2 Deuxième feuillet

Identité(s) et résilience

Sans aucun doute, les anthroponymes africains (mais pas seulement!) écrivent-ils l’Histoire — celle d’hier, mais également celle qui se construit sous nos yeux. Je verrais bien dans les divisions du temps une autre puissante clef de décryptage des spécificités des sociétés humaines. J’y réfléchissais en compulsant tes agendas avec une ferveur filiale légitime. Les uns sont gainés d’un cuir souple et odorant, les autres dorés sur tranche, à peine ternis par les ans, d’autres encore d’une grande sobriété. Tous fleurent bon les heures passées – la promesse des heures à venir, et toutes ces choses devant être faites, comme le suggère l’étymologie de ce mot. Et toi, tu y apparais d’une précision de chirurgien paradoxalement doublée d’une extraordinaire discrétion. Quelques mentions, dans tes agendas, demeurent obstinément laconiques : rien ne permet de dire dans la formule « Félicitations Mbonjo » qui, de ce monsieur ou de toi, fut le récipiendaire, un 24 juin 1958, desdites félicitations… ni le motif d’icelles…

Tu faisais la plupart du temps preuve d’une grande rigueur. Et le soin que tu mettais dans toute chose! Tous tes documents étaient conservés avec méticulosité. Cartes d’électeur, du parti, de membre de la Croix Rouge, agendas, bulletins de paie des employé-e-s de maison. Dans tes agendas, tu notais très précisément différents faits et événements de ta vie civile ou professionnelle : dans celui de l’année 1955, tu inscrivis la visite de ton ami Jean Tsobgny et de son épouse, maman Angèle, accompagnés de leurs enfants un dimanche 24 avril. Vos relations impressionnaient fortement nos esprits d’enfants : les deux papas étaient liés autant que, de leur côté, les deux mamans. Jamais elles ne s’appelaient par leur prénom. Toujours « mon amie ». Anne-Marie, Jacques, Maximin et les autres? Nos frères et nos sœurs, tout simplement. J’ai retrouvé une de leurs photos, légendée « Yaoundé le 11. 6. 1951 – Toulouse le 11 juin 1961 ». Ils l’avaient prise à Toulouse, avec leurs enfants, à l’occasion de leur dixième anniversaire de mariage. Sur le même agenda, quelques mois plus tard, le mardi 7 juin, tu notais la naissance du troisième enfant et deuxième fils de ton ami Pierre Gambo. Quelle précision! Un autre que toi se serait contenté de noter la naissance du deuxième fils, en passant outre la fille. Non, hélas, je n’exagère pas… Puis quelques semaines encore, le dimanche 26 juin, tu enregistrais la venue de Paul Dontsop et de Robert Kamanou; ils repartiraient le dimanche suivant. Encore un dimanche, le 21 août de la même année, tu reçus la visite de Martin Assongmo, le père de ma chère Arlette, accompagné de son cousin Gabriel Ngouné, tous deux proches parents de celui qui allait devenir mon compagnon. En ce temps-là, le samedi était ouvré : le dimanche restait donc le seul jour propice aux visites.

Quelques rares événements politiques sont aussi consignés, en cette veille des indépendances, à l’instar des émeutes violentes de Yaoundé le 27 mai 1955.

Tu te distinguais aussi par un débit maîtrisé dénotant la mesure, la pondération, trait que j’ai retrouvé avec une nostalgie émue chez mon époux qui n’a hélas pas eu la chance de te connaître. Notre oncle Michel avait tout de suite perçu cette proximité.

Un autre trait de ta personnalité : l’équité. C’est ainsi que tu considérais qu’à l’heure de se rendre à l’école, si la petite dernière était prête, les aînées, a fortiori, devaient l’être également. Pas question que le comportement des unes porte préjudice aux autres! Dès que la petite dernière s’était installée dans notre élégante 404 Peugeot couleur ivoire de l’époque, tu ne tardais pas à démarrer. Les grandes, cela ne t’avait sûrement pas échappé, devaient en fait mobiliser toutes leurs capacités de négociatrices pour obtenir que leur petite sœur ne se manifeste pas trop vite! C’était, pour les trois aînées, le temps des premiers émois… Déjà jeunes filles en fleur, elles se souciaient, bien entendu, de leur apparence. Mais jamais tu n’avais abandonné qui que ce soit à la maison! Il s’agissait pour toi de renforcer chez tes enfants le sens de la responsabilité, du respect d’autrui, de ce l’on appelle un peu crânement de nos jours le savoir vivre ensemble.

Une réflexion sur ce savoir vivre ensemble, justement, prit la forme, en 2013, d’un Colloque international qui eut pour thème « Éducation civique et intégration nationale : enjeux, défis et perspectives pour la construction d’un Cameroun exemplaire »[1]. Pourquoi une éducation à la citoyenneté? Entendons-nous d’abord sur les contours de la citoyenneté. Je te propose de considérer que ce vocable recouvre l’ensemble des conditions sociales qui permettent à une communauté d’atteindre ainsi que de maintenir son plein épanouissement en tant que groupe. Et ceci est valable, quelle que soit la nature ou la taille du groupe – famille, classe, association, nation. La citoyenneté permet non seulement la sauvegarde du groupe, mais aussi celle des biens communs et des biens individuels. Elle s’impose donc comme un des piliers de la société. Organisé par le Ministère de la Jeunesse et de l’Éducation civique, le colloque de Yaoundé trouvait sa justification dans un contexte où de nombreux acteurs et actrices de la vie sociale et politique déploraient, à raison, l’érosion des valeurs morales ainsi que de la cohésion sociale. Cet événement d’envergure (privilège fut accordé à ta fille de faire partie de la délégation de son université à ces assises) répondait à un appel pressant à une société plus respectueuse des valeurs citoyennes. C’est pourquoi il connut une très importante mobilisation de l’ensemble de la société camerounaise.

Pourquoi une éducation au mieux vivre ensemble ? Nous le savons, le sens du bien commun n’a rien d’inné, ni celui du respect de l’autre. Les philosophes nous enseignent que le rapport à la différence est fondamentalement problématique. Il est empreint de conflictualité ou de « bellicité », de velléités de stigmatisation, de subalternisation. Pas d’angélisme : il n’est que d’observer le petit homo sapiens dès qu’il devient conscient : l’attitude la plus normale chez lui, c’est le rejet de l’Autre. C’est le processus de socialisation qui finit par atténuer en l’humain des dispositions foncièrement narcissiques, à lui faire accepter les individus autres que cet être de symbiose qu’il ou elle forme avec sa mère. Il n’est que d’observer également les dispositifs comme l’endogamie qui nous indiquent qu’en  matière d’alliance matrimoniale, la recherche de l’Identique (d’où la préférence ethnique, religieuse…) est finalement la chose au monde la mieux partagée.

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui plus que de ton temps, le contexte de forte diversité que nous connaissons au Cameroun suggère que nous recherchions de façon concertée, opiniâtre, un équilibre intelligent, paradoxal, seul garant de la paix sociale. Équilibre entre la préservation des attributs fondamentaux de notre identité propre, d’une part, et, d’autre part, l’ouverture enrichissante et fécondante à autrui. La formation, qui traverse fondamentalement, de part en part, l’existence de l’individu, a un rôle fondamental à jouer dans ce processus.  Elle intervient dans différents espaces – l’espace privé du cercle familial, puis l’école, le cas échéant, et la cité – afin de construire et de renforcer l’apprentissage de l’altérité. L’École constitue un lieu fort, mais non exclusif, de l’éducation à la citoyenneté. Nous trouvons des libellés divers dans les curricula des cycles primaire, secondaire et même universitaire : « éducation à  la citoyenneté », précisément, mais aussi « civisme », « éducation civique », et dans une certaine mesure, l’ancienne « morale » de notre enfance. Au-delà des cadres disciplinaires visibles, le vivre ensemble s’exerce par la mise en place de compétences transversales : apprentissage des principes du travail collaboratif, du dépassement de soi, du respect de la déontologie aussi bien dans les exercices scolaires que dans les pratiques sportives, artistiques ou les expériences associatives.

De manière très concrète et très douce aussi, les merveilleux parents que vous avez été nous ont enseigné le respect de l’autre, le dialogue. Avec toi, nul autoritarisme. Il est arrivé que toi, le père de famille, tu nous appelles pour nous expliquer les tenants et aboutissants de telle action entreprise et devant laquelle l’une ou l’autre de tes enfants (Bernadette, si mes souvenirs sont exacts) avait exprimé son désarroi. Malgré la prééminence incontestable accordée socialement au paterfamilias, tu nous as appris la valeur de l’humilité et du pardon. Tu rêvais de créer un espace de socialisation qui aurait accueilli des enfants et des jeunes d’horizons divers. Tout aurait été prévu pour qu’ils et elles s’y imprègnent de ces valeurs de solidarité, de droiture, de respect de soi et de la nature, de respect l’autre qui t’étaient si chères.

Cela est d’autant plus important dans une société comme la nôtre – le Cameroun est bel et bien un microcosme de l’Afrique – où nous devons en permanence relever le défi de la diversité. Mais quelle société de nos jours, dans notre monde, peut se dire complètement à l’abri? Merci à Lambert, Mbii, le premier frater, de m’avoir fait découvrir l’ouvrage que lui avait dédicacé un élu français, Lucien Kemkeng. Selon cet auteur, en France, « les actions entreprises singulièrement par les associations ont fait passer la diversité du stade de fait de société au rang de valeur » (2012 : 70-71).

Dans ta correspondance, au fil des jours de tes agendas, toutes sortes de patronymes issus de territoires divers : Razafinsalama, Lobe, Guessogo, Rivière, Balotoken, Mahend, Mbonjo et tant d’autres compagnons d’armes en compagnie desquels tu menas une existence jalonnée de joies, de défis, de dépassements.

J’ai également trouvé dans ces précieux documents, tes agendas, des traces de la « semaine de huit jours» (pourquoi pas de la huitaine?) qui prévalait dans la culture bamiléké* avant le contact avec l’Occident, et qui demeure vivace jusqu’aujourd’hui. Du reste, depuis de nombreuses années, on trouve une reproduction du calendrier local dans de menus opuscules actuellement disponibles à Dschang chez les marchands ambulants des gares routières …et dans toute bonne librairie.

Manifestement, la rencontre bien souvent brutale de l’altérité n’a pas réussi à détruire un calendrier trop intimement lié aux réalités de la communauté qui le généra! Car qu’est-ce qu’un calendrier? Le Larousse nous éclaire : « système de division du temps en périodes adaptées aux besoins de la vie sociale » (c’est toi qui nous inculquas l’humble réflexe de la référence au dictionnaire). Laisse-moi donc souligner, dans la glose proposée, le passage en périodes adaptées aux besoins de la vie sociale. Fidèle à sa vocation de dictionnaire encyclopédique, le Larousse met en exergue l’intime correspondance entre l’organisation des activités d’une société donnée (échanges commerciaux, démarches matrimoniales, activités culturales, cérémonies funéraires, etc.) d’une part, et, d’autre part, l’institution des divisions du temps. Le calendrier devient dès lors, incontestablement, une écriture spécifique des choix sociétaux, une inscription de ces choix dans le matériau linguistique. La langue ne se contente pas de garder scrupuleusement la trace des choix que nous faisons en tant que communauté humaine. Elle se fait greffière des mutations sociales, tant sur le plan du statut, des répertoires que des usages. À la vérité, la solidarité est si étroite entre l’expérience sensible et la mise en mots de cette expérience que les usages linguistiques ont la capacité d’anticiper sur les mutations latentes, de les accompagner. Mais pour en revenir au calendrier, nous constatons que la semaine civile à l’occidentale, étroitement liée à la vision judéo-chrétienne de la création du monde en sept jours, est venue se superposer à notre calendrier local. Chaque jour est dès lors susceptible de porter deux appellations, l’une endogène, l’autre exogène, en fonction de la situation de communication. D’où un chevauchement de deux philosophies, de deux systèmes différents, voire concurrents, de division du temps.

J’ai observé qu’il arrivait que tu inscrives le jour de la semaine dans notre langue sur certaines pages de tes agendas. Nous faisons ainsi partie des rares privilégiés qui savent, en novembre 2017, que le jeudi 13 février 1958 fut un méta, jour de « Petit marché »!

Ces inscriptions, soigneusement consignées en marge du calendrier « ordinaire », sans autre commentaire, soulignent la persistance des références originelles. Au-delà de cela, elles signent probablement la conscience vive que tu possédais d’un vécu interculturel méconnu, insuffisamment valorisé, et que l’on commençait seulement à problématiser. Aujourd’hui, le champ des études postcoloniales ne renierait point la recherche de tels indices de résistance culturelle.

Le jeudi 13 février 1958 fut un méta… jour de « Petit marché »

Peut-être aurais-tu, un jour, approfondi cette idée encore au stade embryonnaire? Peut-être l’as-tu fait quelque part, dans quelque document, ou oralement dans un cercle de réflexion informel? Te connaissant, j’ai bien conscience que ces annotations manuscrites portées au fil des pages ne constituent en rien le signe d’une vision passéiste et figée. Elles mettent en visibilité une quête d’harmonie, un idéal de dynamique cohésive de la diversité. Je ne puis m’empêcher, à ce stade de ma missive, de te citer ce mot époustouflant de justesse du philosophe québécois Dufresne dans son article « Langue et identité ».

Quand on songe à la variété des éléments qui doivent être rassemblés et harmonisés pour créer une solide identité, on est pris de vertige. Les gènes, l’histoire — personnelle et collective —, l’économie, la société, la religion, tout entre dans la formule qu’on appelle « soi » (Dufresne, cité par Chareille, 2003, p. 114).

Au demeurant, comment viviez-vous en ce temps-là dans nos campagnes, tes petits camarades et toi? Quoi de particulier dans le mode de vie d’un enfant du début du siècle dernier, dans un village[2]des hauteurs de l’Ouest-Cameroun? Les travaux champêtres? Oui et non. Aujourd’hui, ces derniers y sont toujours pratiqués avec assiduité, quoique systématiquement cantonnés hors temps scolaire, pour les enfants tout au moins. La corvée d’eau[3]? Dans bien des localités, les bornes-fontaines se sont multipliées à la faveur d’initiatives caritatives de simples individus ou plus souvent des communautés locales organisées en associations, en comités de développement. De ton temps, la corvée d’eau et le ramassage du bois mort faisaient partie des tâches que nos si dynamiques grand-mères vous confiaient en se rendant aux champs, avant l’aurore. Au préalable, elles avaient activement ravivé les braises et réchauffé sur un coin du foyer les reliefs soigneusement réservés du repas de la veille. Elles les avaient répartis en plusieurs portions individuelles. Après vous être frugalement sustentés, mais avant de vous rendre à l’école, vous deviez vous acquitter des différentes tâches prescrites… Et au retour de ces dames, gare aux mollets de celui qui n’avait pas cru utile de respecter les consignes! Votre éducation s’assurait, tout naturellement contrôlée par la vigilance maternelle pendant la prime enfance, car, compte tenu de la prégnance, à cette époque-là, du schéma polygénique, le jeune enfant demeurait au tout premier chef celui de la mère. Votre enfance se déroulait ainsi, tantôt simple et tranquille, tantôt violemment marquée par les événements historiques dont peu devaient mesurer la portée réelle à cette époque-là.

Nul besoin pour vous de programme « Découverte de la nature » : la nature, c’était le quotidien dans lequel vous baigniez! Nul besoin de sessions spéciales d’apprentissage de votre langue maternelle. Votre langue maternelle, vous l’aviez acquise, ô temps bénis, tout à fait naturellement, dès le sein maternel, comme tous les enfants du monde… Aujourd’hui, la « langue maternelle » n’est véritablement plus que celle de la mère, voire de la grand-mère, pour toute une catégorie de citoyen-ne-s! L’invisibilisation à laquelle ces langues « maternelles » furent confinées dès l’époque coloniale a contribué à en faire, pour certain-e-s, des langues étrangères. Ils et elles ne les pratiquent pas plus qu’ils et elles ne pratiquent le chinois. L’expression s’est ainsi quasiment vidée de son sens, l’enfant accédant à la parole dans une tout autre langue que dans la langue théoriquement maternelle. Dans les villes, le français, comme le fulfulde* dans les régions septentrionales du Cameroun, ont énormément progressé dans cette fonction. Certes, la généralisation de ces sessions de vacances et plus encore l’inscription officielle de cours de langue et cultures nationales dans les programmes scolaires signalent un changement positif dans les représentations. Cela part incontestablement d’un bon sentiment et se justifie tout à fait aujourd’hui, dans un environnement où, sans ces mesures a priori salutaires, les langues du terroir se mourraient littéralement. Mais tu en conviendras avec moi, l’efficacité de ces cours ainsi que l’intégration véritable au niveau des pratiques dépendent largement de la réelle valorisation de nos langues par le milieu familial, singulièrement par les parents, et par la société dans son ensemble.

Passée la prime enfance, certains d’entre vous, les garçons surtout, orientés, encouragés et soutenus par un parent, un aîné, s’engagèrent dans des études primaires puis secondaires. Ce fut ton cas, dès 1934. Les années s’écoulaient, ponctuées par les vacances agréables que tu passais régulièrement dans la famille de ton fidèle ami Vincent Efon à Santchou, localité située plus au sud du département comme on peut le voir sur n’importe quelle carte de la région[4]. Les élèves les plus méritant-e-s se retrouvèrent ensuite dans la capitale et certain-e-s y fréquentèrent l’École supérieure de Yaoundé. C’est ainsi que, nanti des parchemins délivrés, tu intégras l’Administration du Travail en 1949 comme Adjoint d’administration. Dès l’année d’après, le 1er août 1950, tu épousas Marie Nguefack, charmante jeune fille née dans une famille profondément pieuse du quartier de la paroisse Sacré-Cœur de Dschang. Témoin de l’événement, une amie de la famille, à l’époque Madeleine Bimbia, maman Magni Tefak, toute jeune fille elle-même, se souvient du cortège qui s’ébranla après la noce, de l’église jusqu’au village, sous une douce brume. Une de ces fines brumes matinales de juillet-août dont nous parlent presque tendrement nos géographes…

À propos de tes beaux-parents, il faut dire qu’ils comptaient parmi les premiers à avoir embrassé le christianisme. En effet, des familles conquises à la nouvelle religion, venues de toute la région de l’Ouest-Cameroun, s’étaient réfugiées autour de l’Église Sacré-Cœur de Dschang, constituant une enclave cosmopolite en plein territoire foto*, une véritable oasis de fraternité. Mus par le zèle d’un prosélytisme naissant, certain-e-s d’entre elles eurent même suffisamment de foi et d’assurance pour retourner dans leur village d’origine en vue de ramener qui un jeune frère, qui un père ou une mère! J’ai remarqué que du fait de la naissance de leurs jumelles, Marie Nguefack et Marthe Donfack, les ci-devant Kenchoung Philippe et Tsobjio[5] Suzanne avaient purement et simplement changé de nom usuel pour devenir respectivement, même dans les registres d’état civil, Tagni* Philippe et Magni* Suzanne! Cela nous semble complètement surréaliste aujourd’hui, mais le changement de nom était tout à fait naturel dans des circonstances oralement, mais clairement codifiées par la société. Une naissance d’un type particulier, gémellaire notamment, l’héritage ou l’acquisition d’un titre de notabilité, etc. pouvaient donner lieu, en toute légitimité, à un changement officiel d’identité[6].

De nos jours, la prégnance de la culture écrite (et particulièrement l’utilisation de documents tels que la carte d’identité) entraîne la disparition presque totale de cette pratique. En effet, les documents officiels ne sauraient prendre en compte les événements particuliers de la biographie d’un individu. Dans le contexte actuel, de telles modifications ne seraient pas ingérables dans l’absolu, tu en conviendras avec moi, mais elles compliqueraient sérieusement la gouvernabilité de la cité. Du reste, la rectification de nom, bel et bien prévue par la loi camerounaise, reste soumise à une stricte réglementation, l’autorité se réservant le droit de juger, selon des critères qui lui sont propres, de la légitimité de la démarche.

Concernant les naissances gémellaires (diversement accueillies, du reste, selon les cultures), on peut noter, ici et là de par le monde, une tendance assez bien établie d’attribuer aux jumeaux et aux jumelles des prénoms qui se font écho. Seule une étude systématique pourrait ou non valider l’hypothèse, ici, d’un invariant culturel. Exemple? Marthe et Marie, nos deux tendres mères, couple symbolique et si parfaitement complémentaire de deux sœurs dans les Saintes Écritures. Je te citerai aussi le cas des petits Parisiens Adam et Noé, dont la photo trône quelque part dans mon séjour[7] (tout près d’une Christel radieuse au bras de Charles, son époux), et dont les noms rappellent les deux personnages emblématiques de la Bible qui inaugurèrent chacun un règne : le premier à la Création et le second après le Déluge. Cela semble limpide, a posteriori, mais j’avoue que je n’ai identifié cette correspondance que grâce à un contributeur éclairé. Une seule main ne peut lier un fagot! Il y aura ensuite ces adorables jumelles nées aux États-Unis. C’est d’abord au niveau des sons en finale de leurs prénoms qu’il faudrait rechercher les résonances : Noëlle, Gabrielle. Dans le cas d’espèce, le décryptage révèlerait, au-delà du strict jeu des assonances et allitérations, que le jeune papa se prénomme lui-même Joël. Et l’on découvrirait, en remontant à la génération précédente, une grand-mère Noëlle (née un mois de décembre) d’un côté, et, de l’autre, un grand-père Gabriel…

Ayant remarqué tout cela, nous n’aurions pas encore épuisé ni les correspondances ni les symboles, car il y a là, pour reprendre Charles Baudelaire, « comme de longs échos qui de loin se confondent »[8].


  1. Voir le site http://www.minjec.gov.cm/images/integration/colloque.pdf
  2. J’ai failli écrire « petit village »! Peux-tu le concevoir? Peut-on imaginer jusqu’où peut aller s’embusquer une imagerie exotique contre laquelle on veut précisément s’insurger? Difficile, réellement, de se déprendre de la stéréotypie ambiante, de penser en dehors des cadres!
  3. «Pourquoi parler de corvée? » m’objecteront certains esprits chagrins en mal de clichés folkloristes. Que l’on veuille bien me pardonner, mais j’affirme, au risque de scandaliser, que « l’eau qui sort du mur » me convient parfaitement…
  4. Ce fut lui qui me tint littéralement par la main lorsque sonna l’heure de poursuivre, comme vous l’aviez prévu, mes études supérieures à l’étranger. Quand à son tour, il nous quitta, il n’était plus « aux affaires », et donc fut oublié par certains… Cela n’empêcha pas notre mère de se joindre à ceux et celles qui l’accompagnèrent à sa dernière demeure. Sa sœur cadette, madame Foalem, que maman avait toujours appelée Alice Matok, en fut profondément touchée.
  5. Nom dont j’ai hérité sous la forme erronée « Tsobozé »… fantaisie de l’officier d’état-civil en service le jour où tu déclarais ma naissance.
  6. Tagni et Magni désignent le père et la mère de jumeaux (avec des variantes dialectales). Les peuples de l’Ouest-Cameroun ont tellement magnifié les naissances gémellaires qu’ils attribuent des titres spécifiques aux parents de jumeaux; ce traitement particulier s’étend même aux grands-parents qui se voient désormais désignés par une formule approximativement traduisible par Tagni ou Magni senior… Dans la région de Dschang, les jumeaux eux-mêmes et leurs puinés se distinguaient, mais cela se perd, par des noms avec finale en -ack. Notons que la transcription -ck relève vraisemblablement d’habitudes orthographiques anglaises ou allemandes héritées de l’époque coloniale. Cette association des deux consonnes c + k pourrait paraître redondante pour un scripteur francophone… Dans quelques cas isolés, cette finale -ck apparaît sous la forme -cq ou encore simplifiée en -c ou en -k (comme dans les noms Guimfacq, Tsalefac et Téfak).
  7. Si Assia Tourneux, leur maman, pouvait imaginer les regards interrogatifs que suscitent leurs si claires frimousses! Des regards? La facétieuse Micheline Tsamo, elle, n’hésita pas, à m’interroger.
  8. Charles Baudelaire (1857) « Correspondances », dans le recueil Les fleurs du mal.

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