Postface
Les approches autobiographiques au cœur des transformations paradigmatiques compréhensives et réflexives
Pascal Galvani
Ce livre passionnant est l’une des trois publications générées par le colloque international qui s’est tenu en mai 2018 à Wroclaw (Pologne) pour célébrer le centenaire d’un livre qui allait relancer les récits autobiographiques dans la sociologie compréhensive : Le Paysan polonais en Europe et en Amérique (Thomas et Znaniecki, 1918). La richesse des contributions et des publications de ce colloque est un indicateur de l’importance historique de l’événement, qui marque les évolutions méthodologiques et épistémologiques des recherches et des pratiques en sciences humaines. Les réflexions sur les approches autobiographiques sont en effet au cœur des changements de paradigmes épistémologiques qui traversent les disciplines de recherche mais aussi les pratiques d’interventions. Au centre de ce tourbillon, le petit préfixe « auto », qui réintroduit toute la complexité du sujet que les épistémologies positivistes avaient tenté d’évincer de tous discours scientifiques.
Avec le préfixe « auto » la compréhension de la formation humaine comme « anthropoformation » entre dans la complexité car ce « soi-même » est éminemment paradoxal. D’une part, il constitue son autonomie dans et par une multitude d’interdépendances avec ses environnements sociaux et naturels (Morin, 2008). Et d’autre part, il multiplie les paradoxes en se prenant lui-même comme objet d’autoformation et d’autoréflexion via un enchevêtrement de niveaux de conscience, subconscience et surconscience dans l’alternance de moments réflexes, réflexifs, d’automatisme ou de transe; le tout traversé d’instants fulgurants de prise de conscience de soi, sur soi, pour soi (Galvani, 1997 et 2019; Galvani et al., 2011) !
La lecture des seize chapitres de ce volume est passionnante et impose une méditation approfondie. Bien que les contributions soient variées tant dans leurs postures de recherche que dans leurs objets, elles sont toutes reliées par la cohérence d’une réflexion collective sur les méthodes autobiographiques. Ces contributions nous montrent que la prise en compte des histoires de vie en recherche en intervention et en formation ne peut se comprendre sans une réflexion épistémologique critique qui permet de comprendre la pertinence et la validité du récit autobiographique. Au fil des chapitres, les différentes références sollicitées relèvent d’au moins trois grands courants qui orientent l’émergence d’un nouveau paradigme épistémologique.
Tout d’abord le courant herméneutique ou compréhensif qui remonte au milieu du xixe siècle avec Dilthey (Zaccaï-Reyners, 1995) et se poursuit avec Gadamer, Ricoeur et Habermass (Grondin, 2004). L’épistémologie herméneutique situe le récit de vie comme un fondement de l’intercompréhension de l’expérience humaine. Elle assume ainsi le fait que toute compréhension est produite par un sujet situé dans un contexte socio-historique donné.
Le courant phénoménologique ensuite, qui, dès le début du xxe siècle, va prolonger l’herméneutique en insistant sur la méthodologie de prise de conscience et de description des expériences vécues dans leurs dimensions sensorielle et corporelle (Depraz et al., 2011; Vermersch, 2012).
Enfin, les courants théoriques écosystémiques de l’auto-organisation qui vont permettre de modéliser les boucles de rétroaction de l’auto-socio-éco-ré-organisation permanente des systèmes vivants et ainsi compléter l’argumentation de la réintroduction du sujet connaissant dans la connaissance (Morin, 2008).
Les histoires de vie en formation : comme un saumon qui remonte les courants théoriques et épistémologiques
Mais si les approches autobiographiques peuvent revendiquer des racines épistémologiques anciennes et profondes, il ne faudrait pas croire pour autant qu’elles sont des applications directes des théories. Au contraire, les pratiques d’histoires de vie en recherche et en formation sont nées d’une absence de théorie sur les processus de formation et de transformation des adultes tout au long de la vie (Pineau et Marie-Michèle, 2011). Les pionniers comme Gaston Pineau (1983/2012 et 1984) ou Henri Desroche (1990) ont d’abord utilisé l’autobiographie pour comprendre les processus de formation et accompagner des adultes à réfléchir leurs expériences de vie pour se former. Ces démarches, que l’on peut qualifier de recherche-formation autobiographique, se sont dans un premier temps confrontées empiriquement aux matériaux bruts de l’expérience vécue (Pineau et Marie-Michèle, 2012) pour ensuite trouver progressivement dans les corpus philosophiques et scientifiques les cadres théoriques capables de rendre compte de la densité et de la complexité des processus d’anthropoformation. Le développement des approches autobiographiques est donc lui-même un processus réflexif qui remonte comme un saumon de l’expérience vécue pour chercher dans les productions culturelles philosophiques et scientifiques des cadres assez larges pour comprendre et interpréter la richesse des matériaux expérientiels produits.
Une posture méthodologique de recherche-formation
Les pratiques d’histoires de vie sont à situer dans l’épistémologie de la complexité qui tient ensemble les deux pôles antagonistes et complémentaires du sujet et de l’objet. Certaines contributions de cet ouvrage collectif se situent plutôt du côté de la formation du sujet en développant le potentiel de formation des approches biographiques, d’autres se situent plutôt sur le pôle de la recherche sur l’objet en développant le potentiel de production de données qu’offrent les récits biographiques. C’est cette richesse complémentaire et indissociable qu’il faut penser et expliciter : les pratiques biographiques sont à situer comme des pratiques de recherche-formation expérientielle (Galvani, 2019). Cette dernière peut être définie provisoirement comme une formation par la recherche sur l’expérience. Elle se fonde sur la compréhension de l’expérience vécue par le sujet au moyen de l’exploration phénoménologique (prise de conscience et description des expériences) et l’interprétation herméneutique (prise de conscience et transformation des préjugés et production d’une nouvelle compréhension approfondie par la mise en dialogue des interprétations avec les savoirs scientifiques, artistiques, philosophiques et traditionnels). La recherche-formation expérientielle est à la fois réflexive et dialogique (Galvani, 2006).
Avec le récit autobiographique, il est impossible de dissocier la recherche et la formation car la réflexivité impliquée par la narrativité entraîne que chaque production de données sur l’expérience vécue déclenche simultanément un processus d’autoformation réflexive du narrateur ou de la narratrice. De même, chaque utilisation de l’histoire de vie en formation est une occasion de produire des données et entraîne chez les participant(e)s une démarche réflexive qui débouche sur des processus de recherche.
Thématiques communes aux différentes approches
Au travers des différents chapitres, la lecture de l’ouvrage permet d’approfondir constamment quatre grandes thématiques communes qui traversent les contributions.
- L’interaction des dimensions réflexives et dialogiques. Les différentes situations d’interlocutions présentées montrent que le récit autobiographique produit une réflexivité et des prises de conscience par le sujet qui sont démultipliées par le partage des récits et la mise en dialogue des interprétations de ses expériences vécues.
- Le soin apporté aux conditions des échanges. Les supports et les conditions de médiation entre les participants sont toujours pensés soigneusement pour proposer des cadres d’intersubjectivité ouverts et sécurisants. Le dévoilement de soi dans un groupe est nécessairement autorégulé et la dynamique d’exploration des expériences vécues implique un accompagnement éthique dont le tact est finalement le seul critère de vérité (Gadamer, 1996).
- La recherche de nouveaux rapports entre chercheur(se)s professionnel(le)s et narrateur(trice)s imposée par la dimension intime et l’implication inhérente au récit de vie. Ces rapports vont d’un pôle disciplinaire classique où les chercheurs restent en dehors des questions explorées, à un pôle transdisciplinaire où la frontière est floue lorsque les participants sont tous (plus ou moins) chercheurs et narrateurs, voire lorsque la chercheuse et la narratrice sont la même personne (Briand, dans ce volume).
- La variété proposée des supports de narrativité de l’écrit à l’oral et de l’image symbolique au jeu théâtral, utilisés pour conscientiser et partager l’expérience humaine, témoigne d’une sensibilisation aux multiples dimensions, corporelle, sensorimotrice, affective, symbolique et cognitive, de l’expérience vécue.
Perspectives et enjeux de développement des pratiques biographiques en formation recherche et intervention
Depuis une trentaine d’années, les approches autobiographiques de la formation tout au long de la vie ont fait émerger un modèle tripolaire de la formation permanente (Pineau, 1984 et 1991). Dans une perspective écosystémique, la formation apparaît comme une interaction vitale et permanente entre un organisme (autoformation), un environnement naturel (écoformation) et un environnement culturel (socioformation). Cette complexité tripolaire ouvre des perspectives importantes pour les trois axes de la formation, de la recherche et de l’intervention.
La première perspective est évidemment le développement d’une production de savoir fondée sur l’exploration de l’expérience réfléchie en première personne. Il s’agit d’un enjeu social et politique de démocratisation par la reconnaissance des savoirs d’expérience dans un contexte où les systèmes sociaux économiques et politiques sont encore structurés par le schéma des sciences appliquées et le pouvoir dominant de l’expertise théorique. La reconnaissance des savoirs des patients experts en médecine, la reconnaissance de l’expertise des personnes ayant vécu la grande pauvreté (Groupe de recherche Quart-Monde-Université, 1999) ou la reconnaissance de l’expertise citoyenne dans les luttes de défense écologique (Sauvé et al., 2017) en sont des exemples importants.
Avec l’« ère planétaire » de globalisation économique et technologique confrontée aux crises écologiques de la biosphère se dessine aussi l’enjeu fondamental de formation à l’identité terrienne (Morin, 2008), qui se décline en deux axes majeurs :
- l’axe de l’auto-socio-formation, pour l’émergence de la compréhension interculturelle entre soi et les autres : apprendre l’intercompréhension transculturelle est un défi majeur pour lequel les savoirs d’expérience de ceux qui vivent les migrations, qu’elles soient choisies ou contraintes, est une richesse vitale;
- l’axe de l’auto-éco-formation, pour l’exploration de nouvelles relations écologiques entre soi et le monde naturel. À l’heure où nos sociétés se questionnent sur les moyens d’une transition écologique pour faire face aux risques d’effondrement énergétique et de déséquilibre de la biosphère, les autobiographies réflexives de celles et ceux qui ont expérimenté en pionniers des modes de vie alternatifs pourraient largement contribuer à l’élaboration de stratégies écosystémiques viables et vivables pour l’avenir.
Pour relier ces émergences interculturelles et écologiques encore marginales, il est urgent d’explorer, de conscientiser et de mettre en dialogue toutes les expériences alternatives. C’est dans cette perspective que les démarches autobiographiques peuvent contribuer fortement à formaliser et à socialiser les nouveaux savoirs et les nouveaux rapports aux autres et au monde qui s’inventent au cœur des vies les plus singulières.
Références
Depraz, N., Varela, F. et Vermersch P. (2011), À l’épreuve de l’expérience : pour une pratique de la phénoménologie, Bucarest, Zeta Books.
Desroche, H. (1990), Apprentissage 3. Entreprendre d’apprendre : d’une autobiographie raisonnée aux projets d’une recherche-action, Paris, Éditions ouvrières.
Gadamer, H. G. (1996), Vérité et Méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil.
Galvani, P. (1997), Quête de sens et formation : anthropologie du blason et de l’autoformation, Paris, L’Harmattan.
Galvani, P. (2006), « L’exploration des moments d’autoformation : prise de conscience réflexive et compréhension dialogique », Éducation permanente, 168, 59-73.
Galvani, P., Nolin, D., de Champlain, Y. et Dubé, G. (dirs) (2011), Moments de formation et mise en sens de soi, Paris, L’Harmattan, p. 69-96.
Galvani, P. (2019), Autoformation et connaissance de soi, Lyon, Chronique sociale [à paraître].
Grondin, J. (2004), L’Herméneutique, Paris, Presses universitaires de France.
Groupe de recherche Quart Monde-Université (1999), Le croisement des savoirs, quand le Quart Monde et l’Université pensent ensemble, Paris, Éditions de l’Atelier et Éditions Quart Monde.
Morin, É. (2008), La méthode, Paris, Seuil.
Pineau, G. (1984), « Sauve qui peut ! La vie entre en formation permanente. Quelle histoire ! », Éducation permanente, 1 (72-73), 15-24.
Pineau, G. (1991), « Formation expérientielle et théorie tripolaire de la formation », in Courtois, B. et Pineau, G. (dirs), La formation expérientielle des adultes, Paris, La Documentation française, p. 29-40.
Pineau, G. et Marie-Michèle (2011), « Produire sa vie avec des temps longs, moments d’émergence et de republication après vingt ans », in Galvani, P., Nolin, D., de Champlain, Y. et Dubé, G. (dirs), Moments de formation et mise en sens de soi, Paris, L’Harmattan, p. 17-33.
Pineau, G. et Marie-Michèle (1983/2012), Produire sa vie : autoformation et autobiographie, 2ᵉ édition, Paris, Téraèdre.
Sauvé, L., Bader, B., Orellana, I. et Villemagne, K. (dirs) (2017), Vivre ici ensemble : repères contemporains pour l’éducation relative à l’environnement, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Thomas, W. I. et Znaniecki, F. (1918), The Polish Peasant in Europe and America : monograph of an immigrant group, Chicago, The University of Chicago Press.
Vermersch, P. (2012), Explicitation et phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France.
Zaccaï-Reyners, N. (1995), Le monde de la vie. Tome 1 : Dilthey et Husserl, Paris, Éditions du Cerf.
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Galvani, Pascal. (2019). « Postface. Les approches autobiographiques au cœur des transformations paradigmatiques compréhensives et réflexives ». In Les voies du récit. Pratiques biographiques en formation, intervention et recherche (coordonné par Marie-Claude Bernard, Geneviève Tschopp et Aneta Slowik), p. 275-281. Québec : Éditions science et bien commun & LEL du CRIRES.