Préface

Florence Piron

Qu’est-ce que la pensée? Un mécanisme cognitif froid, impersonnel et individuel en même temps, qui compile et analyse des données soigneusement triées, qui raisonne, discerne et exerce notre esprit critique (Navarre 2020)? Ou un flux de conscience nourri autant par le raisonnement, les informations et les idées que par l’affectivité, la mémoire, la conscience et les sensations? Le neurologue Antonio Damasio a bien montré dans son livre L’erreur de Descartes (2006) que « le cerveau qui pense, qui calcule, qui décide n’est pas autre chose que celui qui rit, qui pleure, qui aime, qui éprouve du plaisir et du déplaisir [et que] l’absence d’émotions et de sentiments empêche d’être vraiment rationnel »[1]. Devrait-on alors délaisser la formule « Je pense, donc je suis » de Descartes, et plutôt proposer « je suis, donc je pense »? En plus d’être nettement moins élitiste que la première, cette deuxième formule reconnaît que l’expérience de la vie dans toute sa diversité et sa complexité est à la source de la pensée, message porté aussi par le grand penseur public Edgar Morin (par exemple dans Morin 1990, 2014). C’est en tout cas la réflexion qui me vient en lisant Dschang Paris Garoua de Léonie Tatou. Cette lecture est en elle-même une expérience de pensée très originale et féconde au point qu’on se demande comment un texte apparemment si simple peut faire autant réfléchir…

Alors que le positivisme institutionnel (cadre normatif et épistémologique dominant dans nos universités du Nord et des Suds; Piron 2019) impose la désindividuation des chercheurs et chercheuses comme garantie de leur scientificité, Léonie Tatou plonge directement et sans complexe dans l’autobiographie la plus personnelle et intime pour mettre en lumière, au fil de sa riche pensée, d’importants problèmes sociaux et politiques propres au Cameroun ou à l’Afrique en général, notamment la question des langues africaines et de leur place dans les sociétés africaines au bénéfice du développement local. Effectuant un beau travail d’archivistique et d’histoire orale, mais aussi un voyage dans ses souvenirs et dans la culture européenne ou camerounaise, elle a consulté de nombreux documents retrouvés dans une précieuse malle et interrogé des témoins de la vie de son père décédé il y a plus de quarante-cinq ans pour mieux comprendre sa propre histoire, son origine et son devenir en tant qu’intellectuelle et femme africaine, partageant au fil de son récit les problématiques scientifiques que la linguiste et chercheuse qu’elle est devenue a travaillées pendant des années. Sa sincérité est telle qu’on n’a jamais l’impression que cette très intime lettre à son père, remplie de souvenirs d’enfance et de portraits de proches et de membres de la famille dont elle lui donne des « nouvelles », est un simple prétexte pour explorer des thèmes plus globaux. Inversement, jamais on ne sent que ces discussions générales, par exemple celle sur la langue (sixième feuillet) ou celle sur les relations familiales africaines (neuvième feuillet), ne sont surimposées artificiellement à ces réminiscences familiales et à cette quête identitaire. Le passage d’un souvenir vécu à un problème social et réciproquement se fait dans le flux de la conscience, comme en témoignent les interjections « Tiens! » qui ponctuent le texte, et illustre ainsi merveilleusement ce qu’est la pensée, non pas en général, mais celle d’une intellectuelle qui est aussi africaine, camerounaise, bamileke, foto, yémbaphone, une fille, une sœur, une mère, une grand-mère, une « coépouse », une élève, une poètesse…

Ce texte est d’ailleurs une illustration parfaite de la fluidité et de la complexité de l’identité personnelle, au carrefour du rapport à soi (au corps, aux émotions, aux rêves, à la mémoire, aux savoirs expérientiels, etc.) et du rapport à autrui (normes et pressions sociales, coutumes, traditions, savoirs officiels, mais aussi adaptation aux changements sociaux, politiques, juridiques, technologiques, etc.). Dans le cours sur l’identité que je donne à l’Université Laval, m’inspirant des travaux de Paul Ricœur (1990), je présente le pouvoir de la narration de soi comme explication du « mystère » de la capacité d’un être humain à se sentir toujours « soi-même » malgré le temps qui passe et les changements vécus par le corps et la psyché : se raconter est une manière de trouver un sens et une continuité dans une série d’événements et d’expériences vécues qui pourraient plutôt conduire à un constat de fragmentations et de discontinuités perpétuelles. Se raconter, c’est (tenter de) faire sens de ce qui nous arrive dans une synthèse perpétuelle qui a ceci de particulier qu’elle s’adresse toujours à un-e destinataire, à un public – ne serait-ce que le « cher journal » intime que certain-e-s rédigent parfois. On pourrait même dire que le ou la destinataire d’un récit de soi, même absent-e ou imaginaire, co-construit cette synthèse, parce que c’est en fonction du lien que la personne narratrice entretient avec lui ou elle que tel ou tel souvenir apparaîtra, que l’envie de raconter telle ou telle émotion remontera, etc. C’est pourquoi il est fascinant que Léonie Tatou ait choisi de se raconter à travers une missive à son père, ce cher disparu, dont la contribution à la construction de l’identité et de l’âme de sa fille ne ressort que plus fortement. Comme elle l’explique dans un des premiers feuillets, elle a constaté et même découvert, au fil de l’écriture de cette missive, que de nombreuses questions qui l’intéressent aujourd’hui avaient aussi intéressé son père (« ces lignes de force qui nous sont communes à toi et à moi ») et que, malgré l’absence, le lien affectif et intellectuel qui les unit reste vivant et présent. Edgar Morin a proposé le mot « reliance » pour décrire cette particularité de la condition humaine (ou du vivant?) par laquelle chaque être humain, même identifiable par une identité singulière bien délimitée par un corps, est en fait avant tout construit par les liens qui l’unissent aux autres, présents, absents, imaginaires, mais qui comptent, qui sont importants : être, c’est être relié, explique Felwine Sarr (2017). Il est d’ailleurs tout aussi frappant de comprendre que ce projet de récit de soi, si personnel, est en fait un projet collectif, celui des sœurs et frères Tatou et de leurs proches, dont Léonie est à la fois l’instrument (la plume) et le catalyseur, le fil directeur. De ce point de vue aussi, ce livre est magistral : il montre de manière concrète le flou ontologique qui est à la base de l’identité et qui est le résultat et la preuve de sa pluralité constitutive.

La linguiste africaine du développement qu’est Léonie Tatou (2020) est tout aussi présente dans cette missive/récit de soi que la femme aux riches souvenirs et la fille en quête d’identité. Le premier feuillet est exemplaire : tout en présentant les origines de la grande famille de son père, elle nous fait faire une promenade dans l’onomastique camerounaise, branche de la philologie qui a pour objet l’étude des noms propres. Ne se contentant pas d’une simple description culturaliste, ce dont elle se méfie explicitement, elle intègre immédiatement à son propos une réflexion sur l’acculturation née de la colonisation[2] dont une des formes a été l’abandon progressif de la manière locale de choisir les noms d’un enfant au profit de la méthode française. La pensée douce et nuancée de Léonie Tatou ne l’empêche pas de constater l’aliénation épistémique qui ressort de cette acculturation. Se demandant ce que son père en aurait pensé, elle ne propose pas non plus un « retour » à l’époque pré-coloniale, mais prend acte de ce que l’Afrique post-coloniale moderne doit conjuguer la blessure coloniale, marquée au fer rouge dans les esprits, avec le respect essentiel de ses racines culturelles et linguistiques, mais aussi avec les savoirs issus d’autres mondes, que ce soit le théâtre français du 18e siècle ou le patrimoine narratif des Samis, peuple autochtone de Scandinavie, pour se réinventer librement au présent, dans « un vivre ensemble harmonieux » (dixième feuillet).

L’amour de Léonie Tatou pour la langue française qu’elle manie si bien (cinquième feuillet), et pour la culture de ce pays, ne l’empêche donc pas de plaider avec passion, notamment dans le sixième feuillet, pour la valorisation des langues africaines et la sortie de la situation de diglossie[3] qui handicape tant de jeunes Africain-e-s. Mais là encore, pour elle, il ne s’agit pas de revenir au passé pré-colonial ou à un imaginaire de langues originelles « pures ». « La langue se fait greffière des mutations sociales », explique-t-elle en décrivant l’invention du camfranglais par les jeunes du Cameroun. Chaque langue se réinvente et s’adapte à l’histoire et aux contraintes externes. Explorer une langue, c’est explorer une histoire, une culture. Se réapproprier une langue, c’est se réapproprier cette histoire, cette culture.

Le récit de soi qui se construit dans cette missive est, pour Léonie Tatou, l’occasion d’une telle réappropriation, qu’elle concerne la vie dans un village camerounais, dans la banlieue parisienne ou à Garoua la belle, cette ville du nord du Cameroun où elle a fait l’expérience de la « différence culturelle » intra-camerounaise (quatrième feuillet) et découvert le fulfuldé[4], sa grande passion. Mais c’est aussi l’occasion de réfléchir sur le monde présent, de manière grave ou humoristique, comme lorsqu’elle raconte dans le troisième feuillet son apprentissage du numérique et des émoticônes et se réjouit de l’utilisation de ces technologies numériques pour renforcer les liens entre les membres dispersés d’une grande famille camerounaise, fracturée par l’immigration. Ses réflexions sur le monde du travail ou l’invisibilité du travail féminin, qu’elles soient illustrées par des lectures savantes, des observations ou des souvenirs, sont justes et pertinentes, tout comme sa vision du développement de l’Afrique ou ses remarques sur les écoles françaises « républicaines » désormais confrontées à la diversité culturelle et linguistique qui est le lot depuis toujours des écoles africaines. Léonie raconte aussi dans le douzième feuillet son engagement concret en faveur de ce développement qu’elle souhaite et qui a pris la forme, entre autres actions, de la création d’une association d’appui aux femmes de sa région d’adoption et d’une méthode d’intervention basée sur le « chant dialogué » : en route vers la création de communs! Voilà bien un exemple de la pensée Tatou : utiliser une forme culturelle bien enracinée pour agir sur les enjeux du présent. Léonie a aussi utilisé cette approche pour concevoir une approche en éducation sanitaire basée sur les médias traditionnels, par exemple les contes. Sa « méthode » est donc pour moi une illustration parfaite du dialogue des savoirs qu’appellent la justice cognitive et l’épistémologie du lien (Piron 2019), contre le mépris, le rejet et l’ignorance mutuelle des savoirs des un-e-s et des autres.

Je termine mon hommage à ce livre en soulignant sa pertinence pour la collection « Réflexivités et expérimentations épistémologiques ». De quoi s’agit-il, en fin de compte? D’un livre de souvenirs familiaux? D’une quête identitaire personnelle ou familiale? D’un essai d’anthropologie de l’Afrique? D’un bilan d’une vie de recherches jamais terminées? Ce livre est tout cela en même temps. Refusant les frontières entre la pensée et la vie, entre le savoir scientifique et les autres savoirs, il invente une écriture réflexive, savante et érudite sans prétention, brillante, vibrante, sans cesse nourrie d’idées et d’émotions qui s’interpénètrent et qui entraîne ses lecteurs et lectrices dans une réflexion tout aussi vivante, à la rencontre de l’histoire, du Cameroun, de la culture et de la pensée en mouvement.

Références

Damasio, Antonio. L’erreur de Descartes. La raison des émotions. Paris : Éditions Odile Jacob.

Métangmo-Tatou, Léonie. Pour une linguistique du développement. Essai d’épistémologie sur l’émergence d’un nouveau paradigme en sciences du langage. Québec et Yaoundé : Éditions science et bien commun.
https://www.editionscienceetbiencommun.org/?p=1170

Morin, Edgar. 2014. Enseigner la complexité pour vivre. Vidéo YouTube.
https://www.youtube.com/watch?v=Wsc0uDmwV6U

Morin, Edgar. 1990. Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1990, (réédition, Paris, Le Seuil, 2005).

Navarre, Maud. 2020. Introduction. Sciences humaines, dossier Penser par soi-même, numéro 323. https://www.scienceshumaines.com/penser-par-soi-meme_fr_41968.html

Piron, Florence. 2019. « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance ». In Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Sous la direction de Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron, chapitre 9, pp. 135-168. Québec : Éditions science et bien commun.
https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/neutralite/chapter/piron/

Ricœur, Paul. 1990. Soi-même comme un autre. Paris : Éditions du Seuil.

Sarr, Felwine. 2017. Habiter le monde. Essai de politique relationnelle. Montréal, Éditions Mémoire d’encrier.


  1. Extraits du résumé du livre.
  2. Au sens sociologique, puisque le Cameroun a été un protectorat et non une colonie.
  3. Situation linguistique d'un groupe humain qui pratique deux langues en leur accordant des statuts hiérarchiquement différents, l'une état survalorisée par rapport à l'autre..
  4. La langue du peuple peul/fulani.

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Dschang Paris Garoua Droit d'auteur © 2020 par Florence Piron est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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