent les événements vécus, éternisent l’existence et restent entre les petites choses que nous rassemblons et dont nous ne connaissons pas le pourquoi. Selon Gvirtz (1997), beaucoup de cahiers qui survivent au temps et à la destruction sont dus à la réussite scolaire. C’est le cas de la collection de cahiers de plusieurs générations de la famille Sabrosa qui porte la mémoire familiale et atteste de l’importance sociale de l’école. Il est intéressant de souligner que même sur les couvertures de ces cahiers il est possible de voir une partie de la vie de la famille et de la vie scolaire. Sur les pages des cahiers se trouvent aussi des exercices d’introspection, de confession, d’exhibition du privé, à travers les rédactions sur différents sujets comme la famille, la maison, l’école, la rue, le quartier, les vacances, les jouets, les jeux et les projets d’avenir. Ces sujets remplissent ces pages depuis que les enfants sont entrés dans l’univers des mots :
Il était un monde où il y avait beaucoup de discrimination… Pour les gens comme moi [pour ceux qui ne pouvaient pas en acheter], il y avait la Fename (à l’époque elle s’appelait Fename), aujourd’hui la FAE. La Fename avait une place dans l’école et on avait le droit de gagner certains livres, un quota de crayons, gommes, cahiers, un morceau de « tergal » bleu pour confectionner un pantalon, un morceau de coton blanc, la poche venait ensemble et on avait le droit chaque année de produire une attestation de pauvreté qui devait être registrée dans le commissariat et celui-ci nous rendait visite à la maison. Si d’un côté tout ça était cool, on était obligés de bien envelopper nos cahiers, car si les gens voyaient que nous étions de la Fename, une minorité dans une salle de quarante-deux, on souffrait de discrimination, c’était un signe de pauvreté (Alves, 2004 : p. 25).
Les cahiers se trouvent au milieu de lacets, de pétales de fleurs, d’annotations pressées, de photographies, de journaux intimes, de lettres, de cartes, de cahiers de recettes, de mots entre parents et enfants, hommes et femmes, grands-parents et petits-enfants et objets divers oubliés. Ainsi, la quête de ce matériel demande des chercheurs et chercheuses un soin particulier pour se rapprocher des propriétaires, puisque la recherche se fait en même temps qu’émergent des souvenirs, sentiments et marques de différentes phases de la vie.
Chaque cahier porte une charge affective et les commentaires des propriétaires au long des recherches confirment que « la conservation du papier écrit c’est la conservation de la vie retenue sur le papier. En d’autres termes, nous conservons ce que contient la vie » (D’Araújo, 1996 : p. 189). Ou comme disait une professeure invitée[2] :
Une fois face à ces souvenirs « mutants et fragmentés », ils exhalent le parfum de l’amour, ouvrent les écluses des larmes, caressent la nostalgie, crient « pourquoi? »; tout simplement me font sourire, ils sont invisibles, mais marquent leurs présences par l’absence, ils sont comme des flashs, reflets de la fierté, ils sont des preuves, certitudes de rien.
Revisités, ils pouvaient être vus davantage comme « essais d’éternité, excuses pour aller vers le passé, rester à un point du présent et faire un vote de confiance en avenir. Ils sont des interprètes d’une langue confuse, magique, vitale qui est la mémoire » [3]. Toucher les cahiers, c’est remonter la mémoire et me retrouver face à quelques objets importants pour l’écriture : le crayon, la gomme, les stylos, les taille-crayons, mais aussi quelques supports matériels par lesquels défilent des expériences et ressentis.
Enfin, ouvrir les vieilles malles des souvenirs signifie amener les auteur(e)s à se retrouver face à leur propre vie. Ainsi, l’obtention de l’autorisation de sonder les archives personnelles afin de trouver les cahiers d’écoliers ou d’écolières demande que les chercheur(se)s comprennent le travail émotionnel inscrit dans l’acte de se retrouver face à des secrets, émotions, rêves, attentes, projets, habitudes. Cet acte rend possible une rencontre avec le passé et la possibilité de réfléchir à l’importance de l’écriture dans la vie de tous et toutes.
En feuilletant les cahiers d’écoliers ou d’écolières
Afin de contribuer à diminuer l’abandon des cahiers d’écoliers ou d’écolières, un ensemble de chercheurs et chercheuses, avec différentes approches, consacre leurs études à comprendre ce que les histoires individuelles et collectives racontent à propos de l’apprentissage de l’écriture et de l’écriture biographique.
À partir de l’approche de la psychologie scolaire, Santos (2008) conclut que les professeur(e)s ne se rendent pas toujours compte des nombreux apprentissages présents dans l’utilisation des cahiers puisque celle-ci est naturalisée. Parmi les élèves qui présentaient des difficultés avec l’écriture, il y en avait un, Severino, qui passait des heures à copier le contenu écrit sur le tableau sans faire attention à d’autres contenus enseignés. Pendant une conversation avec Severino au sujet de ses tâches à l’école, le chercheur a découvert les raisons qui expliquaient le temps pris pour écrire un simple intitulé :
« La ligne là [du tableau] est grande et celle-là [du cahier] est petite. » C’est-à-dire que Severino s’efforçait de reproduire tel quel ce qui était sur le tableau. Ainsi, quand une phrase occupait une seule ligne au tableau, il essayait de l’écrire sur une seule ligne de son cahier. Cette tâche se montrait difficile la plupart du temps, notamment pour un petit cahier avec ses grandes lettres (Santos, 2008 : p. 149).
La recherche menée par Pozo Andrés (2005) sur un ensemble de 275 cahiers d’écoliers et d’écolières, archivés selon des processus qui avaient comme but de vérifier l’engagement des enseignants et enseignantes pendant la période franquiste, montre comment il est possible d’y trouver des histoires collectives d’apprentissage de l’exercice de l’écriture. La chercheuse s’est fondée sur la perspective des études du genre pour comprendre les modèles féminins transmis dans les salles de cours et inscrits sur les écrits obligatoires et les livres. Les cahiers ont été analysés à partir de thématiques comme la famille, la mère, l’école, les perspectives de la vie future pour les femmes et la vie quotidienne enfantine.
Les résultats montrent que, parmi les devoirs, il se trouve des exemples qui démontrent la place des femmes et des hommes dans la vie privée et publique. Les femmes étaient censées obéir à leurs maris et se sacrifier pour le bien-être de toute la famille. Les hommes devaient protéger, défendre et représenter leurs épouses et leurs familles. Les modèles de mère et de femme au foyer étaient abordés dans les devoirs des cours d’hygiène et économie domestique, dont les contenus se concentraient sur les leçons d’aération du logis, les principes de nettoyage et d’aménagement de la maison. En ce qui concerne la thématique de l’école et des perspectives de vie future pour les femmes, les contenus enseignés étaient les mêmes pour les filles et les garçons. Cependant, les chercheur(se)s ont remarqué qu’un programme scolaire était dissimulé dans les cahiers des filles. Par exemple, il existait une présence plus grande de valeurs religieuses et morales dans les cahiers des filles, alors que les valeurs liées au travail remplissaient les pages des cahiers des garçons. Ces résultats ont été croisés avec les catégories de classe et d’origine géographique des élèves et les chercheur(se)s ont constaté que les activités proposées aux filles, comme les jeux et loisirs, avaient comme référence l’espace privé, et celles offertes aux garçons l’espace public (Pozo Andrés, 2005).
Afin de donner une visibilité aux cahiers d’écoliers et d’écolières, l’exposition « Ne m’oublie pas n’importe où » a été organisée pendant le IIIe Congrès international de la recherche (auto)biographique qui a eu lieu à Natal, au Brésil, en 2008. Plus qu’une référence à la chanson brésilienne très connue de la musique populaire brésilienne « Le Cahier », du chanteur Toquinho, le titre de l’exposition voulait lancer un appel contre le désintérêt et l’oubli d’un des documents les plus importants pour l’étude des pratiques scolaires. Les cahiers survivent aux réformes éducatives, croyances pédagogiques et changements politiques. C’est sur ces cahiers que nous enregistrons les activités les plus ordinaires du quotidien scolaire : des activités comme copier, traduire, sélectionner, classifier, ordonner, énumérer, compléter, séparer, composer, associer, définir, analyser, résumer, rédiger, calculer et résoudre (Gvirtz, 1997).
Cette idée était présente dans le projet « Maison Cruz : une papèterie dans la production, circulation et usages des supports de l’écriture à l’école »[4]. Elle a gagné en force quand j’étais à l’Université de Macerata, en Italie, invitée à la conférence internationale « Les cahiers scolaires : une source complexe pour l’histoire des cultures scolaires et pédagogiques entre les XIXe et XXe siècles »[5]. À cette occasion, j’ai pu visiter trois expositions importantes sur le cahier en tant qu’objet de la culture écrite et matérielle de l’école : « Les cahiers d’école au XXe siècle », de Cartiere Paolo Pigna; « Entre les bancs et les cahiers », sous la direction de Paolo Ricca (association « Il salotto verde », Italie)[6]; « Les cahiers des écoliers du monde », dirigée par Henri Mérou (association « En marge des cahiers », France). Dans la présentation du catalogue digital de l’exposition, j’ai mis en avant son importance :
La première exposition a privilégié la présence d’une importante entreprise italienne productrice de cahiers, responsable de la confection de beaux cahiers d’écolier, et qui a souligné les progrès technologiques de la fabrication de ces objets scolaires. Paolo Ricca, à son tour, a rassemblé une très belle collection avec mille cahiers environ, adressés à différentes régions d’Italie, ce qui a permis de comprendre la relation entre les périodes historiques de production des cahiers et les dessins et symboles présents sur les couvertures et dos de page. À travers cette immense collection, il était possible de faire une mise en relation entre les couvertures et dos de page et la dissémination des croyances, valeurs, idéologies et comportements souhaitables à chaque période. De nature itinérante, soutenue par l’Unesco et financée par le ministère de l’Éducation français et l’Alliance française, l’exposition « Les cahiers des écoliers du monde » donne une visibilité aux caractéristiques universelles et présente, selon le responsable, des témoignages de tous les apprentissages autour de l’écriture et des savoirs (Mignot, 2008).
La mise en place de l’exposition a montré qu’il est absolument nécessaire de faire des efforts pour lutter contre l’abandon des cahiers d’écoliers et d’écolières, et pour favoriser la réalisation de recherches sur la « boîte noire des salles de cours ». L’occasion d’articuler cette initiative à un grand événement scientifique de répercussion nationale et internationale a permis de viabiliser le projet en consonance à la thématique du congrès. Les chercheur(se)s concerné(e)s ont pris les cahiers comme un support à la construction des individus. Nous transcrivons ci-dessous des extraits du contenu de la présentation de l’exposition sous forme de panneaux :
Les cahiers d’écoliers évoquent un des espaces les plus communs aux dernières générations – l’école. Couverture, dos de page, copies, calligraphie, dictées, calculs, dessins, cartographies et même les évaluations des professeurs permettent de comprendre leur importance dans l’histoire de vie de chacun et de tous. Oubliés, beaucoup d’entre eux restent gardés dans des archives personnelles et réfugiés de l’écriture ordinaire, de l’écriture enfantine et, particulièrement, de l’écriture scolaire.
Réunis par les historiens du domaine de l’éducation et spécialistes dans la formation de professeurs de différentes universités de toutes les régions du pays, ces supports de l’écriture scolaire, produits et utilisés après le début du siècle dernier jusqu’à nos jours, indiquent à la fois les changements dans la matérialité de l’objet et des pratiques pédagogiques de l’apprentissage et de l’exercice de l’écriture, ainsi que les valeurs transmises.
L’exposition est le résultat de gestes délicats de recueil, de lecture, de relecture et d’interprétation des anciens cahiers. Le but est donc de donner une visibilité à cet objet qui demeure dans l’ombre et, ainsi, contribuer à socialiser les recherches concernant cette source d’étude, diffuser l’importance de l’apprentissage et de l’exercice de l’écriture (auto)biographique produite dans l’espace scolaire, disséminer la culture de la préservation de la mémoire scolaire, et valoriser l’écriture de personnes ordinaires, notamment celle des élèves des écoles brésiliennes qui ne sont pas traditionnellement considérées comme importantes pour les études, expositions et maintien des cahiers (texte de présentation de l’exposition).
Afin de comprendre sa propre relation avec l’écriture et avec l’école, un des chercheurs a revisité ses propres archives et souvenirs :
De mes affaires, j’ai retiré les cahiers d’écolier et je me suis sentie comme « Pandora ». Le mythe raconte que lorsque Pandora est née, elle a reçu d’Hermès le don de la curiosité. La fille a grandi. Un jour elle a reçu un cadeau de Zeus : un coffre fermé à clé. Il était très beau et elle l’admirait toujours. Elle n’a pas résisté à la curiosité et l’a ouvert. De l’intérieur du coffre sont sorties toutes sortes de créatures différentes et bizarres. C’était ainsi que j’ai vu sortir des pages de mes cahiers des fées et des sorcières – les différents symboles de mon parcours de vie et de formation (Bragança, 2008).
Au-delà de la vision de l’école comme un espace où se produisent des textes et se valorise l’écriture, l’exposition a traité les cahiers à partir d’une perspective originale et novatrice, c’est-à-dire comme des espaces graphiques de l’écriture en soi. Plutôt que de voir l’écriture comme un exercice imposé par le système éducatif, les cahiers ont été conçus en tant que produit hybride, fait de l’imposition et de la transgression, ce qui a permis d’analyser un aspect peu visible : l’écriture (auto)biographique. Des histoires individuelles et collectives en ont émergé comme résultat :
Les cahiers et documents d’immigrants produits dans différentes écoles de São Paulo enregistrent les marques de la culture scolaire eurocentrique que l’État cherchait à imposer à tous, mais aussi les spécificités et résistances de chaque groupe. Les écrits des enfants, jeunes et adultes constituent des registres autobiographiques de leurs processus de formation scolaire traversés par les toiles de significations attribuées pour chaque groupe à l’école, ainsi que leurs manières de préserver leur propre culture, les différents nationalismes et les essais d’insertion dans la société au sens plus large (Demartini, 2008).
D’une certaine manière, les cahiers dans la pédagogie Waldorf répondent aux fonctions décrites par les chercheurs à propos des moments initiaux de la substitution des feuilles détachées par un ensemble de papiers reliés. Ce nouvel objet de la culture matérielle scolaire modifie l’environnement d’étude, ce qui a produit un espace favorable à l’organisation de la pensée et à la réflexion sur l’apprentissage. Ainsi, l’écriture devient un exercice qui amène l’individu à se retrouver dans l’acte d’écrire (Moraes, 2008).
Ainsi, tel qu’évoqué précédemment (Mignot, 2008), le passage de la pénombre à la visibilité a permis d’interpréter les cahiers en tant que support à l’écriture scolaire à partir de la relation établie avec la vie des élèves, des professeur(e)s et, aussi, des personnes qui les ont idéalisés. Les thèmes et approches ont été articulés et croisés autour de trois noyaux encore plus vastes : traces d’histoires de vie; apprentissage et exercice de l’écriture de soi; parcours de formation dans l’écriture autobiographique.
Quand la rencontre avec le cahier produit une rencontre avec la vie
À travers l’exposition, les auteur(e)s des cahiers ont pu vivre une nouvelle rencontre avec leur propre histoire de vie, face aux pages jaunâtres remplies de rêves, souhaits, attentes, croyances, pratiques, coutumes, projets, inquiétudes et secrets. Les visiteurs et visiteuses ont pu laisser leurs impressions et beaucoup d’entre eux et d’entre elles étaient surpris devant l’importance des cahiers. Certain(e)s ont regretté de ne pas avoir gardé leurs cahiers, journaux, lettres et agendas. Ils et elles ont avoué que la contrainte des déménagements imposés par la vie les a amené(e)s à jeter ces souvenirs à la poubelle : « Cahiers, cahiers, cahiers… Où sont-ils? Dans ma mémoire » (témoignage écrit d’un(e) visiteur(se)).
Pour d’autres, la confrontation avec les cahiers les a amenés à plonger dans des souvenirs, revisiter le temps de l’école et à se rendre compte qu’ils constituent des objets autobiographiques qui, selon Kotre (1997), nous servent de support afin de récupérer des souvenirs et d’éviter qu’ils disparaissent ou se détériorent :
Je suis heureux de faire connaissance de cette possibilité si délicate d’enregistrer les constructions du quotidien scolaire dans un événement de professeurs et chercheurs. Ça montre que nous sommes capables de trouver un autre sens à la pratique de l’enseignement et de concevoir nos enfants comme des participants aux propositions de formation. Les souvenirs sont toujours pleins de significations et de révélations (témoignage écrit d’un(e) visiteur(se)).
Quelle joie de pouvoir remonter le temps et de me souvenir des cahiers simples, faits de copies coupées au milieu, enveloppées avec du papier cadeau et cousues par ma chère mère ! Ainsi, nous avons été alphabétisés et nous avons appris à valoriser l’éducation (témoignage écrit d’un(e) visiteur(se)).
Cette exposition m’a amené à me souvenir de l’enfance depuis l’alphabétisation… Ce sont des temps inoubliables quand je faisais de la calligraphie, dessinais et cultivais l’amour pour les livres, pour l’école et pour la vie (témoignage écrit d’un(e) visiteur(se)).
Je me suis senti touché par cette exposition. Beaucoup de souvenirs du temps à l’école… Je suis assez jeune, mais cela me semble un temps si éloigné. En regardant les objets… je me souviens des maîtresses, de la dame de la cantine, des crayons de couleur, du sable de la cour de récréation, des cartons… Souvenirs dormants de moments très importants de ce que je peux appeler une « invention de moi » que j’actualise aujourd’hui. Je regrette de ne pas avoir gardé mes cahiers (témoignage écrit d’un(e) visiteur(se)).
Ces témoignages d’ordre biographique permettent de comprendre que l’exposition est devenue une invitation pour que chacune et chacun puisse transiter par les écritures de soi à partir de différentes possibilités de lecture. C’est une invitation aussi à feuilleter les papiers rangés de l’enfance et qui semblaient n’avoir aucune importance. Les cahiers sont, pourtant, des témoins de nos modes d’apprendre, d’enseigner, d’enregistrer, de vivre, de penser et de sentir, qui nous permettent d’accéder à des éléments capables de nous faire comprendre l’histoire d’un individu, d’une société et de l’éducation.
Références
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Bragança, I. F. S. (2008), « Cadernos escolares em arquivos pessoais : mistérios da “caixa de Pandora” », in Mignot, A. C. V. (dir.), Não me esqueça num canto qualquer [CD-Rom], Rio de Janeiro, Laboratório Educação e Imagem.
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Demartini, Z. B. F. (2008), « Nos cadernos, as marcas da imigração », in Mignot, A. C. V. (dir.), Não me esqueça num canto qualquer [CD-Rom], Rio de Janeiro, Laboratório Educação e Imagem.
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Gvirtz, S. (1997), Del curriculum prescripto al curriculum enseñado : una mirada a los cuadernos de clase, Buenos Aires, Aique.
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Kotre, J. (1997), Luvas brancas : como criamos a nós mesmos através da memória, São Paulo, Mandarim.
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Mignot, A. C. V. (2010), « Documentos efêmeros : histórias de aprendizagem e exercício da escrita de si », in Passeggi, M. C. et Silva, V. B. (dirs), Invenções de vidas, compreensão de itinerários e alternativas de formação, São Paulo, Cultura Acadêmica, vol. 2, p. 83-100.
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Silveira, M. H. V. (2002), As filhas de lavadeiras, Porto Alegre, Grupo Cultural Maria Ginga.
Vinão Frago, A. (2008), « Os cadernos escolares como fonte histórica : aspectos metodológicos e historiográficos », in Mignot, A. C. V. (dir.), Cadernos à vista : escola, memória e cultura escrita, Rio de Janeiro, Eduerj, p. 15-34.
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Mignot, Ana Chrystina. (2019). « Souvenirs dormants : l’écriture de soi dans des cahiers d’écoliers ». In Les voies du récit. Pratiques biographiques en formation, intervention et recherche (coordonné par Marie-Claude Bernard, Geneviève Tschopp et Aneta Slowik), p. 233-246. Québec : Éditions science et bien commun & LEL du CRIRES.
- Ce texte est une version révisée de Mignot, A. C. (2010), « Documentos efêmeros : histórias de aprendizagem e exercício da escrita de si », in Passeggi, M. C., Silva, V. B. (dirs), Invenções de vidas, compreensão de itinerários e alternativas de formação, Vol. 2, São Paulo, Cultura Acadêmica, p. 83-100. ↵
- Extraits du texte d’Arminda Barbosa da Fonseca de Paula à propos de son archive personnelle et qui a été lu lors du cours de formation pour les professeurs du réseau public d’enseignement de Niterói/Rio de Janeiro en 2003. ↵
- Extraits du texte cité à la note précédente d’Arminda Barbosa da Fonseca de Paula à propos de son archive personnelle et qui a été lu lors du cours de formation pour les professeurs du réseau public d’enseignement de Niterói/Rio de Janeiro en 2003. ↵
- Projet de recherche avec lequel j’ai gagné une bourse de productivité en recherche de la Commission nationale de recherche (CNPq), subvention de l’Appel universel du CNPq (2006-2008) et subvention à la recherche (APQI) de la FAPERJ (2005). ↵
- Convegno Internazionale di Studi Quaderni di Scuola : una fonte complessa per la storia delle culture scolastiche e dei contumi éducative tra Ottocento et Novecento. ↵
- « I quaderni di scuola nel Novecento : la produzione industriale di Cartiere Paolo Pigna (Cartiere Paolo Pigna SpA, Itália) »; « Tra banchi e quaderni », com a curadoria de Paolo Ricca (da Associazione « Il salotto verde », Itália). ↵